Article de presse: Les porteurs de valise

5 septembre 1960 - Qu'est-ce qui a pu conduire des Français à épouser une cause qui, a priori, mais cela n'est plus évident, n'était pas la leur (1)? La réponse est simple : la carence de la gauche. Car, c'est une constatation, les " porteurs de valises " viennent pour la plupart de ses eaux. Les appels, les avertissements sur la condition algérienne, lancés bien avant le conflit-en particulier les articles prémonitoires de l'historien André Mandouze publiés dans Esprit,-n'ont pas manqué. La droite, en effet, ne se pare pas de convictions anticolonialistes. Ne furent donc surpris par l'insurrection de 1954 que ceux qui n'écoutaient pas, c'est-à-dire quasiment tout le monde. La " gauche respectueuse ", comme la définit alors un sartrien irrespectueux, sera longtemps absente de cette lutte. En 1954, il n'y aura guère que des trotskistes pour réclamer l'indépendance de l'Algérie. Puis il y eut aussi les révélations sur la torture, niées aussitôt par les officiels de tous horizons ou considérées comme de simples " bavures ". Pourtant, les constats sont là : le rapport Wuillaume, les rapports Mairey, des rapports d'organismes humanitaires internationaux. Dès le mois de janvier 1955, Claude Bourdet, dans France-Observateur, et François Mauriac, dans l'Express, dénoncent l'usage de la torture en Algérie. Le livre que Pierre-Henri Simon publie au Seuil en 1957 contre la torture illustre bien le déchirement qu'éprouvent les milieux chrétiens devant les sévices. La dénonciation de la torture continue durant tout le conflit, malgré les saisies et les procès frappant les journaux audacieux et les éditeurs convaincus. Les plastiqueurs de l'OAS sauront s'en souvenir quand ils choisiront leurs cibles... Malgré livres et manifestes, un climat de répression, de démission, d'indifférence, de racisme latent, s'installe en France. C'est donc dans les franges de la gauche et parmi les " humanistes " que se recrutent les sympathisants actifs de la cause algérienne : intellectuels à la " conscience malheureuse ", chrétiens progressistes, prêtres-ouvriers, trotskistes, tenants de la " nouvelle gauche ", communistes en rupture avec la ligne du parti. Au début du conflit, ce sont des personnes isolées qui aident les Algériens, tel Jean-Jacques Rousset, un jeune employé. Il met son grand appartement à la disposition des rebelles. Sa mère, " Madame Mère " comme la nomment ses hôtes, tape les tracts à la machine. Des prêtres aussi, qui connaissent le dénuement des immigrés, donnent asile aux clandestins par esprit de charité. Mais c'est autour de Francis Jeanson que vont se fédérer les réseaux. En fait, pour ce philosophe sartrien, gérant des Temps modernes, son cheminement est logique. Il explique : " Les raisons positives sont faciles à concevoir 1-maintenir les chances d'une amitié franco-algérienne 2-réveiller la gauche française en lui rappelant quel est son rôle à l'égard de l'opinion publique, quels sont ses vrais alliés, et que l'anticolonialisme dont elle fait profession ne se pratique pas en restant sur la touche pour y compter les points " (les Temps modernes, mai 1960). Le philosophe a publié, dès 1955, un ouvrage, écrit avec sa femme Colette, l'Algérie hors la loi, qui deviendra, dira Jean Daniel, le " bréviaire des révolutionnaires ". Jeanson commence par rendre, en 1956, des services : héberger un Algérien équivaut peut-être à soustraire un homme à la torture. Puis il fait le " taxi " pour des responsables FLN, enrôle dans son entourage. " Si nous avions pu passer des petites annonces, nous aurions refusé du monde. " Un franchissement discret de la frontière espagnole est organisé. Tout cela s'effectue dans le plus grand empirisme, et Francis Jeanson mène parallèlement une vie publique. Cette situation ne peut guère durer sans risque. En juillet 1957 arrive un nouveau responsable de la Fédération de France du FLN, Omar Boudaoud. Entre le philosophe existentialiste et le Kabyle, un " dur " de l'Organisation spéciale, le contact est d'abord abrupt. Mais les deux hommes tombent d'accord pour appliquer un peu mieux les cloisonnements imposés par la clandestinité. Le réseau Jeanson Le 12 octobre 1957 apparaît pour la plupart des " porteurs de valises " comme la date de la vraie fondation du réseau, qui fusionne ce jour-là avec celui des prêtres-ouvriers. 500 millions de francs de l'époque sont désormais transférés, chaque mois, vers la Tunisie, en Suisse, pour le compte du FLN. Le réseau, qui dispose d'un service-remarquable-de faux papiers, s'étend vers Lyon, Grenoble, Marseille... En cet automne 1957, le journaliste Robert Barrat présente à Francis Jeanson un étrange personnage. Henri Curiel, égyptien, juif, apatride, communiste et fils de banquier, est un révolutionnaire professionnel. Les amitiés qu'il a conservées dans les milieux bancaires serviront à perfectionner le système d'évasion de l'argent du FLN. L'année 1956 est fertile en événements: manifestations contre le départ des rappelés, premières exécutions de membres du FLN à Alger, arraisonnement par l'armée française de l'avion transportant Ben Bella et quatre autres chefs du FLN, écrasement de l'insurrection hongroise par les chars soviétiques, expédition franco-britannique sur le canal de Suez. Le gouvernement continue ses intimidations. André Mandouze, qui, mandaté par le FLN, a rencontré secrètement-et vainement-Pierre Mendès France en janvier, est emprisonné du 9 novembre au 19 décembre de cette année, ainsi que deux autres sympathisantes de la cause algérienne, Cécile Verdurand et Anne-Marie Chaulet. L'année suivante, au plus fort de la bataille d'Alger, un jeune professeur, Maurice Audin, " disparaît " après un interrogatoire des parachutistes, et Henri Alleg, directeur du quotidien communiste Alger républicain, est soumis à la " question ". Le Parti communiste a poursuivi sa mutation. Maurice Thorez, " en accord avec l'histoire ", a dit : " Nous parlons avec juste raison de la nation algérienne constituée. " Laurent Casanova, l'interlocuteur de Jeanson, avait déclaré, le 20 mars 1957, à l'Assemblée nationale : " La seule question qui se pose aujourd'hui est de savoir si le peuple algérien accédera à l'indépendance avec l'aide de la France ou contre elle. " Tout est dit, en effet. Le parti a rompu le silence depuis quelques mois, sur ses militants qui ont préféré la prison à la guerre. Le 25 août 1958, dans toute la France, des objectifs civils sont mis à mal par les hommes du FLN. Les Algériens ont décidé de porter la guerre dans l'Hexagone. Il s'en est fallu de peu que ce ne soit des attentats " à l'aveuglette ", si l'on en croit les confidences de Francis Jeanson. Découvrant les projets, il menace d'arrêter le réseau s'il y a des victimes. " Toute mon action depuis deux ans est fondée sur cette conviction, dit-il à Omar Boudaoud, sauvegarder l'amitié franco-algérienne. Vous allez tout foutre en l'air. " La direction du FLN suivra pour l'essentiel les critiques de Jeanson. La population civile ne doit pas être frappée. Le réseau fonctionne à plein et les " porteurs de valises " manquent... de sommeil. D'autres filières sont installées vers la Suisse, la Belgique, l'Allemagne, où le FLN disposera d'une antenne à Düsseldorf. Aux Pays-Bas, Michel Raptis, dit Pablo, dirigeant trotskiste de la IVe Internationale, fabrique de la fausse monnaie française pour le FLN. Cette opération sera interrompue par l'arrivée de la police. La Ve République s'installe. Après la " paix des braves ", de Gaulle propose l' " autodétermination ". Durant cette période qui marque l'évolution de la pensée gaullienne, des militants algériens sont encore torturés au siège de la DST. La Gangrène, à peine sortie, est saisie. Des arrestations sont opérées parmi les " porteurs de valises ". Mais c'est en février suivant, avec une nouvelle vague d'arrestations, que le réseau Jeanson apparaît au grand jour. Francis Jeanson, pour des raisons de sécurité, prend de la distance avec le " travail actif ". Comme les journaux, estime-t-il, s'obstinent à négliger l'aspect politique de la démarche des " porteurs de valises ", il donne une conférence de presse clandestine en plein Paris. L'écrivain Georges Arnaud, qui en publie un compte rendu dans Paris-Presse, est arrêté. A son procès, Georges Arnaud tourne en ridicule ses accusateurs. Prévenu, le tribunal militaire qui doit juger, le 5 septembre 1960, six Algériens et dix-huit " porteurs de valises " pour atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat compte bien couper court à toute manifestation politique des accusés. C'était oublier les vingt-six avocats et, surtout-en dépit de certaines divergences tactiques,-Mes Vergès et Dumas : le procès devient celui de la guerre d'Algérie. Paul Teitgen, ancien secrétaire général à la préfecture de police d'Alger, fait une déposition dramatique : oui, les excès et les tortures ont été la raison pour laquelle il a quitté ses fonctions. Le lendemain, la lettre de Jean-Paul Sartre, que Me Dumas lit devant le tribunal, fait l'effet d'une bombe. Concrètement, le " père " de l'existentialisme se range aux côtés des " porteurs de valises ". Le tribunal n'est pas encore revenu de ses émotions que les avocats font témoigner un à un les signataires du Manifeste des 121 sur le " droit à l'insoumission ". Envisagé pour quelques jours, le procès du réseau Jeanson s'achève le 1er octobre. Le pays entier sait maintenant que des Français aident les Algériens pour des raisons politiques. L'arrestation d'Henri Curiel, de Didar Fawzy puis d'Etienne Bolo n'interrompt pas le fonctionnement des réseaux : la relève est assurée. De leur côté, les organisations syndicales s'opposent de plus en plus ouvertement à la guerre d'Algérie, l'UNEF surtout, dont le nouveau président, Pierre Gaudez, reçoit à une cadence qui s'amplifie des lettres d'étudiants prêts à l'insoumission. La France en a assez de la " sale guerre ". Rien n'y changera : ni les barricades d'Alger, ni le putsch des généraux, ni la terreur de l'OAS... Le dernier procès d'un " porteur de valises " s'ouvre le 9 janvier 1962. Aragon écrit aux avocats de l'inculpé : " Veuillez, je vous prie, transmettre à M. l'abbé Davezies, que je n'ai pas l'honneur de connaître, l'expression de ma reconnaissance pour ce qu'il a fait, pour ce qu'il est, et qui s'inscrit à l'actif de notre patrie, et risque un jour de faire oublier qu'il y eut des tortionnaires qui se dirent français. " L'abbé Davezies dit du 19 mars, date du cessez-le-feu : " Ce jour-là, j'ai compris que les hommes avaient le pouvoir de faire leur histoire. " Les porteurs ont déposé leurs valises au vestiaire et seront amnistiés en 1966. Certains les considèrent encore comme des " traîtres ". D'autres les verront comme les porteurs d'espoir d'une autre France. BERNARD ALLIOT Le Monde du 29 septembre 1979