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Article de presse: Un scrutin boomerang

Publié le 17/01/2022

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25 mai 1997 - Jacques Chirac avait demandé aux Français, le 21 avril, en leur annonçant la dissolution de l'Assemblée nationale, d'exprimer "clairement" leur "adhésion" à son action pour engager les réformes qu'il estime nécessaires et pour aborder les échéances européennes et internationales à venir. Il avait insisté en parlant une seconde fois de l' "adhésion" dont il avait besoin et du "soutien" sur lequel il devait pouvoir compter. Les urnes ne lui ont apporté, le 25 mai, ni l'une ni l'autre. La participation des électeurs à ce premier tour d'élections législatives inattendues a certes été plus importante que ne l'avaient fait craindre les sondages, mais elle s'est située à moins de 70 % ce qui, pour un scrutin de cette nature, ne peut être considéré comme un niveau satisfaisant. Le "nouvel élan" souhaité par le président de la République trouve là sa première limite : près d'un sur trois des Français inscrits sur les listes électorales et dont le nombre a diminué de huit cent mille depuis 1995 n'a pas ressenti la nécessité de prendre la "parole" que lui offrait M. Chirac. Ce recul de l'assiduité électorale, s'il a son équivalent dans d'autres pays européens, comme l'ont montré récemment les élections britanniques, et s'il reste éloigné de ce qu'il est aux Etats-Unis, n'en témoigne pas moins d'une rupture politique. Qu'ils soient la conséquence civique de l'installation d'une société "à deux vitesses" ou qu'ils expriment le déphasage entre les positions et propositions des partis, d'un côté, et les attentes des citoyens, de l'autre, la dévalorisation ou le refus du vote ne peuvent pas être considérés comme des phénomènes conjoncturels dont les responsables politiques seraient innocents. L'importance du vote blanc s'ajoute à celle de l'abstention pour signifier une fin de non-recevoir et, puisque l'initiative de la consultation avait été prise par M. Chirac, c'est à lui, d'abord, que ce refus s'adresse. L'invitation du chef de l'Etat aux Français leur signifiant que "le temps est venu de [se] prononcer" s'est donc heurtée d'abord à l'indifférence ou à la lassitude de près de 35 % d'entre eux. Parmi ceux, ensuite, qui ont exprimé un choix, plus de 60 % l'ont fait contre le voeu de M. Chirac. Qu'ils aient voté pour le Parti socialiste, pour le Parti communiste, pour les écologistes ou pour l'extrême droite, ils ont marqué leur manque d' "adhésion", leur défiance ou leur hostilité dans une proportion jamais atteinte, jusqu'à maintenant, à des élections législatives provoquées par la dissolution de l'Assemblée nationale. Le ressort institutionnel qu'a fait jouer le président de la République en usant du droit que lui réserve l'article 12 de la Constitution n'a pas produit l'effet escompté. Plus précisément, il s'est révélé à double détente : l'avantage qu'il donnait, au départ, à la majorité sortante s'est, dans un second temps, retourné contre elle. L'affaiblissement de la coalition RPR-UDF, qui totalise un peu moins de 30 % des voix, n'est pas seulement dû aux "dissidences" qui l'ont affectée. Au demeurant, ces scissions individuelles ou, dans le cas des candidatures présentées par Philippe de Villiers et le CNIP sous le signe La droite indépendante (LDI), collectives sont, elles aussi, révélatrices de la désaffection que subissent les deux grands partis conservateurs. Rien ne leur garantit que tous les électeurs qui ont refusé de voter pour eux au premier tour se raviseront au second. Du moins ne suffira-t-il probablement pas, pour les en convaincre, d'appeler à l'union de la droite en pointant du doigt le danger de gauche. La droite, largement souhaitée par les Français en 1993 et confirmée en 1995, apparaît aujourd'hui effilochée. Une partie de ses électeurs se sont abstenus. D'autres ont choisi d'exprimer leur mécontentement vis-à-vis du pouvoir en votant pour des hérétiques. D'autres encore ont préféré le Front national, qui, avec plus de 15 % des voix, obtient son meilleur résultat à des élections législatives. Toulon, où les deux sortants UDF sont éliminés dès le premier tour au profit de l'extrême droite, est un cas-limite : Patrick Stefanini, secrétaire général adjoint du RPR, avait eu raison de dire que l'UDF "creusait sa propre tombe" en maintenant deux députés liés à la gestion de l'équipe municipale sanctionnée en 1995. Il reste que, dans une vingtaine de circonscriptions, le second tour verra s'affronter la gauche et l'extrême droite, la droite républicaine ayant purement et simplement disparu. Ailleurs, dans près de quatre-vingts cas, des "triangulaires", le Front national étant en mesure de concurrencer jusqu'au bout la gauche et la droite, priveront la majorité sortante d'une réserve de voix qui, dans le passé, lui étaient majoritairement acquises. Là où l'extrême droite ne peut pas se maintenir, la proportion de ses électeurs qui se déplaceront une seconde fois et qui le feront pour donner leurs suffrages au représentant de la majorité sortante est pour le moins incertaine. Le bureau politique du parti, qui devait se réunir lundi pour arrêter sa position, allait connaître un débat tendu entre Bruno Mégret, qui cherche à se rendre indispensable à la droite, et le lepénisme "pur et dur", qui entretient le rêve de la "grande alternance". Nombre de candidats de la majorité sortante seront attentifs à l'issue de ce débat, dont leur sort dépend. En pariant sur l'absence de crédit de la gauche, la droite au pouvoir a tenté le diable. C'est sa propre crédibilité qui est aujourd'hui mise en doute, par la volonté des électeurs, tandis qu'une gauche inédite peut envisager son retour aux responsabilités bien plus tôt qu'elle ne l'avait imaginé. Les urnes ont opéré la métamorphose qui semblait bien improbable d'un PS inégalement renouvelé, d'un PCF à la "mutation" encore floue, d'un Mouvement des citoyens suspect de monomanie anti-maastrichtienne et de Verts en transhumance entre l'utopie et un réalisme électoral de mauvais aloi. Le désir d'alternance Cette construction improbable a pris, par l'alchimie des urnes, la figure d'une gauche que ne fédère aucun dogme et qui parvient à réunir avec l'héritage des années de gouvernement socialiste des sensibilités qui se sont formées ou durcies en opposition à la façon dont le PS avait exercé le pouvoir. Cet assemblage produit un effet de renouvellement qui a suffisamment séduit les électeurs de gauche pour les mobiliser en plus grand nombre que ceux de la droite. Pour autant, la réussite de cette renaissance accélérée ne doit pas masquer que, tous courants confondus, la gauche reste minoritaire. En ayant voulu priver les Français de la possibilité de l'alternance, M. Chirac en a ravivé le désir. La sanction qu'il redoutait pour mars 1998 a été simplement avancée d'un an et, peut-être, aggravée du mécontentement suscité par sa manoeuvre. L'expression des électeurs est, sur ce point, parfaitement claire. Il reste à leur proposer une réponse qui corresponde aux attentes qu'ils ont manifestées par leur vote. Le président de la République est tenu, pour ce qui lui revient, de rechercher une alternative au sein de la droite, dont le chef de campagne, Alain Juppé, se trouve disqualifié par les résultats du premier tour, par sa propre mise en difficulté dans la circonscription qu'il vise à Bordeaux, par l'incertitude générale qui plane sur ses ministres, à l'exception du seul Bernard Pons, réélu à Paris. Or, la multiplicité des offres de service complique la tâche de M. Chirac. Ira-t-il vers le libéralisme prôné concurremment par Edouard Balladur et par Alain Madelin ? Penchera-t-il plutôt pour le gaullisme populaire que veut toujours incarner Charles Pasqua ? Se laissera-t-il, enfin, tenter par le dirigisme social que prêche Philippe Séguin ? Par un retournement ironique, c'est aujourd'hui M. Chirac qui risque d'être pris de court par la difficulté d'arbitrer au sein de cette majorité contrariée. Lionel Jospin dispose, lui, de l'avantage de faire la course en tête et d'avoir une longueur d'avance dans l'expression d'une inspiration, sinon d'un projet, mais il doit lui aussi interpréter sans erreur ce vote complexe. Ses amis lui en laisseront-ils le loisir ? PATRICK JARREAU Le Monde du 27 mai 1997

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