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Article de presse: L'entreprenant

Publié le 17/01/2022

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capitalisme chilien a un coût social très élevé 9-10 avril 1997 - Le président du Chili, Eduardo Frei, est en France, mercredi 9 avril, pour une visite d'Etat de deux jours. Le voyage de M. Frei est son premier à Paris en tant que chef d'Etat et constitue la deuxième visite officielle d'un président chilien depuis le retour du pays à la démocratie, en 1990, une "démocratie particulière, où il y a des limites à ne pas franchir", précise un intellectuel de Santiago. Lorsque, après quelque vingt ans d'exil français, Anna est rentrée au Chili, au début des années 90, le pays avait tellement changé qu'elle n'est pas arrivée à s'y faire. Quelques années plus tard, elle n'est toujours pas remise. Ils sont ainsi des dizaines de milliers, anciens partisans ou sympathisants du gouvernement socialiste renversé en 1973 par le général Pinochet, à tenter de retrouver leurs marques. Ce n'est pas que leur situation économique soit plus mauvaise que celle de leurs concitoyens. Elle serait même plutôt meilleure, ce qui ne va pas sans susciter quelque agacement jaloux chez ceux qui leur reprochent d'avoir abandonné le pays alors qu'il était au plus mal. Déjà formés au moment du coup d'Etat ou instruits plus tard, dans les universités et les écoles de l'exil, les anciens bannis sont revenus avec un métier, un savoir-faire ou, au minimum, la certitude de pouvoir compter sur la solidarité d'anciens camarades. Mais le mal dont ils souffrent n'en est pas moins profond : ils ne reconnaissent plus leur terre. Comme si en vingt ans le Chili avait plus changé qu'en deux siècles. "De notre temps, la société était sans doute moins développée, mais elle était fraternelle, se plaint Anna. Nous étions solidaires, nous nous identifiions au progrès et à un avenir commun, nous voulions que tous puissent profiter du bien-être, nous n'envisagions pas d'autre amélioration que collective. Aujourd'hui..." Aujourd'hui, le Chili veut oublier son passé, étale sa réussite économique et chante un hymne permanent à l'individualisme et à la performance, à l'image de cette publicité qui, dans le métro de Santiago, astiqué comme un hall d'hôpital, invite le passant à faire partie du "camp des gagneurs" en rejoignant les rangs d'une société de protection privée. En moins de cinq ans, des dizaines d'immeubles d'acier et de verre ont surgi, faisant disparaître une à une les maisons patriciennes qui faisaient le charme un peu désuet de la capitale. Le parc des voitures a été complètement renouvelé et le téléphone, autrefois si difficile à obtenir, est aujourd'hui chose banale. Ce pays jadis "européen" se tourne désormais vers les Etats-Unis ou l'Asie, se comparant volontiers au jaguar, nom dont le gratifia un jour une notabilité française qui cherchait un équivalent au tigre d'Extrême-Orient. Ici, chaque homme d'affaires se plaît à vanter les 6 à 7 % de taux annuel de croissance, décrit avec délice les succès qui font du Chili un exportateur brillant et du Chilien un entrepreneur efficace, capable de saisir chaque occasion, des fruits de contre-saison au saumon d'élevage, du cuivre au bois. Désengagement de l'État Lancées sous Pinochet, les privatisations n'ont pas ralenti sous Patricio Aylwin et Eduardo Frei, ses deux successeurs démocratiquement élus après la fin de la dictature. La compagnie aérienne nationale Lan Chile, les lignes de chemins de fer, les centrales thermiques ont été vendues. Les routes et les autoroutes, l'eau, les aéroports et l'assainissement pourraient bientôt être concédés à des sociétés privées. Confortablement adossé aux quelque 26 milliards de dollars (environ 147 milliards de francs) collectés par les fonds de pension privés, le capitalisme chilien est entreprenant. Au point d'en remontrer dans l'orgueil à son voisin argentin, rival de toujours, chez qui il investit massivement en lui rachetant des pans entiers de son économie en voie de privatisation. Quant à l'Etat, son désengagement est tel qu'il trône sur un excédent budgétaire qui lui permet de rembourser ses dettes par anticipation. Ce dynamisme-là a un coût social : 25 % de pauvres, exclus, même s'ils sont salariés d'un système où la compétition est impitoyable. Foin de l'ancienne culture qui faisait de l'Etat le redresseur des inégalités en même temps que l'initiateur du développement. L'éducation publique est délabrée faute de locaux et d'éducateurs, la plupart des élèves n'ont droit qu'à un enseignement à mi-temps et il n'existe dans le pays d'autres universités que privées, au demeurant fort performantes. Quant aux hôpitaux publics, ils étalent leur misère à quelques mètres à peine des cliniques privées, qui ne manquent d'aucune des ressources humaines et matérielles qui font la médecine moderne. Même si le gouvernement paraît aujourd'hui s'inquiéter des conséquences sociales de sa politique, personne, hormis le Parti communiste, dont l'influence est limitée, ne semble vouloir remettre en cause le modèle. Le Parti socialiste, qui maniait autrefois un discours révolutionnaire, adhère à la doctrine économique majoritaire, confiant dans les chances de son futur candidat à l'élection présidentielle de 1998. Une volonté d'oubli affichée Entre conformisme et douloureux souvenirs, il n'est pas bienséant de parler du passé, de fouiller les mémoires pour en faire émerger l'histoire encore chaude. Deux réalités contraires coexistent en silence. Le 11 septembre, jour anniversaire du coup d'Etat de 1973, a son avenue dans le quartier chic de Providencia, tandis que Salvador Allende, le président renversé et poussé au suicide, a son monument dans le grand cimetière de Santiago. On se tait et on fait mine d'oublier, le regard tourné vers l'avenir, pour ne pas avoir à affronter les responsabilités d'hier. Les divisions d'autrefois et ses sanglantes conséquences des centaines de milliers d'exilés, des milliers de disparus, l'opprobre international sur le pays sont de l'ordre du politique. Le consensus d'aujourd'hui et ses bénéfiques effets, la modernisation, l'élévation du niveau de vie, le retour remarqué du Chili sur la scène mondiale est d'ordre économique. Une volonté d'oubli affichée jusqu'à la caricature : dans les librairies de Santiago, le dernier livre qui retrace l'histoire du pays depuis les origines s'arrête opportunément en 1973, juste avant le coup d'Etat. Le débat politique en est réduit à quelques passes mouchetées, comme s'il fallait surtout ne pas exciter les vieux démons susceptibles de faire rechuter le malade. Ce n'est qu'avec une extrême prudence que le président Frei tente de faire bouger les choses, d'effacer les dernières traces héritées de la dictature, tel ce statut particulier que la Constitution donne encore au général Pinochet et aux neuf sénateurs qu'il a nommés et qui, alliés à ses partisans, mènent la vie dure au gouvernement élu. "Tout le monde a compris que l'on vit sous une démocratie particulière, résume un intellectuel de la capitale, qu'il y a des limites à ne pas franchir." Ce que personne ne s'avise de faire, même si c'est au prix d'une plus grande angoisse, comme vient de le révéler une récente enquête menée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dans quinze grandes villes du monde. Lancés dans la recherche, harassante et incertaine, d'un avenir meilleur, confrontés à la transformation rapide du pays et empêtrés dans les tabous du passé, les habitants de Santiago y sont les plus affectés par les troubles mentaux. GEORGES MARION Le Monde du 9 avril 1997

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