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Article de presse: Les données stratégiques, tactiques et leur évolution

Publié le 17/01/2022

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23 octobre 1962 - L'URSS, malgré les inquiétudes américaines sur un prétendu " missile gap " (déficit en fusées), était en fait très en retard sur les Etats-Unis dans la course aux armements stratégiques : en 1962, selon l'Institut des études stratégiques de Londres, Moscou disposait de 75 missiles intercontinentaux basés à terre (ICBM) et n'en fabriquait péniblement que 25 par an. Encore ces engins étaient-ils si imprécis et si peu sûrs que, indique une étude, " on ne pouvait déterminer avec certitude qui ils menaçaient en réalité ". Les etats-unis, eux, avaient déjà 294 ICBM, et leur programme de construction, avec 100 engins par an, était quatre fois plus important. Leur parc allait passer de 62 en 1961 à 424 en 1963, à 834 en 1964, enfin à 1054 en 1967, date de l'arrêt " quantitatif " du programme. La situation du Kremlin était pis encore dans le domaine des missiles sous-marins (SLBM). L'URSS n'en possédait alors pratiquement aucun, alors que les Etats-Unis étaient, là aussi, au beau milieu d'un effort intensif avec le programme Polaris : 96 engins de ce type étaient opérationnels en 1961, 144 en 1962, 416 en 1964, pour s'arrêter à 656 en 1967, à bord de 41 sous-marins. Si l'on ajoute que Washington disposait encore, en 1962, de 2000 bombardiers intercontinentaux B-47 (hérités des années 40) et B-52, contre moins de 150 appareils soviétiques équivalents, la supériorité de John Kennedy était écrasante. Il est incontestable que la supériorité des forces américaines classiques qui faisaient le siège de Cuba a été déterminante : c'est la menace d'invasion ou au moins d'une " opération chirurgicale " contre ses fusées, une menace à laquelle il n'avait pas grand-chose à opposer sur le terrain, qui a fait fléchir Khrouchtchev. Mais la vraie question est ailleurs : Kennedy aurait-il formulé cette menace, et cette menace aurait-elle été crédible, si l'URSS avait eu la même capacité nucléaire globale que les Etats-Unis ? La référence aux " forces de représailles capables de survie " dont disposait l'URSS demanderait à être approfondie, car les 75 engins intercontinentaux de l'arsenal soviétique de l'époque n'étaient pas enterrés dans des sites protégés. Sans doute les Etats-Unis n'avaient-ils pas, de leur côté, de fusées suffisamment précises pour les neutraliser à coup sûr, et Khrouchtchev aurait pu en outre répondre à une attaque contre son sol en faisant donner ses armements eurostratégiques contre les alliés des Américains, auxquels il annonçait qu'il les tenait " en otage ". Néanmoins, le fait fondamental est que l'Amérique pouvait infliger à son adversaire infiniment plus de destructions que celui-ci ne pouvait lui en causer, et il est difficile d'imaginer que Kennedy n'ait pas tenu compte de ce fait lorsqu'il mit au point sa riposte. D'ailleurs, on le fit savoir à l'adversaire, puisque l'ordre avait été donné aux sous-marins Polaris en croisière d'échanger des messages " en clair " avec leur base pour signaler qu'ils tenaient leurs cibles (les villes soviétiques) dans leur ligne de mire. Un autre point à considérer est que les dirigeants du Kremlin ont tiré de la crise des conclusions radicales : quelques semaines après la reculade de Khrouchtchev, Vassili Kouznetzov, alors vice-ministre soviétique des affaires étrangères, dit à une personnalité américaine, John McCloy : " Vous autres Américains, vous ne nous aurez plus jamais comme ça ! " C'est à cette époque que Moscou mit en route un programme massif de réarmement, programme qui allait aboutir non seulement à un renforcement considérable des forces classiques, mais aussi à la constitution d'un arsenal de lanceurs stratégiques (1400 fusées intercontinentales et plus de 900 engins sous-marins) supérieur à celui des Etats-Unis. Sans doute les stratèges soviétiques doivent-ils admettre dans leur for intérieur que la notion de " supériorité stratégique " n'est ni aisément quantifiable ni directement exploitable : chaque Supergrand, aujourd'hui, doit redouter la destruction totale, quel que soit le niveau de ses propres forces. Sans doute aussi le Kremlin n'a-t-il jamais plus fait preuve du même esprit de provocation directe que Khrouchtchev en 1962. MICHEL TATU Le Monde du 16-17 octobre 1982

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