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Article de presse: RFA, les années de plomb

Publié le 17/01/2022

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27 février 1975 - 27 février 1975, 9 heures du matin. Peter Lorenz, le chef de file du Parti chrétien-démocrate à Berlin-Ouest, monte dans la voiture de service qui doit le conduire à son bureau. La campagne électorale qui s'achève a été plutôt terne, mais les sociaux-démocrates n'ont pas le vent en poupe, et Peter Lorenz peut nourrir quelque espoir d'accéder à la mairie de Berlin. Tandis que la voiture de la CDU roule vers le centre-ville, une camionnette vient se placer à sa hauteur et l'oblige à s'arrêter. Deux hommes et une femme surgissent, expulsent le chauffeur, prennent place et démarrent. Le président de la CDU berlinoise a été enlevé. Les exigences des ravisseurs parviennent le lendemain matin au bureau de l'agence de presse DPA. Elles ne sont pas modestes. Les auteurs de l'enlèvement, qui se réclament du Mouvement du 2 juin, demandent la libération de six de leurs camarades emprisonnés pour diverses actions terroristes, dont Horst Mahler, ancien avocat, cofondateur de la Rote Armee Fraktion (RAF). Tout est prévu dans le détail : les prisonniers devront être transférés à Berlin-Ouest dans les quarante-huit heures. Un Boeing-707 sera mis à leur disposition. Le pasteur Heinrich Albertz, dirigeant social-démocrate et ancien maire de Berlin-Ouest, les accompagnera jusqu'à une destination non précisée. Le Mouvement du 2 juin n'en est pas à son coup d'essai. Il a revendiqué plusieurs attentats, dont l'assassinat en novembre 1974 de Gunter von Drenkmann, le président de la cour d'appel de Berlin-Ouest. Le lundi 3 mars, quatre minutes avant l'expiration de l'ultimatum, un Boeing-707 décolle de Francfort. Le survol de la RDA étant interdit aux avions de la Lufthansa, c'est là et non à Berlin, qu'ont été rassemblés les prisonniers. Ils sont cinq et non six : Horst Mahler, déjà engagé sur la voie d'un repentir qui lui vaudra sa libération anticipée en 1980, a décliné l'invitation. Heinrich Albertz est du voyage. La Syrie, puis la Libye refusent l'atterrissage; l'avion se posera finalement dans l'après-midi à Aden. Peter Lorenz ne sera libéré que le lendemain. Le pire est évité, mais le terrorisme ouest-allemand vient de remporter une de ses principales victoires. Non seulement il a sorti de prison cinq de ses adeptes et échappé à la mobilisation policière, mais-et c'est l'essentiel-il a réussi pendant cinq jours et cinq nuits à tenir en haleine l'Allemagne entière. L'enlèvement de Peter Lorenz servira certes de leçon, et plus jamais l'Etat ouest-allemand ne négociera de la sorte. Deux mois plus tard, lorsqu'un commando menace de faire sauter l'ambassade ouest-allemande à Stockholm s'il n'obtient pas la libération de vingt-six détenus de la RAF, la police reçoit l'ordre de donner l'assaut, et l'opération se solde par trois morts. Deux ans après, les autorités ouest-allemandes résisteront aux ravisseurs du chef du patronat, Hans Martin Schleyer, puis aux pirates de l'air de Mogadiscio, lors de la dernière et sinistre grande épopée du terrorisme ouest-allemand, qui s'achève, le 18 octobre 1977, par la mort, dans leur cellule de Stammheim, de trois de ses " chefs historiques ", Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan Carl Raspe. L'Etat ne cédera plus, mais il reste vulnérable, et il faudra attendre la fin des années 70 pour que le terrorisme ouest-allemand, largement démantelé, soit privé à la fois des moyens stratégiques et des moyens " dramaturgiques " qui font son succès dans l'affaire Lorenz. Mais en cet hiver 1975, le climat est encore trouble outre-Rhin. C'est l'époque où une émission de télévision appelle chaque semaine les bons citoyens à la délation en leur demandant d'aider la police à démasquer l'auteur de tel ou tel délit de droit commun. C'est l'époque où la droite ne réagit aux harcèlements d'une extrême gauche violente qu'en demandant le rétablissement de la peine de mort et le renforcement de l'ordre moral; celle où le gouvernement social-démocrate prête le flanc par des mesures comme la réactivation de la loi sur les interdictions professionnelles, par un raidissement policier mal maîtrisé et mal ciblé, ou par un exceptionnel raffinement dans la conception des quartiers de haute sécurité, où sont détenus les terroristes. Une nouvelle gauche Le 2 juin 1967, date à laquelle renvoient les ravisseurs de Peter Lorenz, reste une date symbolique. Ce jour-là, alors que deux mille étudiants manifestaient à proximité de l'Opéra de Berlin contre la présence du chah d'Iran, la police avait chargé et abattu à bout portant un jeune manifestant, Bruno Ohnesorg. Une nouvelle gauche devait alors, plusieurs mois avant le mai 1968 français, prendre son essor dans les milieux étudiants : l'opposition extra-parlementaire (APO), qui découvre en même temps le marxisme et le guévarisme, ne se reconnaît plus dans la démocratie ouest-allemande. Dans le mouvement anti-autoritariste qui anime la jeunesse allemande de l'époque, Berlin-Ouest est aux avant-postes. La " commune " de Fritz Teufel n'a pour but, à l'origine, que de faire de la ville le décor d'une espèce de happening permanent et pour armes que l'impertinence et la dérision. Mais au fil des mois, tandis que le gauchisme se perd dans d'infinies et stériles élucubrations sur l'idée de révolution, quelques-uns de ces " communards " et d'autres, las d'attendre l'histoire, sauteront le pas; ils choisiront l'action immédiate, la confrontation pour l'exemple avec l'Etat, la clandestinité. En 1975, ce qu'il reste du mouvement étudiant ne les a pas encore clairement reniés. Certains exploits des terroristes continuent de fasciner, comme la cavale de Baader arraché en hélicoptère de la prison de Berlin, en 1970, par un commando comprenant notamment Gudrun Ensslin et Ulricke Meinhof. En novembre 1974, le leader étudiant Rudi Dutschke (le Rouge), devant la tombe d'Holger Meins, accuse l'Etat d'être responsable de la mort de ce dernier. L'avocat Klaus Croissant est inculpé pour avoir fait de même. Il faudra la mort des chefs fondateurs, en 1977, et les nombreuses arrestations qui ont suivi dans les milieux terroristes pour que tout rentre dans l'ordre : pour que l'Allemagne, se sentant libérée de ce cauchemar aux relents de romantisme noir, abandonne un peu de sa paranoïa; pour que l'Etat se préoccupe de la défense des libertés individuelles en même temps que de la lutte antiterroriste, pour que le mythe de la guérilla urbaine perde tout attrait et que l'extrême gauche se détourne définitivement du modèle militariste de la Fraction armée rouge, puis se mêle aux mouvements pacifiques qui vont naître en Allemagne, au début des années. CLAIRE TREAN Le Monde du 24 février 1985

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