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Cauchemar dans la campagne anglaise

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

24 mars 2001 Il pleut sur la campagne anglaise. Et l'on a droit de ne trouver cela ni apaisant ni romantique. Il pleut dru. Il pleut triste. Il pleut à mourir. Et le ciel est trop bas, trop compact pour qu'on puisse l'imaginer absorber les spirales de fumée qu'on aperçoit au loin, de part et d'autre de la route. Son couvercle gris acier donne plutôt l'impression qu'il va les refouler, afin que la pluie s'en imprègne et pulvérise sur les arbres, les prairies, les vallées, cette odeur âcre de chair grillée qui reste dans la gorge et qui colle aux vêtements. On a ouvert la vitre de la voiture, parce qu'on voulait être sûr. On l'a vite refermée. Oui, ces feux sont des bûchers où brûlent les carcasses de milliers d'animaux : cochons, vaches, moutons - trop loin pour distinguer. Nous verrons cela plus tard. Continuons de rouler. « Vous écoutez la BBC, ici Radio Cumbria. » La nouvelle, après Yellow Submarine, tombe à point. La route était la bonne. L'Ecosse démarre à quelques encablures, et voici donc le Cumbria. Le comté des poètes, des conteurs et des peintres, qui, avec des vers ou des ciels tourmentés, ont exalté le romantisme absolu de la campagne anglaise. Le comté des éleveurs aussi. Et le comté maudit, si l'on en croit la carte publiée ces jours-ci par les journaux anglais et faisant du Cumbria le foyer principal de l'épizootie de fièvre aphteuse. 92 nouveaux cas répertoriés cette semaine, 165 fermes infectées, plus d'un tiers du total national, établi hier à 485. Nous voici dans l'oeil du cyclone. La « une » du Daily Express, découverte dans l'avion, était effroyable. Sous la manchette « HOLOCAUSTE » imprimée en lettres noires sur fond de fumée blanche, des pattes et silhouettes de vaches émergeaient d'un fatras de corps devenu brasier. « L'épidémie de fièvre aphteuse tourne à la catastrophe nationale », précisait le journal. Remords. Une autre édition du journal, découverte cette fois à l'aéroport, avait remplacé « HOLOCAUSTE » par « CARNAGE », tout de même moins déplacé. La presse anglaise perdrait-elle les pédales ? Les « unes » sont effarantes qui, depuis deux semaines, évoquent « la peste », « la panique », « la frayeur », « l'escalade ». Même le Wall Street Journal Europe de ce week-end surtitre son reportage de « une » par « La Faucheuse » et seule la sobriété iconographique du journal nous vaut d'échapper au squelette arc-bouté à sa faux. Devant la pile des quotidiens, l'avocat londonien rencontré dans l'avion ne décolérait pas. « L'Angleterre perd la tête. Ce sentimentalisme dégoulinant, concernant nos paysans ! Ces cris d'amour pour nos moutons ! Et le prince Charles qui interrompt ses vacances comme en pleine guerre du Golfe ! - Il y a une crise majeure tout de même ! - Le pays ne s'écroule pas ! Savez-vous combien représente l'agriculture dans le revenu intérieur brut ? Moins de 2 % ! Peanuts. Si elle s'effondrait, non seulement on ne le sentirait pas, mais on pourrait utiliser plus efficacement les milliards de subventions déversées chaque année sur les agriculteurs. Ils pleurent, bien sûr. Mais les avez-vous vu protester dans les années 1980 contre la fermeture des aciéries ? Les avez-vous vu se remettre quelquefois en cause ? Les occasions n'ont pourtant pas manqué ! Les vaches ne sont devenues folles que parce qu'on les a nourries follement. Les poulets ont perdu toute saveur parce qu'on les gave d'hormones. Et toute maladie se répand d'autant plus vite que les élevages ont pris des proportions monstrueuses. » La nuit tombe tandis que se profile dans un halo de lumière la ville de Carlisle, chef-lieu du comté, et que Radio Cumbria diffuse les numéros que toute personne affectée « d'une façon ou d'une autre » par l'épizootie peut appeler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Conseils de santé, services pratiques, soutien moral, aides financières. « Appelez, parlez, racontez », répète-t-on à l'envi, car l'antenne de la station est tout entière consacrée à la crise. Le ton est à la compassion, la radio solidaire. C'est clair. Nous entrons dans une communauté. Dimanche 25 mars On croit s'être trompé d'antenne, mais c'est bien BBC Cumbria qui diffuse en direct, à 8 heures, un service anglican. Le Révérend Graham Dow, évêque de Carlisle, est présent dans le studio et orchestre prières et lectures faites par téléphone, depuis leur exploitation, par des éleveurs de la région. La cérémonie, comme dans des milliers de paroisses de Grande-Bretagne, est d'ailleurs dédiée aux paysans. L'évêque a les mots pour leur parler, les comprendre, les doper. Le « nous » qu'il glisse parfois trahit sa forte implication. Il a fait lire une longue lettre dans toutes les églises du comté, un appel, « en ces temps de grande adversité », à l'entraide. Et il a personnellement écrit à toutes les familles concernées. On apprendra en fait qu'il exploite lui-même une ferme. Et que la maladie, ce même week-end, n'épargne pas ses bêtes. Dieu n'a pas de chouchou. A quelques kilomètres de Carlisle, la communauté de Longtown s'est réunie dans la petite église du XVIIe, avec une ferveur particulière. C'est ici, dans ce bourg de trois mille habitants situé à la frontière écossaise et connu pour son marché aux bestiaux, que s'est déclaré le premier foyer de fièvre du comté. Et c'est d'ici qu'après de fatales transactions semble s'être propagé le virus. L'odeur des brasiers pénètre jusque dans l'église. Les regards sont douloureux. Le désarroi est palpable. La plupart des éleveurs sont reclus dans leur ferme, placés en quarantaine après l'abattage de leur troupeau, ou trop soucieux d'attraper le virus pour s'aventurer hors de leur propriété. Mais c'est pour eux, dit le pasteur, que sonneront désormais les cloches. Et c'est en leur honneur que le choeur entonne avec ferveur l'hymne d'une communauté à genoux. « L'hymne des périodes de guerre », confie une vieille dame, les yeux pleins de larmes. C'est toute l'Eglise d'Angleterre qui est mobilisée. Les recettes de milliers de quêtes du jour seront affectées à un fonds destiné aux paysans en difficulté. Les pasteurs ont été invités à respecter les règles édictées par le gouvernement et à limiter leurs déplacements dans la campagne. Alors, explique le révérend d'un petit village venu assister aux psaumes de l'après-midi, dans la cathédrale de Carlisle, « notre ministère se fait par téléphone et par courrier. On écrit aux familles isolées. On les appelle chaque soir, on écoute, on encourage, on repère ceux qui n'ont plus les moyens de nourrir leurs bêtes, parfois même leurs familles. On s'organise pour faire livrer des courses au bout de leur allée. Les habitants sont sonnés. La campagne se barricade et se ferme aux promeneurs. Et le tourisme est torpillé. Ce qui signifie que commerçants et hôteliers, à leur tour, basculent dans la détresse. C'est un cycle infernal. Venez donc ce soir à Braithwaite. C'est la première mobilisation de crise. Ce devrait être intéressant. » On a donc pris la route du sud. Celle qui mène vers la région des lacs. Il fait un froid de gueux, mais des crocus, ici et là, percent les pelouses. Les collines s'enchaînent, rases et douces. Les moutons également, jardiniers innocents. Pour combien de temps encore ? La fièvre, semble-t-il, a épargné cette région de lande. Quelques chemins sont barrés d'un ruban : « Keep out » : accès interdit. A vrai dire, tous les sentiers de randonnée sont officiellement condamnés de crainte que les promeneurs ne trimbalent le virus. Et s'il ne tenait qu'aux éleveurs, ce sont toutes les routes qui afficheraient « Keep out » . Qu'on se le dise : le visiteur est suspect. Un couple de randonneurs marchant sur le bitume s'est fait copieusement insulter par un éleveur aux quatre cents coups. « Crétins de citadins ! Foutez le camp ! » A Braithwaite, près de trois cents personnes se pressent à la mairie : commerçants, hôteliers, gérants de pubs, de bed and breakfast, clubs hippiques ou de randonnées - tous fébriles et paniqués. Les réservations s'annulent au fil des heures. La saison est foutue. Et la plupart d'entre eux craignent de n'avoir pas la chance d'en tenter une seconde. Comment inverser la tendance ? Comment signifier aux touristes qu'ils peuvent venir, qu'ils doivent venir ? Que les éleveurs ne sont pas seuls à vaciller pendant la crise ? Que des milliers de petites affaires sont exposées à la faillite et ne recevront pas les compensations promises aux paysans ? Que « les ondes de choc provoquées par les hôtels déserts sont ressenties par tous les autres commerces, les pubs, les maraîchers, les fournisseurs et les laveurs de vitres ; bientôt les menuisiers et les maçons, les électriciens et les mécanos ? ». Les gens prennent la parole avec une belle dignité. La région était fière, disent-ils, de son faible taux de chômage. Mais trois cent cinquante emplois liés au tourisme tombent chaque semaine, et nous sommes des milliers à savoir la hache au- dessus de nos têtes. « Comment lutter contre les images de bûchers diffusées par les télévisions du monde entier ? Quel randonneur veut croiser des piles de carcasses ? - Allons ! Le virus n'a pas atteint la lande ! - Qui le sait ? Il faut rouvrir nos chemins. Rassurer les touristes. Contre-attaquer par de la publicité ! - Ce serait déclarer la guerre aux éleveurs ! Vous savez bien qu'ils restent terrés dans leurs fermes et craignent que la moindre circulation n'apporte le virus. - Alors, il faut mourir ? Licencier nos employés ? Envoyer nos enfants en ville ? Et mettre la clé sous la porte des commerces ? Les paysans ont le soutien du public alors que les hôteliers sont supposés riches. Quelle ironie. Moi je ne tiendrai pas jusqu'à l'été si l'on n'ouvre pas les chemins ! - Ce serait folie de trahir les paysans. D'ailleurs ils feraient déguerpir les touristes. Il faut se tenir les coudes au contraire. Exiger des aides pour passer le cap. Avoir conscience que rien ne serait pire que l'arrivée du virus dans nos landes et nos lacs. La mort des moutons exceptionnels de cette région serait la mort de nos paysages. C'est alors que ce serait trop tard. » Lundi 26 mars La catastrophe. Un cas de fièvre aphteuse vient d'être confirmé dans un élevage de la région des lacs. La lande est sous le choc. La police a immédiatement bloqué dix routes ; les paysans, paraît-il, quelques autres. Tentatives désespérées et pathétiques d'arrêter « la peste » dont parle ce matin le journal local. Mais comment le virus a-t-il pu parvenir dans ce coin situé à une trentaine de kilomètres du foyer le plus proche ? Le bétail broutait dans un champ éloigné de la route, et les chemins alentour étaient clos. Le vent. Ce vent de nord-est qui, tout le week-end, a balayé la région, en provenant de l'Eden Valley, profondément infectée. Les experts ressortent des études datant de 1969 et montrant que des vents bruineux avaient largement contribué à la diffusion du virus lors de la dernière grande épizootie de 1967. Les météorologues avaient même pu indiquer à l'avance le circuit de la maladie. Un bon vent peut faire franchir d'emblée une centaine de kilomètres. Les vaches du troupeau vont être abattues et brûlées. Mais comment savoir si les moutons de la lande couvent eux aussi la maladie ? Les espèces les plus rares se côtoient depuis des siècles dans ces prairies sans bergers ni clôtures, sans se mêler ni se perdre, dans une parfaite cohérence de troupeau. C'est le cas des fameux herbwick, présents dans la région depuis le XIIe siècle et que l'écrivain Beatrix Potter entreprit de préserver dans les années 1920. Que le virus se propage ou qu'on ordonne l'abattage des herbwick de la lande, et cette connaissance de l'espace enseignée à chaque agneau par sa mère sera anéantie. « Les prairies seront infestées de fougères et broussailles, prédit une éleveuse. La région sera défigurée et l'espèce éteinte. Vraiment, l'annonce du virus dans nos collines ressemble à un Jugement dernier. » Elle pleure au téléphone. Un tueur en série est lâché dans la lande, résume un quotidien. Sur Radio Cumbria, la liste des fermes atteintes est une longue litanie. 221 cas sont recensés dans la région, 607 sur l'ensemble du pays, dont 52 apparus durant le week-end. 368 000 animaux ont été abattus, 205 000 sont en attente de l'être. Car le processus traîne. On manque de vétérinaires, d'employés d'abattoirs, de camionneurs, de fossoyeurs. Un parcours dans la campagne autour de Carlisle vous donne la nausée, les descriptions des éleveurs vous soulèvent le coeur. Le processus s'enraye, l'intendance ne suit pas. « Pas plus de vingt-quatre heures entre l'appel d'un éleveur et l'abattage du bétail », a promis Tony Blair. La belle affaire. Encore faut-il trouver un vétérinaire agréé par les pouvoirs publics. Leur nombre a tellement fondu depuis Mme Thatcher que le ministère de l'agriculture a lancé un appel aux vétos du monde entier et qu'il en arrive d'Australie, des Etats-Unis, du Canada, de France. Les étudiants des collèges vétérinaires sont enrôlés, ainsi que ceux de l'armée. Cela ne suffit pas puisque le praticien sortant d'une ferme infectée doit attendre soixante-douze heures avant de pouvoir se rendre dans une autre exploitation. Le diagnostic posé, le feu vert donné de Londres pour pratiquer l'abattage, reste à évaluer le troupeau. L'éleveur a le droit de choisir l'expert qui estimera ses bêtes. Inutile de préciser que pour un troupeau de centaines de vaches, moutons et porcs, cela peut prendre des heures. Arrivent enfin les employés d'abattoir, assistés par les vétérinaires qui pratiquent sur les veaux et les agneaux des injections mortelles. Au total, entre le premier appel du paysan et l'abattage du troupeau, trois jours ont pu passer. Trois jours fatals pour la diffusion du virus. Reste alors le problème des carcasses. C'est là que l'affaire prend des proportions dramatiques et macabres. « Mon cousin était anéanti après l'abattage du troupeau, nous raconte James Irving, éleveur lui-même dans la région des lacs. Il s'est enfermé chez lui, pensant que les carcasses allaient être enlevées. Quatre jours plus tard, elles étaient encore là. L'odeur était pestilentielle, le sang noir avait coulé dans la cour, formant une boue vaseuse, les corps collés les uns aux autres attiraient les corbeaux, les blaireaux, les renards. Les employés du ministère de l'agriculture ont commencé à préparer un bûcher en creusant une tranchée et en convoyant des traverses de chemin de fer. Mais ils manquaient de charbon, il en faut des centaines de tonnes. Alors ils ont décidé d'enterrer les bêtes. Les membres se détachaient, les corps devenaient liquides. Dix jours avaient été perdus ! » Pour supporter la tâche, les manutentionnaires déposaient sur leur masque quelques gouttes d'huile d'eucalyptus. Le ministre de l'agriculture, Nick Brown, en visite surprise à Carlisle, fait un point de presse à l'Auberge des bergers. Profil bas. Il admet qu'il y a encore près de 100 000 carcasses à déplacer. Mais il nie que la situation soit hors de contrôle. D'ailleurs l'armée est là, dit-il, en présentant le militaire en treillis assis à ses côtés. Et hop, le voilà éclipsé ! Il ne pouvait prendre le risque d'un face-à-face avec la poignée d'éleveurs postés devant l'auberge, la mine dévastée et le regard mauvais. « Un fiasco ! Un abominable fiasco !, gronde un éleveur de soixante ans qui vient de perdre 700 moutons. Blair ne pense qu'à ses élections et se moque bien des paysans du Cumbria. Trop loin de Londres. Trop insignifiants. Il a agi comme un amateur ou comme quelqu'un qui souhaitait la ruine de l'élevage britannique. Il fallait fermer les routes et appeler l'armée depuis le premier jour. Six longues semaines ont été perdues ! » Mais, si l'on peut dire, il y a espoir. L'armée a investi un ancien terrain de la Royal Air Force, à Great Orton, dans la banlieue de Carlisle. Et elle n'y chôme pas. Les journalistes sont tenus à distance, mais les bulldozers creusent de gigantesques tranchées - 4 mètres de profondeur, 150 mètres de long - tandis que d'énormes camions-remorques déchargent d'horribles cargaisons. 7 500 carcasses aujourd'hui, annonce le major Richardson. 10 000 demain et après-demain. 20 000 après jeudi. Un demi-million de moutons seront enterrés ici. « L'armée a les choses en main. » De l'autre côté de la route, une douzaine de vaches se sont approchées, visiblement curieuses de cette animation soudaine. « A abattre ! », dit froidement le major Richardson. Quel monde cruel ! Mardi 27 mars La viande de contrebande ! Voilà l'ennemi ! Enfin un présumé coupable ! Une explication, une ! De la viande infectée, probablement venue d'Orient, est arrivée en fraude dans un restaurant chinois avant d'être servie en pâtée à des cochons d'Heddon on the Wall, dans le nord-est de l'Angleterre. Scotland Yard enquête. Le ministre de l'agriculture s'excite. Diable ! Mais le virus court toujours. 634 cas à ce jour. Les Britanniques s'impatientent. Trop de photos atroces, de titres catastrophistes, de récits désespérants. Trop d'accusations lancées tous azimuts, trop de mises en cause collectives, trop d'impuissance aussi. Le pays se fatigue, bouleversé des ravages opérés sur sa mémoire, son histoire et sa réputation. Excédé par cette révision forcée de ses références et valeurs. La campagne anglaise n'est pas douce, n'est pas tendre, n'est pas saine. Ses ressources sont suspectes. Et les vers de Wordsworth ne parlent que d'un temps que personne aujourd'hui ne pourrait reconnaître. C'est dur à avaler. On sent un écoeurement. Une honte, même, à l'égard de l'étranger. Un lien secret entre le peuple et sa terre est cassé. Le courrier des lecteurs de l' Independant est particulièrement virulent ce matin. « Sir, j'ai été ému par la douleur des fermiers comme je l'avais été par celles des mineurs et des travailleurs de l'acier. Néanmoins, ces derniers n'ont jamais coûté aux contribuables 6 milliards de livres de subventions par an. Ils n'ont pas provoqué, l'an passé, 2 800 cas de pollution des cours d'eau de ce pays. Ils n'ont pas coûté aux compagnies de distribution d'eau 2,25 milliards de livres, en une seule décennie, afin de retirer les pesticides de notre eau potable. On nous affirme que les paysans sont nécessaires pour prendre soin du paysage, mais on n'en pas beaucoup la preuve. On peut s'attendre à ce que l'herbe et les arbres poussent sans leur assistance. La vérité, qui n'ose pas dire son nom, c'est qu'il faut arrêter l'agriculture britannique... » Une autre : « Sir, pour sauver l'agro-business, des paysans avides de profit, en collusion avec le ministère, mettent en déroute l'industrie du tourisme rural en fermant les parcs nationaux. Il est grand temps de reconquérir la campagne ; et le seul moyen serait de taper les paysans à leurs poches et de boycotter le boeuf britannique. Alors ils changeront de ton. » Radio Cumbria multiplie les appels aux volontaires. On cherche des manoeuvres et des camionneurs, en précisant qu'il importe d'avoir « l'estomac bien accroché ». Le ballet macabre de camions s'est intensifié sur l'ancien aéroport où tombe une pluie fine. Demain, ce sera pire. La fosse géante deviendra également champ de tir ou terrain d'exécution, comme on préfère. Des dizaines de camions y déverseront des milliers de moutons bien vivants, réputés en bonne santé, mais dont le seul tort sera d'être situés dans le rayon de 3 kilomètres d'une ferme infectée. Le massacre s'accélère. Reste à trouver l'emplacement idéal pour construire d'autres bûchers destinés cette fois aux vaches, les règles de destruction étant plus contraignantes en raison de l'ESB. On manque localement de charbon et de traverses de chemin de fer. Et le gouvernement étudie la possibilité d'un recours aux lance-flammes utilisant du napalm. Ce soir, de très nombreux éleveurs ont rendez-vous au pub The Auctionner, à la sortie de Carlisle. Certains sont venus de la région des lacs. D'autres ont obtenu une dérogation à la quarantaine frappant leur exploitation, en respectant des mesures exceptionnelles de désinfection. Les visages sont creusés et les sourires crispés. Les yeux rouges disent le manque de sommeil. Quelques hommes boivent nerveusement. Ils ne sont guère allés au pub depuis plusieurs semaines. Le mouvement Farmers for Action les a réunis pour évoquer la question de la vaccination. Et semer le vent de la révolte. Le docteur Richard North, un scientifique naviguant entre Bradford et Bruxelles, y parvient en quelques minutes. « Nous devons tous faire face à l'une des plus graves infections connues à ce jour, commence-t-il gravement. Une infection pour laquelle il n'est guère de remède connu à ce jour. Je parle du ministère de la mort. Le ministère de l'agriculture britannique. Il a causé la mort de beaucoup plus d'animaux que n'importe quelle maladie. » Les éleveurs sourient, dressent l'oreille. Plus un seul chuchotement, mais une tension immense. De la colère rentrée. De la rage. Et plein de larmes en réserve. « La politique d'abattage des troupeaux sains est une fuite en avant inutile et coupable. On peut appeler l'armée, les vétérinaires du monde entier, cela ne marchera pas. On n'arrêtera pas ainsi la maladie. Et l'on aura tué 30 millions d'animaux. Folie ! » Une pause. L'homme ménage ses effets. Personne ne bouge d'un millimètre. « La tragédie, pourtant, est évitable. Et si le ministère de la mort acceptait de consulter les vrais experts, il apprendrait qu'on peut stopper l'épizootie en trente jours : la vaccination de masse s'impose. » L'interdiction d'exportation ? La survie des troupeaux vaut bien ce sacrifice temporaire. Que ferait-on de ce droit d'exporter, le jour où tous les animaux auront disparu en fumée ? « En soixante jours, ce pays peut revenir à la normale. Arrêtons le massacre. Vaccinons chaque troupeau. Ce soir, vous devez décider : ferez-vous partie des victimes ou des survivants ? Ce ne sera pas facile lorsque vétérinaires et policiers frapperont à votre porte pour prendre vos bêtes en bonne santé. Ce n'est jamais facile de résister. Mais ce soir, décidez de faire le grand pas : fini l'abattage aveugle. Vaccinons dès maintenant. » Les applaudissements crépitent. Comme un long soulagement. Il y aurait donc une solution. Des mains se lèvent, enthousiastes. « Ils n'auront pas mes moutons !, crie une femme. J'utiliserai des chaînes et de la superglue ! » On se montrera solidaire, lance une autre. « On a tous des portables. A la moindre alerte, appelons-nous. Je foncerai soutenir n'importe lequel d'entre vous. » On peut gagner du temps, exiger des paperasses, propose un éleveur plus pacifique. Le docteur North, lui, conseille de jouer les médias. Prenez leurs numéros, appelez les caméras en cas de problème. Peignez des cibles sur vos moutons. Et affichez collectivement votre position. « Dessinez en blanc sur le flanc d'une colline un énorme « Plus d'abattage » qu'on pourra voir de l'espace. Vous ferez la « une » des journaux de la planète. » Mercredi 28 mars 693 cas au total, 59 de plus depuis hier, 28 dans le Cumbria. L'animatrice de la BBC lit lentement à l'antenne la liste des nouveaux élevages atteints. Et cela n'en finit plus. Comme la liste des numéros que les éleveurs peuvent appeler pour obtenir aide et réconfort. Des bureaux sont installés dans plusieurs petites villes afin d'ouvrir des postes où consulter l'Internet. Des écoles rurales rouvrent peu à peu, certains enfants sortant de la quarantaine. Mais la vie sociale est bel et bien désorganisée. Et, dans le calendrier des fêtes et événements à venir, on ne sait plus ce qui est annulé ou maintenu. Un festival de jazz est confirmé pour l'été, mais la parade traditionnelle du carnaval de juillet est jugée saugrenue. Le show canin aussi est annulé, de même que la soirée de danses écossaises. N'apprend-on pas qu'un leader des éleveurs d'Ecosse vient de demander qu'on ferme la frontière avec l'Angleterre ? Sacrés voisins. Les images de cadavres d'animaux ont tant dégoûté les téléspectateurs que la Société végétarienne se targue de multiplier le nombre de ses adhérents. Les « rosbifs » seraient devenus, et de loin, les plus végétariens des Européens. On apprend également que des agriculteurs anglais profitent d'un taux de change favorable pour acheter des terres en Australie. L'abattoir de Carlisle est enfin rouvert et promet de fonctionner, dit-on, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'armée a dépêché dans la région ses différents bouchers. Depuis que Tony Blair a annoncé, la semaine passée, prendre personnellement en charge le dossier, le nombre d'animaux en attente d'abattage a augmenté de 70 %. Et les éleveurs sont scandalisés d'apprendre que leur collègue touché dans la région des lacs a dû, lui aussi, attendre cinquante-deux heures pour que son troupeau de bovins soit enfin abattu. Quand on sait la force des vents d'est... Mais les têtes d'affiche continuent de se bousculer à Carlisle. Ce matin, c'est le ministre de la défense, Geoff Hoon. La guerre contre la fièvre aphteuse est déclarée. Et le ministre prend des nouvelles du front. Normal. A ses côtés, il s'est adjoint une vedette qui vaut tous les messages : le général Michael Jackson lui-même, disparu des écrans depuis la guerre du Kosovo, et qui déplie sa longue carcasse sur le terrain d'aviation devenu champ de massacre. Il en faudrait davantage pour impressionner Moira Linaker. Dans sa fermette de Warwick, l'ancienne infirmière, qui a assisté hier soir à la réunion des éleveurs, commence la résistance. Ses trente moutons, énormes, n'iront pas à l'abattoir. Ou alors, elle se mettra en tête du troupeau. Les grilles de son jardin sont entourées de drapeaux et de ballons. Et un pantin à l'effigie de Tony Blair brandit au nez des visiteurs le drapeau noir des pirates. Personne ne lui a encore signifié l'avis d'abattre ses bêtes, lesquelles, bien qu'en bonne santé, se situent à proximité d'une ferme à épizootie. « Ils n'oseront pas », dit-elle. En sachant qu'ils oseront. L'autre jour, raconte un vétérinaire, une équipe d'employés du ministère de l'agriculture s'est présentée chez un éleveur pour procéder à l'abattage. On a rassemblé les moutons dans un coin de la cour, compté et recompté. Rien à faire, il en manquait toujours deux. Alors on a fouillé la ferme de fond en comble, le jardin et les granges, les bosquets et enfin la maison. Et dans le placard de la chambre de deux petits garçons, on a retrouvé les deux agneaux qui, depuis quelques jours, étaient nourris au biberon. On les a embarqués. Et tués. Dans la cour, paraît-il, tout le monde reniflait.

« sont reclus dans leur ferme, placés en quarantaine après l'abattage de leur troupeau, ou trop soucieux d'attraper le virus pours'aventurer hors de leur propriété.

Mais c'est pour eux, dit le pasteur, que sonneront désormais les cloches.

Et c'est en leurhonneur que le choeur entonne avec ferveur l'hymne d'une communauté à genoux.

« L'hymne des périodes de guerre », confieune vieille dame, les yeux pleins de larmes. C'est toute l'Eglise d'Angleterre qui est mobilisée.

Les recettes de milliers de quêtes du jour seront affectées à un fonds destinéaux paysans en difficulté.

Les pasteurs ont été invités à respecter les règles édictées par le gouvernement et à limiter leursdéplacements dans la campagne.

Alors, explique le révérend d'un petit village venu assister aux psaumes de l'après-midi, dans lacathédrale de Carlisle, « notre ministère se fait par téléphone et par courrier.

On écrit aux familles isolées.

On les appelle chaquesoir, on écoute, on encourage, on repère ceux qui n'ont plus les moyens de nourrir leurs bêtes, parfois même leurs familles.

Ons'organise pour faire livrer des courses au bout de leur allée.

Les habitants sont sonnés.

La campagne se barricade et se fermeaux promeneurs.

Et le tourisme est torpillé.

Ce qui signifie que commerçants et hôteliers, à leur tour, basculent dans la détresse.C'est un cycle infernal.

Venez donc ce soir à Braithwaite.

C'est la première mobilisation de crise.

Ce devrait être intéressant.

» On a donc pris la route du sud.

Celle qui mène vers la région des lacs.

Il fait un froid de gueux, mais des crocus, ici et là,percent les pelouses.

Les collines s'enchaînent, rases et douces.

Les moutons également, jardiniers innocents.

Pour combien detemps encore ? La fièvre, semble-t-il, a épargné cette région de lande.

Quelques chemins sont barrés d'un ruban : « Keep out » :accès interdit.

A vrai dire, tous les sentiers de randonnée sont officiellement condamnés de crainte que les promeneurs netrimbalent le virus.

Et s'il ne tenait qu'aux éleveurs, ce sont toutes les routes qui afficheraient « Keep out » .

Qu'on se le dise : levisiteur est suspect.

Un couple de randonneurs marchant sur le bitume s'est fait copieusement insulter par un éleveur aux quatrecents coups.

« Crétins de citadins ! Foutez le camp ! » A Braithwaite, près de trois cents personnes se pressent à la mairie : commerçants, hôteliers, gérants de pubs, de bed andbreakfast, clubs hippiques ou de randonnées - tous fébriles et paniqués.

Les réservations s'annulent au fil des heures.

La saisonest foutue.

Et la plupart d'entre eux craignent de n'avoir pas la chance d'en tenter une seconde.

Comment inverser la tendance ?Comment signifier aux touristes qu'ils peuvent venir, qu'ils doivent venir ? Que les éleveurs ne sont pas seuls à vaciller pendant lacrise ? Que des milliers de petites affaires sont exposées à la faillite et ne recevront pas les compensations promises auxpaysans ? Que « les ondes de choc provoquées par les hôtels déserts sont ressenties par tous les autres commerces, les pubs, lesmaraîchers, les fournisseurs et les laveurs de vitres ; bientôt les menuisiers et les maçons, les électriciens et les mécanos ? ».

Lesgens prennent la parole avec une belle dignité.

La région était fière, disent-ils, de son faible taux de chômage.

Mais trois centcinquante emplois liés au tourisme tombent chaque semaine, et nous sommes des milliers à savoir la hache au- dessus de nostêtes. « Comment lutter contre les images de bûchers diffusées par les télévisions du monde entier ? Quel randonneur veut croiser despiles de carcasses ? - Allons ! Le virus n'a pas atteint la lande ! - Qui le sait ? Il faut rouvrir nos chemins.

Rassurer les touristes.

Contre-attaquer par de la publicité ! - Ce serait déclarer la guerre aux éleveurs ! Vous savez bien qu'ils restent terrés dans leurs fermes et craignent que la moindrecirculation n'apporte le virus. - Alors, il faut mourir ? Licencier nos employés ? Envoyer nos enfants en ville ? Et mettre la clé sous la porte des commerces ?Les paysans ont le soutien du public alors que les hôteliers sont supposés riches.

Quelle ironie.

Moi je ne tiendrai pas jusqu'à l'étési l'on n'ouvre pas les chemins ! - Ce serait folie de trahir les paysans.

D'ailleurs ils feraient déguerpir les touristes.

Il faut se tenir les coudes au contraire.

Exigerdes aides pour passer le cap.

Avoir conscience que rien ne serait pire que l'arrivée du virus dans nos landes et nos lacs.

La mortdes moutons exceptionnels de cette région serait la mort de nos paysages.

C'est alors que ce serait trop tard.

» Lundi 26 mars La catastrophe.

Un cas de fièvre aphteuse vient d'être confirmé dans un élevage de la région des lacs.

La lande est sous lechoc.

La police a immédiatement bloqué dix routes ; les paysans, paraît-il, quelques autres.

Tentatives désespérées et pathétiquesd'arrêter « la peste » dont parle ce matin le journal local.

Mais comment le virus a-t-il pu parvenir dans ce coin situé à unetrentaine de kilomètres du foyer le plus proche ? Le bétail broutait dans un champ éloigné de la route, et les chemins alentourétaient clos.. »

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