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Article de presse: L'Union des Quinze, un choc des cultures

Publié le 22/02/2012

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16-17 juin 1997 - Salutaire mais risqué, le débat ouvert en Europe par le nouveau gouvernement français autour du "pacte de stabilité" budgétaire renvoie une nouvelle fois, et quarante ans après la signature du traité de Rome, à l'originalité initiale du projet européen : celle de réunir en un seul espace, économique et politique, d'un type nouveau (ni fédéral, ni confédéral) un ensemble de pays très divers sans remettre en question cette diversité. "Aller vers l'Europe sans défaire la France", le slogan de campagne de Lionel Jospin s'inscrit bien dans cette perspective. Mais il en révèle aussi toute la difficulté. Si, face à la mondialisation, la nécessité de la construction européenne n'est plus guère contestée chacun ne se déclare-t-il pas, à sa manière, "européen" ? le chemin à suivre fait toujours l'objet de vifs débats. L'Union est un combat, un choc entre des cultures, économiques notamment, très différentes. Elle ne peut donc échapper, régulièrement, aux crises. Celle d'aujourd'hui n'est ni la seule, ni la dernière. Pour être acceptée, la construction européenne ne peut être que le fruit d'un compromis, équilibré, entre des cultures économiques différentes. En se cristallisant autour du pacte de stabilité, les affrontements actuels traduisent cette recherche d'un meilleur équilibre. En dépit de la Commission de Bruxelles et du marché unique, l'Europe reste une mosaïque d'économies nationales. Vues des Etats-Unis ou d'Asie, les couleurs de cette mosaïque se sont certes atténuées avec le temps. Un formidable processus de convergence entre les Quinze de l'Union, inédit dans le monde actuel, est intervenu. Le traité de Maastricht a conduit à analyser cette convergence uniquement à travers des critères financiers (les déficits, l'inflation ou les taux). Sous cet aspect déjà, les progrès sont spectaculaires. Mais les avancées le sont plus encore sur l' "économie réelle" : les pays de l'Union ont connu un rapprochement remarquable de leurs niveaux de développement, de leurs structures économiques et de leurs problèmes, le chômage et la crise de l'Etat-providence notamment. Lorsque l'on s'approche cependant de la mosaïque, on ne peut que constater que ses couleurs restent encore vives. Les économies européennes ont toujours, chacune, une personnalité propre et des intérêts à court terme particuliers. Les Quinze conservent ensuite, et surtout, des cultures économiques très variées. Celles-ci sont, à chaque fois, le fruit d'une histoire, intellectuelle notamment, d'une géographie ou d'une démographie différentes. La Grande-Bretagne reste marquée par le rôle, essentiel, du libre-échange dans son décollage économique, la France par celui joué, chez elle, par l'Etat. L'Allemagne, elle, vit encore sous le choc de l'hyperinflation des années 20. Les Quinze cherchent à travailler ensemble alors qu'ils vivent toujours, chacun, avec un ensemble de valeurs très différentes. Un Britannique, un Allemand et un Portugais n'ont pas la même relation au travail, à l'argent ou à l'entreprise. La valeur que les uns et les autres accordent au temps, à l'égalité ou au risque n'est pas identique. Leurs préférences à l'égard de l'Etat ou du marché, de la contrainte ou du contrat diffèrent. Chacun des pays européens reste finalement profondément imprégné d'une idéologie commune, nationale, qui transcende les clivages politiques locaux. Respectueux avant tout de l'individu, les Britanniques, de droite comme de gauche, sont d'abord des libéraux. Chrétiens-démocrates ou sociaux-démocrates, les Allemands ont avant toute chose le culte de la stabilité et du compromis social. Attachés à la solidarité, les Italiens de tous les partis n'en développent pas moins de riches formes de "libertarisme" anti-étatique. Conservateurs ou socialistes, les Français, enfants de Colbert, restent convaincus de la primauté du politique. Si chacun des pays de l'Union est encore convaincu de la supériorité de ses valeurs propres et de ce qu'elles impliquent en matière de politiques budgétaire, fiscale, de revenus ou d'emploi, tous traversent aujourd'hui une même grave crise faite de chômage, de précarité et d'inégalités. Aucun "modèle" (pas plus celui des Anglais que celui des Allemands, des Français ou des Italiens) n'a démontré sa capacité à surmonter les défis de la mondialisation. La difficulté à laquelle se trouvent confrontés les Européens est donc d'imaginer une culture nouvelle, une culture européenne, qui tienne compte de ces cultures nationales, mais aussi de la relative inefficacité de chacune d'elles face aux enjeux du moment. Le traité de Maastricht avait cristallisé le rapport des forces entre ces conceptions nationales à un moment donné au début des années 90. La "domination" allemande de l'époque, une RFA flamboyante et volontiers "donneuse de leçons", juste après la réunification s'était traduite par une forte influence de la "culture de la stabilité" dans le traité. La nature des critères (la stabilité des prix et des taux) adoptés en témoigne. Cette culture, qualifiée, à tort, de "monétariste" (le "monétarisme" est une école économique qui n'a rien à voir avec cette obsession de la stabilité), a fortement pesé sur la plupart des pays européens. La lutte contre l'inflation et les déséquilibres financiers y est devenue l'objectif de tous. Propos stupéfiants Les propos des ministres italiens (ex-communistes) ou portugais (socialistes) sont à cet égard proprement stupéfiants, comme le fut la décision des Britanniques d'accorder un peu d'indépendance à leur banque centrale. Cette culture de la stabilité a aussi et peut-être surtout fait des progrès considérables dans la tête des peuples. Avec le pacte de stabilité, une proposition allemande à l'origine, le déséquilibre, déjà sensible dans le traité de Maastricht, allait, de fait, se trouver aggravé encore, alors même que cette culture de la stabilité est en train de révéler, en Allemagne, sinon son échec, en tout cas ses difficultés. La réaction française à ce projet a d'abord été timide, avec un Jacques Chirac hésitant. Mal à l'aise avec les Allemands, il devait alors donner des gages sur sa détermination en faveur de l'euro. Lionel Jospin semble, a priori, dans une situation plus favorable. La "réorientation" de la construction européenne, souhaitée par le nouveau gouvernement français, regardée avec intérêt par plusieurs autres pays, vise donc à un rééquilibrage de ce compromis. Indispensable certes, la monnaie unique ne peut être le seul objectif de cette ambition. Elle est, avec d'autres moyens le budget européen et les budgets nationaux, la réglementation sociale et celle de la concurrence, etc., l'une des armes du Vieux Continent au service de la croissance et de l'emploi, face en particulier à l'agressivité retrouvée de l'Amérique et à la renaissance de l'Asie. La recherche de nouveaux outils un "gouvernement économique européen" ou des "stratégies coopératives", pour reprendre l'expression du conseiller économique du premier ministre, Pierre-Alain Muet ne veut cependant pas dire qu'à une domination (celle de la stabilité allemande) doive en succéder une autre (celle du colbertisme français). L'Union est, partout, une succession de compromis. A l'occasion de crises, aujourd'hui ou demain, les Français peuvent, à bon droit, espérer redonner la place qu'elle mérite à leur propre culture. Mais l'intégration, c'est aussi la prise en compte des autres et de leurs préoccupations. Il ne faudrait pas que "pour faire la France", quelques maladresses tactiques conduisent à "défaire l'Europe". ERIK IZRAELEWICZ Le Monde du 12 juin 1997

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