Devoir de Philosophie

Article de presse: Pershing-2 contre SS-20

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

12 décembre 1979 - Les pays membres de l'Organisation militaire atlantique s'apprêtent à approuver à Bruxelles la " modernisation des forces nucléaires de théâtre à longue portée ", comme on dit dans le jargon OTAN. Cela entraîne pour tout le monde des conséquences politiques et psychologiques de première grandeur. Les nouveaux missiles de croisière et les fusées Pershing à portée allongée qui seront installés en Europe occidentale changent la qualité, et non plus seulement les aspects quantitatifs, de la dissuasion sur le Vieux Continent. Le territoire soviétique va être exposé aux frappes nucléaires provenant non plus seulement de l'arsenal stratégique central américain, mais aussi à celles d'engins américains stationnés en Europe. Jusqu'à présent, et malgré la présence de quelque deux cents bombardiers F-111 capables d'atteindre l'URSS, les Etats-Unis se préparaient à mener en Europe une guerre géographiquement limitée. Selon le sénateur Nunn, les deux tiers des sept mille armes nucléaires tactiques américaines entreposées en Europe aujourd'hui sont associées à des vecteurs d'une portée inférieure à 180 kilomètres. Leurs objectifs " naturels " sont les territoires des amis-essentiellement la RFA, où se déroulera la bataille,-à la rigueur celui des alliés de l'URSS (RDA, Tchécoslovaquie), en aucun cas l'Union soviétique. C'est cette donnée que la " modernisation " en cours va changer. Il n'y a rien là de très scandaleux. Il est plus normal que la victime des représailles, en cas d'attaque lancée par le pacte de Varsovie, soit l'agresseur principal et non ses satellites entraînés de force dans la bataille. Mais il faut bien admettre que le changement va au-delà d'une simple réponse au déploiement par les Soviétiques de leurs nouvelles armes, le missile SS-20 et le bombardier Backfire. Tout en ressemblant techniquement à leurs futures contreparties occidentales, ces engins n'ont pas introduit de différence de nature dans l'arsenal soviétique. Sans doute les pays européens les plus éloignés de la bataille, jusqu'à l'Espagne et au Portugal, sont devenus plus vulnérables, les fusées du plateau d'Albion plus exposées devant la nouvelle précision du SS-20. Mais l'ensemble de l'Europe est habituée à vivre depuis vingt ans sous la menace nucléaire soviétique. Vue de Moscou, la modification du paysage est beaucoup plus fâcheuse. Un renforcement du " parapluie " Une autre conséquence est un renforcement du fameux " parapluie " américain offert à l'Europe. Cette constatation va à l'encontre des idées légitimement professées dans un passé récent, notamment en France, et de celles dont Henry Kissinger s'est fait l'écho dans son discours de Bruxelles cet été. Mais il n'en faut pas moins reconnaître l'importance du changement. L'on pouvait faire valoir à bon droit jusqu'à présent que les Etats-Unis se limiteraient, en cas de guerre en Europe, à résister avec ce qu'ils ont sur place, mais qu'ils hésiteraient à frapper l'URSS de peur d'exposer leur propre territoire. Autrement dit, le Vieux Continent serait ravagé, entre la Manche et le Boug, par les armes " tactiques " des deux camps, mais les deux superpuissances, neutralisées par la menace réciproque de leur arsenal stratégique, resteraient des sanctuaires. Or ce que l'on appelait le " découplage " (l'absence de transition entre la dissuasion américaine et la protection de l'Europe) sera fort atténué, ou du moins se posera en termes différents, après l'installation des armes à longue portée. Comme le dit un haut responsable américain : " Si les Soviétiques reçoivent nos bombes sur leur territoire, il leur importera peu de savoir si elles sont parties d'Europe ou des etats-unis. Où est le découplage? " De fait, les dirigeants du Kremlin devront considérer comme très crédible, voire inévitable, la mise en oeuvre de ces armes en cas d'agression de leur part en Europe, puisqu'elles se trouveront sur le terrain même de leur conquête. Ils auront alors à décider s'ils frappent les Etats-Unis en retour, ce qui les exposera aux représailles beaucoup plus dévastatrices de l'arsenal central américain. Quel que soit leur choix, on peut considérer que la dissuasion générale a été renforcée : le niveau de la punition ayant été relevé, une guerre d'agression en Europe devient encore plus improbable. Une idée du chancelier Schmidt Il n'est pas sûr que ces conséquences aient été toutes calculées dès le départ par les planificateurs américains. L'idée d'allonger la portée des engins nucléaires en Europe a été d'abord celle du chancelier Schmidt. Elle a plu au Pentagone dans la mesure où les accords SALT renforçaient les disparités géographiques entre les deux systèmes d'alliance : les Soviétiques pouvaient attaquer l'Europe en utilisant des armes en quantités illimités, mais les Etats-Unis ne pouvaient venir au secours de leurs alliés qu'à la condition de ne pas puiser dans leur arsenal central, limité par les traités. Ils se seraient ainsi retrouvés en position diminuée par rapport à leur adversaire principal. Ce qui compte est pourtant le résultat final. Certains Américains en sont si conscients qu'ils estiment que les Soviétiques ont commis une grave erreur en se lançant dans la construction du SS-20 et du Backfire : ces armes dont ils n'avaient pas un réel besoin ont alerté l'opinion et les gouvernements occidentaux, provoquant une réaction en retour fort désagréable pour eux. La France s'est déclarée dès l'abord non concernée, tant par la modernisation des forces que par les perspectives de négociations avec Moscou sur les problèmes nucléaires européens. Elle ne peut néanmoins se désintéresser du problème, ne serait-ce que parce que sa force de dissuasion-qui joue le même rôle, stratégiquement parlant, que les futures armes de l'OTAN à longue portée-sera inévitablement comptabilisée dans l'ensemble occidental, à l'insistance des Soviétiques, si un éventuel accord Est-Ouest concernant l'Europe est mis au point dans le cadre de SALT-3. Mais l'événement a d'autres conséquences pour elle, à la fois sur les plans militaire et politique. D'un point de vue militaire, il ne peut être indifférent pour Paris que l'Allemagne fédérale soit mieux défendue, qu'une attaque contre elle soit davantage dissuadée. Au stade actuel du développement de la force nucléaire française, il est normal que les préoccupations portent un peu moins sur la " sanctuarisation " du seul territoire national, un peu plus sur les menaces pesant sur les voisins, autrement dit sur ce que l'on appelle la " sanctuarisation élargie ". Le fait qu'une attaque contre l'Allemagne soit moins probable débarrasse Paris de dilemmes embarrassants et réduit quelque peu la portée des querelles passées sur l'emploi du missile tactique Pluton à la défense des alliés. Cela dit, ce " lâche soulagement " devrait être assorti d'importants regrets sur le plan politique. Non seulement la France n'est pour rien dans cette modification du paysage, mais un nouvel obstacle est dressé sur la voie de la défense proprement européenne dont l'effort français est à l'évidence le noyau. Une fois de plus, les Européens se réfugient sous un parapluie américain un peu renforcé certes, mais qui ne peut qu'accentuer leur propre irresponsabilité. Il est caractéristique que les Allemands aient énergiquement refusé, en ce qui concerne les nouvelles armes à longue portée, le très partiel système de " double clef " en vigueur pour les armes nucléaires tactiques entreposées par les Etats-Unis en Europe. Ils tiennent à laisser au président américain l'entière responsabilité de leur emploi et ne veulent surtout pas d'un droit de veto qui les exposerait à des pressions soviétiques. Le plan de modernisation des forces de l'OTAN ira donc de l'avant, accumulant encore un peu plus de responsabilités sur les épaules d'un président américain qui n'en finit plus d'assumer un leadership mondial de plus en plus tumultueux. Tout le monde y trouvera son compte à court terme, mais l'Europe aura perdu une nouvelle occasion de prendre son sort en main. MICHEL TATU Le Monde du 12 décembre 1979

« besoin ont alerté l'opinion et les gouvernements occidentaux, provoquant une réaction en retour fort désagréable pour eux. La France s'est déclarée dès l'abord non concernée, tant par la modernisation des forces que par les perspectives denégociations avec Moscou sur les problèmes nucléaires européens.

Elle ne peut néanmoins se désintéresser du problème, neserait-ce que parce que sa force de dissuasion-qui joue le même rôle, stratégiquement parlant, que les futures armes de l'OTANà longue portée-sera inévitablement comptabilisée dans l'ensemble occidental, à l'insistance des Soviétiques, si un éventuel accordEst-Ouest concernant l'Europe est mis au point dans le cadre de SALT-3.

Mais l'événement a d'autres conséquences pour elle, àla fois sur les plans militaire et politique. D'un point de vue militaire, il ne peut être indifférent pour Paris que l'Allemagne fédérale soit mieux défendue, qu'une attaquecontre elle soit davantage dissuadée.

Au stade actuel du développement de la force nucléaire française, il est normal que lespréoccupations portent un peu moins sur la " sanctuarisation " du seul territoire national, un peu plus sur les menaces pesant surles voisins, autrement dit sur ce que l'on appelle la " sanctuarisation élargie ".

Le fait qu'une attaque contre l'Allemagne soit moinsprobable débarrasse Paris de dilemmes embarrassants et réduit quelque peu la portée des querelles passées sur l'emploi dumissile tactique Pluton à la défense des alliés. Cela dit, ce " lâche soulagement " devrait être assorti d'importants regrets sur le plan politique.

Non seulement la France n'estpour rien dans cette modification du paysage, mais un nouvel obstacle est dressé sur la voie de la défense proprementeuropéenne dont l'effort français est à l'évidence le noyau.

Une fois de plus, les Européens se réfugient sous un parapluieaméricain un peu renforcé certes, mais qui ne peut qu'accentuer leur propre irresponsabilité.

Il est caractéristique que lesAllemands aient énergiquement refusé, en ce qui concerne les nouvelles armes à longue portée, le très partiel système de " doubleclef " en vigueur pour les armes nucléaires tactiques entreposées par les Etats-Unis en Europe.

Ils tiennent à laisser au présidentaméricain l'entière responsabilité de leur emploi et ne veulent surtout pas d'un droit de veto qui les exposerait à des pressionssoviétiques.

Le plan de modernisation des forces de l'OTAN ira donc de l'avant, accumulant encore un peu plus deresponsabilités sur les épaules d'un président américain qui n'en finit plus d'assumer un leadership mondial de plus en plustumultueux.

Tout le monde y trouvera son compte à court terme, mais l'Europe aura perdu une nouvelle occasion de prendre sonsort en main. MICHEL TATU Le Monde du 12 décembre 1979. »

↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓

Liens utiles