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Article de presse: Nehru : un sage tourmenté

Publié le 22/02/2012

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17 juillet 1956 - Lord Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, a dit de Nehru : " C'est un grand homme d'Etat, et même un grand homme, tout court ". La soeur du premier ministre ajoutait : " Et surtout un brave homme et un pauvre homme ". Comment le définir mieux? Ce visage sensible, aux yeux de braise, est celui d'un des principaux personnages de la scène internationale, mais c'est aussi celui d'un des rares puissants de ce monde dont la simplicité n'est pas affectée par l'exercice du pouvoir. Un regard pensif, un sourire amical mais un peu triste, un maintien presque timide, lui donnent bien pour trait dominant une profonde humanité. Selon toutes les apparences, il n'a pas usurpé son titre de " pandit " (sage). Sage, mais tourmenté, déchiré. " Je suis un bizarre mélange d'Orient et d'Occident, nulle part à ma place, nulle part chez moi ", écrit-il dans son autobiographie. Telle est la contradiction de sa vie : cet étudiant de Cambridge est devenu un habitué des prisons britanniques, cet aristocrate est passé au socialisme, ce disciple de Gandhi ne dédaigne pas toujours la force, cet Indien n'est pas hindou. Né en 1889 à Allahabad, il appartient à une famille de brahmanes (la caste la plus haute). Il fut envoyé en Angleterre, à seize ans, pour parfaire son instruction, à Harrow, pépinière des futurs dirigeants britanniques, puis à Cambridge. A vingt-trois ans il revient aux Indes, ses études de droit terminées. Va-t-il suivre paisiblement la voie tracée par son père, riche et influent avocat? Oui, apparemment, puisqu'il s'inscrit au barreau de sa ville et épouse une fille de sa caste. Mais voici qu'il rencontre Gandhi, et le cours de sa vie se trouve changé. Lui à qui une existence heureuse et comblée était réservée, il choisit la lutte, la pauvreté, la prison (où il passera deux fois plus de temps qu'à l'université). Il milite dans les rangs du parti du Congrès devenu entre les mains de Gandhi un redoutable instrument de lutte nationaliste, et en 1929, en est nommé pour la première fois président. Lorsque, à la fin de la dernière guerre l'heure est venue pour Londres d'honorer les promesses d'indépendance multipliées depuis 1939, c'est au pandit Nehru que les Anglais font appel pour former un gouvernement provisoire. Voici donc au pouvoir, à près de soixante ans, celui qui affirme : " Ce que je préfère après l'Inde, c'est la poésie anglaise ", qui aime " les montagnes, l'eau vive, les enfants, les glaciers, la bonne conversation, les animaux ", qui déteste " l'exploitation, la cruauté, et les gens qui, au nom de Dieu, de la vérité et du bien public, sont surtout occupés à installer des plumes dans leurs nids ". Cet idéaliste se vit tout de suite contraint à des concessions. C'est d'abord le leader musulman Ali Jinnah qui arrache la création du Pakistan, amputant ainsi l'Inde trois riches provinces et de la moitié de deux autres. Nehru, la mort dans l'âme, est obligé de consentir à cette " vivisection ". Plus tard, il se fera l'avocat du maintien du pays dans le Commonwealth, lui qui déclarait en 1928 : " Il n'y aura pas d'indépendance réelle tant qu'un lieu quelconque subsistera avec l'Angleterre ". Disciple de Gandhi, il s'inspire de la doctrine de la non-violence, mais " de manière réaliste ", (...), on l'a bien vu au Cachemire, ou contre les communistes, ou encore à Goa. Et si Gandhi est resté jusqu'à sa mort l'homme du rouet, Nehru, au contraire, a toujours rêvé d'une Inde fortement industrialisée, grande puissance moderne. Comment réaliser ce rêve dans un pays de 440 millions d'habitants dont la grande majorité sont totalement illettrés et vivent plusieurs siècles en arrière? En établissant une société de forme " socialiste ", par le moyen des plans quinquennaux. " Nous ne sommes pas des doctrinaires socialistes, dit encore Nehru. Nous voulons simplement conduire à long terme le pays à la prospérité et, dans l'immédiat, élever le niveau de vie, réduire les disparités sociales. Pour cela, nous agissons sur l'économie, mais en laissant beaucoup de place à l'entreprise privée une partie de la grosse industrie, toute la petite et la moyenne et toute l'agriculture échappent au secteur public. A la campagne, nous encourageons les coopératives, mais nous n'avons aucune intention d'arriver au collectivisme. Nous cherchons en toutes occasions à suivre la voie démocratique ". Mais le problème essentiel est de créer dans le peuple une certaine psychologie. Certes la Constitution, qui prétend faire de l'Inde " la plus grande démocratie du monde " et interdit toute discrimination entre castes, reste encore trop souvent théorique. Mais Nehru est plein d'espoir, et c'est avec une remarquable sérénité qu'il dit : " Les changements à l'intérieur de notre société sont rapides, les paysans eux-mêmes commencent à progresser, à penser différemment. A cet égard, nous comptons beaucoup sur les conseils élus de villages, les " plachayas " , que nous multiplions. Nous voulons que grâce à eux les gens des villages acquièrent l'habitude de s'administrer eux-mêmes, prennent conscience de leur valeur et de leur dignité ". En matière de politique étrangère, Nehru n'a jamais présenté le neutralisme comme une panacée : " Il est inexact de dire que l'Inde est neutraliste. Nous sommes partisans du " non-alignement " , ce qui est différent, et signifie la tentative d'apaiser les tensions internationales en interposant une zone " non engagée " entre les grandes puissances antagonistes. Nous ne voulons pas nous intégrer à un bloc, pas plus à celui de Belgrade qu'à tout autre ". Telles sont quelques-unes des idées-forces du chef de l'Inde. A New-Delhi-où il vit avec sa fille Indira, qui depuis la mort de sa femme est son inséparable compagne-dans un grand bungalow blanc dont le seul luxe est un vaste et ravissant jardin, frais et parfumé, le " sage " parle de " faire un travail moins fatigant ". Qu'adviendra-t-il s'il se retire? Qui le remplacera? " Le Congrès y pourvoira ", se contente-t-il d'affirmer. Il lui faut tout son optimisme pour faire ainsi confiance à un parti présentement fort lézardé, toute sa modestie pour nier ainsi l'évidence : contre toutes les forces centrifuges (castes, multiplicité des langues, régionalisme, " communalisme " ), il est le seul rassembleur. A l'heure actuelle, l'Inde, c'est Nehru. JEAN HOUDART Le Monde du 21 septembre 1962

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