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ARTICLE DE PRESSE: Le retour du défi américain

Publié le 17/01/2022

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5 décembre 1995 - Quand des Japonais rencontrent des Européens, de quoi parlent-ils ? Ils parlent des Etats-Unis. Mais alors que, au début des années 90, lorsqu'ils se retrouvaient entre eux, patrons nippons et européens s'accusaient mutuellement de vouloir construire des " forteresses " et s'interrogeaient sur le " déclin " de l'Amérique, aujourd'hui, lorsqu'ils se réunissent, ils s'inquiètent d'abord de la puissance retrouvée de l'économie américaine. " L'Amérique est de retour. " Le constat ne vaut pas en effet que sur la seule scène diplomatique, un domaine dans lequel l'Oncle Sam n'hésite pas à se comporter parfois avec une certaine désinvolture. Le retour est plus frappant encore dans le champ économique. Réunis du 30 novembre au 3 décembre à Lyon par l'Institut Aspen France autour de Raymond Barre pour une quatrième conférence Europe-Japon, une cinquantaine de dirigeants économiques des deux régions (des chefs d'entreprise, des responsables politiques, des universitaires...) se sont en effet largement retrouvés sur ce même diagnostic. On a beaucoup cité, au cours de ces quatre jours, Le Défi américain, ce livre publié par Jean-Jacques Servan-Schreiber dans les années 60. Face aux difficultés que connaissent le Japon et l'Europe, l'Amérique affiche, il est vrai, une belle santé. L'archipel traverse sa plus grave crise économique depuis la seconde guerre mondiale. Sous l'effet d'un yen fort et du dégonflement de la bulle spéculative née des années 80, il vit sa quatrième année consécutive de stagnation, un choc pour une économie habituée à des rythmes de croissance supérieurs à 5 %. Et les assurances d'une reprise prochaine données par les bureaucrates japonais à leurs homologues européens ne parviennent pas à convaincre. L'Europe ne va pas vraiment mieux. La reprise n'y aura duré qu'une bien courte période à peine deux ans en France. Sur le vieux continent, le chômage reste massif :au-dessus de 10 %. Les deux régions souffrent enfin d'un vieillissement accéléré et d'une grande méfiance à l'égard de l'arrivée d'une population étrangère jeune et active. En face, sur la troisième pointe du triangle, aux Etats-unis, l'économie affiche en revanche des performances spectaculaires. Défiant les théories classiques du cycle conjoncturel, la croissance américaine entre en effet maintenant dans sa cinquième année. Comme le soulignait encore la semaine passée les experts de l'OCDE, il n'y a, outre-Atlantique, toujours aucun signe d'une reprise de l'inflation. Le chômage y est au plus bas : à 5,6 %. Les entreprises se sont restructurées et ont réalisé des gains de productivité considérables. Elles ont démontré, dans l'automobile, l'armement et la banque par exemple, une capacité de rebond qui fait l'admiration des Japonais comme celle des Européens. Signe de cette confiance retrouvée, la Bourse de Wall Street vole de record en record. Ce retour de l'Amérique concerne presque toutes les industries. Les Etats-Unis continuent certes à contrôler le marché mondial du pétrole. Ils conservent une influence forte sur celui des produits alimentaires l'un des secteurs déterminants pour l'avenir. Grâce à un effort considérable de rationalisation et de restructuration engagé depuis le milieu des années 80, les Américains ont retrouvé leur leadership dans nombre d'industries traditionnelles. Ils sont aussi toujours largement en avance dans l'internationalisation de leur industrie. D'après l'administration japonaise, la production des entreprises sous influence américaine réalisée hors du territoire des Etats-Unis représente plus de 25 % du PIB américain. Cette proportion ne serait que de 10 % à 15 % pour les Européens, de 6 % pour les Japonais. Mais ce qui inquiète davantage, c'est la " véritable domination mondiale " acquise par les Américains dans les industries du XXIe siècle : la finance, le multimédia et les industries culturelles. Japonais et Européens constatent, ensemble, l'avance prise par les Etats-Unis dans toutes ces activités liées à la société de l'information et de la communication. Déjà meurtris par quelques affronts significatifs comme les sanctions infligées à New York par les Américains aux groupes nippons Daïwa et Nomura , les Japonais ont aussi subi de lourdes pertes outre-Atlantique dans l'immobilier ou dans le cinéma. Ils souffrent aujourd'hui de voir l'Amérique prendre sa revanche dans les secteurs de pointe. Les signes de l'avance américaine y sont multiples. Les Etats-Unis ont une véritable politique industrielle : Al Gore et son projet pourtant très peu doté financièrement sur les autoroutes de l'information font l'envie des Japonais et des Européens. Ils ont la technologie. Ils sont en train de se constituer des groupes industriels puissants les Microsoft, Time Warner, etc. Ils multiplient les expérimentations et disposent déjà d'une infrastructure importante. Plus de 40 % des ménages possèdent un ordinateur personnel (un PC) aux Etats-Unis. Ils ne sont que 10 % en France. Près de la moitié des cadres américains travaillent quotidiennement avec leur PC : 10 % à peine au Japon. Dominants par leur avance dans les secteurs les plus prometteurs, les Américains le restent aussi par leur monnaie le dollar et par leur langue. Japonais et Européens s'inquiètent du fait qu'ils sont, les uns et les autres, de plus en plus dépendants d'une information en anglais, diffusée par des médias sous influence américaine. Avec l'extension des réseaux multimédias, la langue anglaise et la culture qu'elle transporte devraient voir encore leur domination se renforcer. La force de l'Amérique, c'est en réalité sa capacité d'adaptation à l'actuel mouvement de mondialisation auquel font face tous les pays industriels. Le signe le plus tangible de cette force, l'Amérique le révélerait sur le terrain de l'emploi. Japonais et Européens s'émerveillent ainsi de l' " extraordinaire floraison d'emplois " à laquelle on assiste aux Etats-Unis au cours des dernières années, des emplois nouveaux concentrés dans les activités de service. " Aux Etats-Unis, chacun cherche à se donner son emploi, alors qu'en Europe comme au Japon, l'emploi est donné par des institutions " : ce serait là l'un des secrets de l'Amérique, de sa plus grande flexibilité. Si l'Amérique est redevenue (mais avait-elle jamais abandonné ce statut?) la principale puissance économique mondiale, elle n'en continue pas moins de souffrir de certaines faiblesses, souvent soulignées de ce côté-ci de l'Atlantique. Ainsi, elle n'arrive pas à imposer toujours sa loi dans les affaires du monde : Bill Clinton a dû réduire ses ambitions aussi bien à Osaka le mois dernier au sommet de l'APEC qu'à Madrid, le 3 décembre 1995, lors du sommet euro-américain. A chaque fois, ses partenaires ont revendiqué et obtenu la capacité de définir eux-mêmes le rythme de leur libéralisation commerciale. Les faiblesses américaines, ce sont cependant surtout et toujours un système d'éducation profondément malade, une organisation médicale mal adaptée et une situation menaçante dans les ghettos urbains. C'est aussi la crise de l'épargne : les Etats-Unis restent incapables d'assurer par eux-mêmes le financement de leur développement. Les Japonais et les Européens pensent tenir, avec leur capacité d'épargne, une supériorité sur l'Amérique. L'opposition entre l'Europe et le Japon d'une part, l'Amérique de l'autre, c'est finalement le conflit entre d'un côté des économies vieillissantes et tentées par le repli et, de l'autre, une économie ouverte et offensive. C'est la confrontation entre des nations qui s'appuient sur leur épargne et une puissance qui parie sur les nouvelles technologies. L'Europe, le Japon et les Etats-Unis sont confrontés à un même défi : celui de la mondialisation, celui de leur entrée dans la société de l'information. Pour l'instant, l'Amérique fait preuve d'une meilleure capacité d'adaptation. L'issue du combat reste pourtant encore incertaine. La manière dont l'Europe gérera sa transformation sociale et le Japon sa mutation financière sera, à cet égard, décisive. ERIK IZRAELEWICZ Le Monde du 9 décembre 1995

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