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Article de presse: Le modèle suédois

Publié le 17/01/2022

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16 septembre 1973 - Les trois cents pilotes de mer en grève depuis vingt-quatre jours ont repris leur travail dans les ports suédois la semaine dernière. Ils réclamaient le droit de négocier directement leurs salaires avec l'office d'Etat chargé des conventions collectives, en court-circuitant l'échelon supérieur de l'appareil syndical. Le " tribunal du travail " leur a donné tort.... Les pourparlers entre le patronat et les ouvriers d'usine, d'une part, entre l'Etat et les communes et leurs fonctionnaires, d'autre part, s'étirent. C'est la plus longue négociation de salaires de l'histoire de la Suède : six mois... A Stockholm, lors de la fête du 1ermai, les travailleurs arboraient à la boutonnière un badge réclamant " l'égalisation des revenus "... Ce ne sont là que de petits faits mais que le visiteur est tenté de relier entre eux. La fameuse égalité des revenus, le style presque parfait des relations entre le patronat et les syndicats et entre les syndicats et les travailleurs, bref le " socialisme " suédois comme on dit, tout cela ne serait-il que mythe ? En fait, il semble bien que les Suédois soient aujourd'hui à la croisée des chemins. Pour ce pays " socialiste ", dans lequel 95 % des moyens de production sont encore propriété privée, le choix est maintenant entre passer réellement au socialisme, comme le demandent certains jeunes militants à la veille du congrès du parti, ou y renoncer, en accédant au voeu de ceux qui pensent que " le temps des grandes réformes sociales est clos " et que l'heure est à la compétition économique. Justice sociale ou efficacité ? Intervention publique généralisée ou liberté d'entreprendre, de concentrer, de licencier, de payer ou de ne pas payer ? Entre les extrêmes, la voie est malaisée mais il semble difficile que la " société anonyme Suède " puisse continuer longtemps d'être le pays de l'intervention financière publique dans le domaine social et le pays du laisser-faire dans le domaine de l'orientation industrielle. " L'admiration et l'enthousiasme des visiteurs sont sans doute très flatteurs pour nous mais ils ne sauraient nous faire oublier les difficultés réelles que nous rencontrons depuis plusieurs années en raison des mutations de notre industrie et de la nécessité de rester compétitifs ", déclarait, il y a quelques semaines, M. L. Backlund, économiste d'une grande banque, à des membres de la jeune Chambre économique française en visite à Stockholm. La marche des Suédois vers une économie plus humaine a en effet été freinée, voire stoppée, depuis 1966, par les violentes, conversions de l'industrie. " Violentes ", le mot est d'un chef d'entreprise : en quatre ans, les fusions et regroupements divers ont été aussi nombreux que pendant les dix-huit années précédentes. En matière économique, le résultat est positif, malgré une détérioration de la balance des paiements : alors que la concurrence internationale s'est intensifiée, que les salaires déjà élevés et les charges sociales des firmes suédoises ont continué d'augmenter, les exportations se sont développées à un rythme rapide. Le secret de cette croissance? Une élévation étonnante de la productivité et une programmation rigoureuse des investissements. Un des exemples les plus frappants est celui de Volvo. En vingt ans, sa production exportée est passée de 24 % à 58 % (ce qui, il est vrai, est un peu dans la nature des choses dès lors que l'on fabrique des voitures de luxe dans un pays de huit millions d'habitants). En 1950, il fallait quarante-cinq heures de travail pour fabriquer un moteur, il en faut aujourd'hui quatre et demie. En 1964, le montage d'une Volvo à Göteborg représentait pour un ouvrier une journée et demie de travail. En 1968, à peine une journée. Cette amélioration de la productivité s'explique en partie par la paix sociale qui caractérise les relations entre employeurs et ouvriers, déclare-t-on à Volvo : les augmentations de salaires sont élevées-de 7 % par an en moyenne-mais celles-ci une fois acquises, après des négociations serrées, la direction est certaine qu'elle aura la paix pendant toute la durée du contrat, de deux à trois ans. Il y a cependant un revers à la médaille. Les nombreuses conversions et rationalisations ont aggravé le chômage. Elles ont " soudainement porté atteinte à ce que la grande majorité des Suédois considéraient comme un privilège : la sécurité de l'emploi, l'un des fondements de la bonne entente des partenaires sociaux ". Des mesures administratives ont été prises, semblables à celles qui ont été adoptées en France : les bureaux de placement, qui jusqu'alors enregistraient simplement les demandes et offres d'emploi, ont été chargés d'inviter les employeurs à créer des postes. Les délais d'information préalable du personnel ont été portés à deux mois pour tout licenciement collectif touchant cinq à cinquante personnes (un mois en France depuis février dernier), trois mois pour cinquante et un à cent salariés (un mois en France), quatre mois au-delà de cent licenciements (deux mois au-delà de deux cents et trois au-delà de trois cents en France). Malgré ces efforts de préavis, malgré surtout l'effort de formation, le dogme de la sécurité de l'emploi est ébranlé. Les Suédois peuvent être congédiés à n'importe quel âge et se retrouver sans emploi plusieurs mois durant. A cinquante-sept ans, un ouvrier peut être mis à la porte. Certes, ces chômeurs reçoivent un revenu de remplacement satisfaisant, mais le droit au travail est bafoué, et certains-tel ce préretraité de cinquante-sept ans qui, tous les matins et à la pause de midi, venait retrouver ses compagnons de travail à la porte de l'usine-ne s'en remettront jamais. L'imagerie d'Epinal ramenée de Suède par ceux qui la visitent veut que " la société suédoise marche sans relâche vers une égalisation progressive des chances de réussite, des revenus et des fortunes ". C'est une marche qui, en trente ans, a permis aux travailleurs scandinaves de parcourir beaucoup de chemin. En outre, la démocratisation de l'enseignement, le nombre des services gratuits, l'importance des prestations sociales ont considérablement amenuisé les disparités des fortunes. La réduction de la durée du travail a aussi contribué à cette égalité : il y a vingt ans, les cadres moyens et les fonctionnaires jouissaient déjà de quatre semaines de congés payés et ne travaillaient que quarante-deux heures par semaine aujourd'hui, ils ont toujours les mêmes conditions de travail, mais les ouvriers les ont rejoints (il y a vingt ans, ces derniers n'avaient qu'une semaine de congés payés et travaillaient quarante-huit heures par semaine). Mais, depuis quelque temps-et surtout depuis 1966 et la grève des professeurs,-le processus d'égalisation des revenus s'est non seulement ralenti mais inversé. " Cette inégalité pose un problème embarrassant à la politique syndicale ", admet le syndicat unique L.O. (Landsorganisationenisverige). Il est des chiffres que personne ne souhaite publier car ils révèlent une nette disparité des salaires d'abord, des revenus ensuite, selon les secteurs industriels, selon les régions et selon les sexes (un comité royal, chargé d'étudier cette question, n'a pas encore osé rendre publics les résultats). Selon certaines enquêtes, en 1967, dans le Gotland, une femme gagnait en moyenne 6,84 couronnes par heure dans l'industrie textile; à Stockholm, un " métallo " recevait 12,88 couronnes et un carreleur plus de 20 couronnes. Au moment où le fossé semble se creuser entre les hauts et les bas salaires, le gouvernement suédois s'aperçoit qu'il ne peut plus espérer le combler en recourant à l'arme favorite des justiciers sociaux, la fiscalité directe, et cela paradoxalement parce qu'il n'y a pas assez de hauts revenus à taxer ! La Suède est malade de l'égalité sociale, ce qui l'oblige à recourir, dans une proportion croissante, à la fiscalité indirecte, plus injuste socialement parlant, pour subvenir à ses dépenses publiques dont le volume croît évidemment au rythme du perfectionnement... de sa politique sociale : en 1968, l'Etat tirait 48 % de ses ressources des taxes indirectes contre 45 % en 1950. Ajoutons à cela que les cadres suédois ont trouvé le " contre-poison " à la fiscalité directe en exigeant que leurs augmentations de salaires soient calculées impôts déduits, ce qui, bien évidemment, accélère les hausses de prix et l'inflation. Une précision : si le gouvernement de Stockholm avait doublé l'impôt sur les héritages ou sur la fortune, cette mesure n'aurait fourni aux finances publiques qu'une somme égale à 1 % du produit de la T.V.A. Certains pensent que le ralentissement du processus d'égalisation des revenus est inévitable et que l'accroissement des impôts indirects est, à tout prendre, moins injuste dans une économie où les revenus sont aussi élevés (second rang mondial derrière les Etats-Unis). Tout le monde n'accepte pourtant pas ces explications. Les syndicalistes de la LO, les jeunes socialistes des cabinets ministériels ou des associations contestataires, comme le Groupe des philosophes, estiment que la redistribution des revenus par le canal du budget est insuffisante. Ils considèrent que la part du revenu transféré (plus de 41 % du produit national, compte tenu du budget des communes) pourrait être plus forte. Le congrès socialiste de septembre sera dominé par ce problème. D'ores et déjà, à Stockholm comme en province, dans toutes les entreprises, les militants du parti et les syndicalistes ont créé des commissions pour photographier la répartition actuelle des revenus et proposer une nouvelle étape vers l'égalité. Le temps des réformes est-il vraiment dépassé ? La plupart des employeurs estiment qu'on ne peut aller au-delà de la charge sociale actuelle-la plus élevée du monde-dans une économie vouée à l'exportation. JEAN-PIERRE DUMONT Le Monde du 1er-2 juin 1969

« compagnons de travail à la porte de l'usine-ne s'en remettront jamais. L'imagerie d'Epinal ramenée de Suède par ceux qui la visitent veut que " la société suédoise marche sans relâche vers uneégalisation progressive des chances de réussite, des revenus et des fortunes ". C'est une marche qui, en trente ans, a permis aux travailleurs scandinaves de parcourir beaucoup de chemin.

En outre, ladémocratisation de l'enseignement, le nombre des services gratuits, l'importance des prestations sociales ont considérablementamenuisé les disparités des fortunes.

La réduction de la durée du travail a aussi contribué à cette égalité : il y a vingt ans, lescadres moyens et les fonctionnaires jouissaient déjà de quatre semaines de congés payés et ne travaillaient que quarante-deuxheures par semaine aujourd'hui, ils ont toujours les mêmes conditions de travail, mais les ouvriers les ont rejoints (il y a vingt ans,ces derniers n'avaient qu'une semaine de congés payés et travaillaient quarante-huit heures par semaine). Mais, depuis quelque temps-et surtout depuis 1966 et la grève des professeurs,-le processus d'égalisation des revenus s'estnon seulement ralenti mais inversé.

" Cette inégalité pose un problème embarrassant à la politique syndicale ", admet le syndicatunique L.O. (Landsorganisationenisverige).

Il est des chiffres que personne ne souhaite publier car ils révèlent une nette disparité des salairesd'abord, des revenus ensuite, selon les secteurs industriels, selon les régions et selon les sexes (un comité royal, chargé d'étudiercette question, n'a pas encore osé rendre publics les résultats). Selon certaines enquêtes, en 1967, dans le Gotland, une femme gagnait en moyenne 6,84 couronnes par heure dans l'industrietextile; à Stockholm, un " métallo " recevait 12,88 couronnes et un carreleur plus de 20 couronnes. Au moment où le fossé semble se creuser entre les hauts et les bas salaires, le gouvernement suédois s'aperçoit qu'il ne peutplus espérer le combler en recourant à l'arme favorite des justiciers sociaux, la fiscalité directe, et cela paradoxalement parce qu'iln'y a pas assez de hauts revenus à taxer ! La Suède est malade de l'égalité sociale, ce qui l'oblige à recourir, dans une proportioncroissante, à la fiscalité indirecte, plus injuste socialement parlant, pour subvenir à ses dépenses publiques dont le volume croîtévidemment au rythme du perfectionnement...

de sa politique sociale : en 1968, l'Etat tirait 48 % de ses ressources des taxesindirectes contre 45 % en 1950. Ajoutons à cela que les cadres suédois ont trouvé le " contre-poison " à la fiscalité directe en exigeant que leurs augmentationsde salaires soient calculées impôts déduits, ce qui, bien évidemment, accélère les hausses de prix et l'inflation.

Une précision : si legouvernement de Stockholm avait doublé l'impôt sur les héritages ou sur la fortune, cette mesure n'aurait fourni aux financespubliques qu'une somme égale à 1 % du produit de la T.V.A. Certains pensent que le ralentissement du processus d'égalisation des revenus est inévitable et que l'accroissement des impôtsindirects est, à tout prendre, moins injuste dans une économie où les revenus sont aussi élevés (second rang mondial derrière lesEtats-Unis). Tout le monde n'accepte pourtant pas ces explications.

Les syndicalistes de la LO, les jeunes socialistes des cabinetsministériels ou des associations contestataires, comme le Groupe des philosophes, estiment que la redistribution des revenus parle canal du budget est insuffisante.

Ils considèrent que la part du revenu transféré (plus de 41 % du produit national, compte tenudu budget des communes) pourrait être plus forte.

Le congrès socialiste de septembre sera dominé par ce problème.

D'ores etdéjà, à Stockholm comme en province, dans toutes les entreprises, les militants du parti et les syndicalistes ont créé descommissions pour photographier la répartition actuelle des revenus et proposer une nouvelle étape vers l'égalité. Le temps des réformes est-il vraiment dépassé ? La plupart des employeurs estiment qu'on ne peut aller au-delà de la chargesociale actuelle-la plus élevée du monde-dans une économie vouée à l'exportation. JEAN-PIERRE DUMONTLe Monde du 1 er-2 juin 1969. »

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