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ARTICLE DE PRESSE: Les fragiles espérances de la démocratie haïtienne

Publié le 17/01/2022

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17 décembre 1995 - La démocratie sans développement économique demeure un concept creux pour un peuple affamé. Ce constat résume le double défi que devra relever René Préval, le président élu d'Haïti, qui prêtera serment le 7 février 1996, dix ans jour pour jour après la fuite du dictateur Jean-Claude Duvalier : du pain et du travail. Les résultats de l'élection présidentielle du 17 décembre peuvent se lire de deux manières. Les uns retiendront la victoire quasi plébiscitaire de René Préval, qui a obtenu 87,9 % des suffrages exprimés dès le premier tour, vingt points de plus que Jean-Bertrand Aristide le 16 décembre 1990. Les autres rappelleront les limites de ce triomphe, marqué par un abstentionnisme record: 72 % des électeurs sont restés chez eux alors qu'ils avaient presque tous voté cinq ans plus tôt. Cette abstention massive traduit la lassitude et la déception de la grande masse des Haïtiens. Fatigués des luttes politiques qui ont marqué dix années de transition chaotique depuis le départ de " Baby Doc ", ils sont déçus du manque de résultats tangibles entraînés par le retour de leur héros, Jean-Bertrand Aristide, et le rétablissement au forceps de la démocratie par les troupes américaines. Le désir de voir Aristide rester au pouvoir trois ans de plus, l'appui tardif et sans enthousiasme de ce dernier à René Préval, l'absence de compétition réelle lors d'une course présidentielle boycottée par les partis traditionnels ont également joué. Mais la cause fondamentale du ras-le-bol s'exprime dans une interrogation maintes fois entendue le jour du scrutin : à quoi bon la démocratie si la vie quotidienne empire ? Sur le plan politique, le scrutin du 17 décembre a consacré une évolution " à la mexicaine " apparue lors des élections législatives de l'été dernier. Comme le Parti révolutionnaire institutionnel (PORI) mexicain, et sans avoir besoin de recourir à la fraude, le mouvement Lavalas, qui a appuyé Aristide, s'est converti en force hégémonique, balayant les partis traditionnels. Quasiment un parti unique issu des urnes. Le président élu va hériter d'une situation économique très difficile. La dépréciation de la gourde (la monnaie nationale) continuera en 1996, de l'avis de la majorité des économistes, après une pause lors des fêtes de fin d'année, grâce aux dollars ramenés par les Haïtiens de la diaspora. Ce glissement de la monnaie haïtienne attise l'inflation, l'un des principaux motifs du mécontentement. Les spécialistes évoquent aussi une possible crise bancaire, en raison du surendettement de l'une des nouvelles institutions financières. " Depuis le retour d'Aristide, les plus riches se sont encore enrichis tandis que la grande masse reste plongée dans la misère ", constate un banquier. L'essentiel des 843 millions de dollars entrés en Haïti au cours de la dernière année fiscale a servi à financer des importations, souvent de luxe, à éponger les arriérés de la dette extérieure et à couvrir les frais de la Mission des Nations unies en Haïti (Minuha) et de la cohorte d'experts internationaux. L'un des principaux atouts de René Préval est le soutien de la communauté internationale, et d'abord de l'administration Clinton. On parle beaucoup à Port-au-Prince de " l'agenda américain ", qui désigne le souci de Washington de ne pas gâter le " succès haïtien ", en tout cas pas avant l'élection présidentielle de novembre. Sur les privatisations et le maintien d'une présence militaire internationale, les deux dossiers qui avaient provoqué des frictions entre Aristide et les Etats-Unis, René Préval a donné des gages de souplesse. Sur le premier point, il a exprimé, dans plusieurs déclarations publiques, une approche pragmatique. Sur le second, il serait disposé, selon son entourage, à prendre le risque politique de la prolongation du mandat de la Minuha, qui expire le 29 février 1996. Certains représentants de la communauté internationale et la plupart des Haïtiens estiment cette prolongation nécessaire compte tenu de l'inexpérience de la nouvelle police haïtienne, dont les effectifs ne sont toujours pas au complet. Le général John Shalikashvili, chef de l'état-major inter-armes, et Anthony Lake, conseiller national de sécurité du président Bill Clinton, ont passé Noël en Haïti en compagnie des troupes américaines de la force de l'ONU ils ont notamment discuté de cette question avec MM. Aristide et Préval. Paradoxalement, certains analystes prévoient que le principal obstacle que devra affronter René Préval est... Jean-Bertrand Aristide lui-même. Selon un dirigeant de Lavalas, on peut redouter que l'actuel président et certains membres de son entourage exclus des sinécures du palais " sabotent les réformes nécessaires ". " Après un parcours presque sans faute pendant un an, Jean-Bertrand Aristide a raté sa sortie, observe un journaliste. Son appel tardif et exalté au désarmement et l'impression qu'il a donnée de vouloir s'accrocher au pouvoir ont indisposé la communauté internationale. Et l'annonce de son mariage a dérouté le peuple. " De fait, pour la première fois, le mythe Aristide paraît écorné. " Comment peut-il rester marié avec nous, les miséreux s'il épouse Mildred Trouillot, une mulâtresse, belle, riche... et américaine (en réalité haïtiano-américaine) ", s'exclame une marchande de Cité-Soleil, l'un des bidonvilles de Port-au-Prince. JEAN-MICHEL CAROIT Le Monde du 4 janvier 1996

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