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COMPRÉHENSION DES ESSAIS DE MONTAIGNE

Publié le 09/06/2015

Extrait du document

montaigne

COMPRÉHENSION

La première phrase est provocante aux points de vue politique (elle s'adresse aux contemporains d'Henri III et de Catherine de Médicis, connus pour leur propension à dissimuler), littéraire (il s'agit de jouer sur l'affirmation de fran-chise pour susciter la méfiance du lecteur), biographique (cette affirmation sur le papier assigne à M. une conduite à tenir dans sa vie).

On peut y ajouter un point de vue philosophique : qu'est-ce que la bonne foi chez un homme qui n'hésite pas à se contredire ? Cette première phrase a donc pour effet de distinguer vérité de l'homme (« bonne foi «) et vérité de ses propos (faiblesse humaine) : la provocation consiste à affirmer que la contradiction n'est pas synonyme d'inauthenticité.

Toutefois, M. est peut-être honnête quand il assure avoir voué son livre à la «commodité particulière« de ses «parents et amis«, non pas tant parce qu'il souhaite en limiter la diffusion — la publication prouve le contraire — que parce qu'il n'est pas sûr du succès, et que cette limitation affichée de ses ambitions le dédouane par avance de tout échec. Plus que d'honnêteté, il faudrait donc ici parier de prudence.

Le thème du Nouveau Monde est, «dès l'entrée «, une occasion de tourner en dérision la pudibonderie, le retour à une dévotion ostentatoire et les modes vestimentaires des contemporains d'Henri III en en prenant le contre-pied. D'autre part, se montrer « tout nu « a l'avantage, tout en confortant la prétention à la « bonne foi«, d'indiquer immédiatement son camp M. est du côté des cannibales, et non des conquistadores.

Les arguments de l'avis Au lecteur sont : bonne foi, aucune ambition éditoriale, recherche d'un dialogue avec ses seuls proches, peinture du moi avec ses défauts et ses qualités, au risque, comme les nations du Nouveau Monde, de choquer la bienséance par un exhibitionnisme excessif. L'énoncé même de ces arguments suffit à en souligner l'ironie. L'ironie se marque encore par les attaques à l'égard du lecteur : «nulle considération de ton service« (le tutoiement est peut-être un latinisme, mais il traduit aussi une forme d'irrespect), « je veux qu'on m'y voie« (l'impersonnel « on « marque un piètre souci des réactions du lecteur), «je me fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu« (peu importe le caractère indi¬geste, voire choquant de cette peinture), « ce n'est pas raison que tu emploies ton loisir« (le ton n'est pas celui de l'humilité, mais plutôt de l'indifférence arro¬gante se permettant de donner des conseils doublés de fausse modestie : «un sujet si frivole et si vain«). Elle se marque également par les protestations d'incapacité et de faiblesse contredites par la publication même de deux volumes massifs : « Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. « Enfin l'ironie confine presque à la mauvaise foi — deux lignes à peine après la proclamation de « bonne foi «! — quand M. écrit sur la première page du livre qu'il fait paraître à grands frais : «Je n'y ai eu nulle considération [...1 de ma gloire«. Mais on a vu pourquoi : c'est un moyen de se prémunir contre un échec éventuel auprès du public. C'est en partie peut-être une allusion à la gloire qu'il recherche pour son ami La Boétie, et qui fournit un alibi à ses propres ambitions.

ÉCRITURE

La démarche inscrit une familiarité, excluant toute tricherie avec le lecteur, dans le tutoiement employé par M. Elle évite le protocole des dédicaces aux grands,

 

ESSAIS

comme celle de Du Bellay au roi pour ses Antiquités de Rome ou de Castiglione au révérend et illustre seigneur Don Michel de Silva, évêque de Viseo, pour Le Livre du Courtisan ; la camaraderie populaire de Rabelais avec ses « amis lecteurs « dans Pantagruel, ou plus soldatesque de Monluc envers la ‹, noblesse de Gascougne« ; ou encore la préciosité de Ronsard pour ses Amours, soit déclamatoire : « Divin troupeau «, soit plus intime :

«Prends ce livre pour gage, et lui fais, je te prie,

Ouvrir en ma faveur ta belle librairie,

Où logent sans parler tant d'hôtes étrangers :

Car il sent aussi bon que font tes orangers. «

M., donc, par un tutoiement tranché, ni amical, ni hostile, se refuse à «capter la bénévolence du candide lecteur« suivant les pratiques en usage à son époque. Il profite de la connotation de culture qu'implique ce latinisme du tutoiement sans pour autant employer la langue des clercs comme Du Bellay pour les Regrets : « Quem, lector, tibi nunc damus bellum «... Le fait d'être à tu et à toi avec le public est de surcroît l'apanage des rares auteurs reconnus, comme Ronsard : M. se place ainsi au rang des meilleurs par ce moyen subreptice, tout en abondant en dénégations («mes forces ne sont pas capables«, «un sujet si frivole«) qu'il s'emploie de la sorte à rendre invraisemblables.

Il reste que, si les Essais n'avaient pas tenu leurs promesses, personne ne parlerait aujourd'hui de cet avis Au lecteur. Deux pierres d'attente y sont posées pour le contenu du livre tel qu'on va le lire : la peinture du moi, qui n'intervien¬dra qu'assez tard, ce qui est assez opportun car, après ce départ où le moi est omniprésent, tous les premiers chapitres, plutôt impersonnels et consacrés à des questions de morale ou de politique, estompent le soupçon de narcissisme tout en créant à la longue une attente chez le lecteur ; et le thème du Nouveau Monde, qui constitue un «support publicitaire« de choix par son caractère récent à l'époque, sa relative rareté en littérature générale (au lieu de subir tout un récit d'exploration qui suppose chez lui un intérêt solide et exclusif, le lecteur trouvera, en un chapitre sur plus de quatre-vingt-dix, un résumé de la question, peut-il penser d'après la table des matières) et par son actualité (le livre de Jean de Léry vient de sortir et suscite des polémiques avec André Thevet). À compa¬rer cet avis avec le texte n« 5 (I, 8, De l'oisiveté), on s'aperçoit que la peinture du moi a mis longtemps chez M. à s'assumer comme un sujet central, car l'auteur, malgré sa volonté d'écarter les conformismes, a une pleine conscience des «lois de la cérémonie « et des obligations qu'elles lui imposent, y compris et surtout s'il veut finalement les enfreindre en parlant avant tout de lui-même.

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Les événements sanglants de la huitième guerre de Religion motivent le choix de M. d'entamer son troisième livre par des considérations de politique qui occupent alors tous les esprits. Cela lui donne en même temps l'occasion d'avouer, avec une «bonne foi « à retardement, un autre mobile de sa retraite

 

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jusque-là passé sous silence : la déception d'ordre professionnel qu'il a connue dans la chasse aux «occupations publiques«. Encore cet aveu n'est-il pas complet, puisque M. ne dit pas qu'il a vainement cherché à «s'embarquer«— ce qui est un fait avéré par sa candidature et par son échec à la Grand-Chambre du parlement bordelais — mais qu'il a manqué de fermeté à ne pas s'embarquer comme si on l'y avait contraint («on m'y plongea jusques aux oreilles«). En réalité, c'est la première fois qu'il livre, très prudemment et dans un style extrêmement resserré, voire énigmatique, une cause effective de sa retraite, et non plus seulement comme dans les textes 4 (II, 8 De l'affection des pères aux enfants) ou 5 (I, 8 De l'oisiveté) des symptômes : « humeur mélancolique«, ou des buts : « passer en repos et à part ce peu qui me reste de vie«.

Les traces d'amertume se lisent dans l'expression « bonne fortune« qui suggère à la fois un refus d'avouer sa déception comme le renard de La Fontaine face aux raisins qu'il ne peut atteindre, et peut-être une allusion à la triste époque dans laquelle M. s'est trouvé pris et qui rendait de toute façon peu alléchante une carrière politique. L'humour se signale dans l'image des « tireurs d'aviron « qui, par sa justesse et son pittoresque, exprime avec drôlerie l'ambiguïté de ce «dos tourné à l'ambition «. Néanmoins tout ce passage a la tournure, sibylline, des discours du temps dès qu'il s'agit de parler de politique et de pouvoir : le ton initié des éminences grises, des gens qui avancent à couvert et ne livrent leurs informations qu'à demi-mot. Ce style, qu'on retrouve chez la Catherine de Médicis des images d'Épinal par exemple, est caractéristique de M. dès qu'il parle de quelque chose qui le touche vraiment de près et qui a trait à l'impres¬sion qu'il donne de lui dans le public. Il y a peut-être d'ailleurs ici chez M. une tentation parodique, outre la volonté de montrer qu'il maîtrise la langue des politiques. Probablement enfin s'exprime-t-il avec une certaine gêne sur un sujet où il n'est pas sûr d'avoir été à la hauteur de ses espérances. Sur le fond, la position légaliste de M. (« les lois H m'ont choisi un parti et donné tin maître ; toute autre supériorité et obligation doit être relative à celle-là et retranchée«) lui évite d'entrer dans les factions où il chercherait son intérêt personnel ; mais, à vrai dire, il n'y a qu'un mérite relatif, puisqu'il n'en a pas le goût. Il trouve donc son compte à cette attitude : son tempérament comme son intérêt bien compris et sa lucidité politique le portent à se garder de tout excès de zèle pour ou contre les institutions. Garder l'équilibre dans une période de troubles suppose toute¬fois une fermeté et une conviction politiques qu'il ne faut pas minimiser.

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On peut certes trouver, dans le long récit de l'accident au cours duquel M. tomba vraisemblablement dans le coma, des signes de narcissisme. Cependant, et peut-être à cause de cet accident mais aussi en raison des décès de La Boétie et de Pierre Eyquem, la mort (cf. parcours thématique) est de toute façon pour M. un souci majeur et un sujet obsédant. D'autres motivations pourraient expliquer la longueur de ce récit : le goût de l'expérimentation, de la description quasi médicale ; la volonté de divulguer, conformément au projet d'autoportrait, une

 

ESSAIS

importante expérience biographique ; enfin la conscience de l'attente d'un public pour lequel la mort, en cette période de guerres de Religion, est parti¬culièrement omniprésente.

L'insertion de ce récit dans le chapitre De l'exercitation (II, 6) apporte l'un de ses sens possibles à « l'essai « des facultés que vise M.: c'est un type d'expérience conçu de manière quelque peu rigide et caricaturale, l'expérience par excellence du M. de la première période, illustrée par le chapitre Que philosopher c'est apprendre à mourir (I, 20).

Les références aux guerres de Religion prouvent que le sentiment du danger, à l'époque, est constant ; personne n'est à l'abri d'un traquenard : « nos troisièmes troubles ou deuxièmes«, «dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France«, «la première pensée qui me vint, ce fut que j'avais une arquebusade en la tête «... Autant d'allusions montrant que les embuscades ou les balles perdues sont toujours possibles : « de vrai, dit M., en même temps, il s'en tirait plusieurs autour de nous. « Or la mort est conçue dans ce passage comme un moment plein de douceur. Les répétitions du terme « douceur « (« cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser dans le sommeil«, « je sentis une infinie douceur à ce repos«, «je me laissai couler si doucement et d'une façon si douce et si aisée que je ne sens guère autre action moins pesante «) sont significatives, de même que l'insistance de M. sur son état d'esprit durant le trajet. A n'en pas douter, ce moment fut capital dans sa vie (« cette recordation que j'en ai fort empreinte en mon âme «) et détermine, en la vérifiant, son attitude d'« avoisinage « à l'égard de la mort. Les précisions spatiales (« une demi-lieue française «) et le jeu des imparfaits et des passés simples (« me prirent entre leurs bras et m'emportaient avec beaucoup de difficulté en ma maison «) mettent en valeur les distances parcourues et les à-coup dans le transport, les interruptions liées au chemin « montueux et mal aisé «, la durée du trajet : tous les éléments de cette expérience sont notés comme des données qui peuvent avoir leur importance, comme s'il s'agissait d'une description scientifique. M. est à la fois obnubilé par ce souvenir crucial, et désireux de livrer le témoignage le plus complet possible, à l'usage éventuel de gens plus qualifiés que lui, y compris dans l'avenir, pour expliquer ce qui lui est arrivé.

La citation du Tasse introduit une distanciation face à l'événement, distanciation peut-être humoristique, en tout cas littéraire, qui sanctionne cet événement et l'autorise d'une tradition de réputation à la fois savante (écrivain de la renais-sance) et séduisante (Italie).

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L'humeur mélancolique de M. s'explique non seulement par la solitude de sa retraite, mais par les deuils et les déceptions professionnelles qu'il a connus et par le dégoût du monde politique de son temps. C'est le succès rencontré auprès du public qui permet à M., sûr de sa réussite littéraire, de décrire, dans une addition tardive, les Essais comme «le seul livre au monde de son espèce«. Il est vrai que c'est le premier livre écrit dans cette optique par un auteur sur lui-même (à l'inverse par exemple des Confessions de saint Augustin à visées d'autojustifi-cation et d'édification chrétienne). Mais il y a ici un décalage entre les significa 

 

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tions de cette formule pour l'écrivain et nour le public du xx` siècle : pour M., elle n'a de sens que parce qu'il est le premier à écrire ses pensées et à se prendre pour matière ; pour nous, l'originalité de ce projet vient surtout de ce que, tout en se prenant pour seule matière de son livre, M. n'est pas uniquement narcis-sique. 11 s'efforce de « réciter « l'humaine condition.

M. peut être taxé de mauvaise foi ou de coquetterie lorsqu'il se peint comme « un sujet si vil et si vain « parce que, tout en disant cela, il y consacre tout son temps. Néanmoins l'authenticité de sa démarche n'a pas de raison d'être mise en doute. C'est plutôt la présentation qu'il en donne, légitimant son narcissisme par de la fausse modestie, qui peut faire sourire certains lecteurs.

L'esthétique de la bizarrerie se rattache au maniérisme et au «far stupir « néo-pétrarquiste d'écrivains comme Pietro Bembo ou Maurice Scève.

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1. À la lumière du reste des extraits, oui, M., dans les Essais, se présente effectivement en sa «façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et arti¬fice«, puisqu'il parle de lui au naturel et cherche à donner de sa personne la peinture la plus complète possible. Mais la gêne qu'il éprouve à parler de lui le porte souvent à osciller entre une attitude de bravade, où il se moque par avance des critiques qu'on pourrait lui faire, et une autodépréciation excessive, trop marquée pour paraître sérieuse, ce qui donne à sa démarche une allure affectée.

2. La raison d'ordre professionnel que donne M. au seuil du troisième livre pour expliquer son entreprise littéraire était plus difficile à exprimer parce qu'elle équivalait à un aveu d'échec. Il était passé à côté de ses rêves de gloires politique, militaire, aristocratique : en un mot, à côté de la virtu. Ce n'est qu'une fois parvenu à la gloire littéraire — c'est-à-dire à un succès qui lui permet de surmon¬ter son échec initial — que M. peut se résoudre à livrer une motivation qui ne l'atteint plus dans le coeur de son être.

3. Le récit de l'expérience personnelle que M. a eue de l'approche de sa mort, inscrit l'essai De l'exercitation dans la première vision de l'écrivain sur la chose, vision stoïcienne qui préconise la méthode de préparation. À vrai dire, même s'il évolue vers une attitude moins tendue et hautaine, M., sa vie durant, ne cesse de chercher à « s'avoisiner « à la mort, mais la minutie du récit de son accident montre que ce récit a d'abord été conçu pour illustrer cette méthode d'attention constante, que M. abandonnera plus tard pour s'en remettre de préférence à la « diversion «.

4. Le passage d'une démarche mélancolique de retraite liée aux deuils et dégoût du monde qu'éprouvait M., vers la peinture du moi, s'explique probablement par l'idée que c'était la seule manière pour lui de surmonter tous ces échecs. En trouvant sa propre vérité personnelle, il donnait un sens à ce passé. Il semble que ce projet, probablement latent dès le début de la retraite, n'ait été assumé comme tel par M. qu'une fois largement entamée la rédaction des Essais. C'est en tout cas dans le second livre que commence véritablement à s'affirmer cette tendance, en particulier avec les essais De l'exercitation, De la présomption et Du démentir (11, 6, 17 et 18).

 

ESSAIS

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D'abord, M. a voulu retrouver ses esprits, s'assurer de ce qu'il avait vraiment dans la tête en fait de désirs, d'aspirations (texte 5, état A : « s'arrêter et se rasseoir en soi «) et de convictions (texte 6, état A : « Le jugement est un outil à tous sujets. [...] À cette cause aux essais que j'en fais ici«) ; puis la peinture du moi s'est révélée nécessaire (texte 5, état A : «[mon esprit] se donne cent fois plus d'affaire à soi-même«) et finalement fructueuse (texte 7, état C : «occupation [...] des plus recommandées «, «autres sciences sans comparaison moins utiles «).puisqu'elle per¬met, en connaissant ses limites (texte 6, état C : «je ne vois le tout de rien«), de porter sur le monde un regard plus lucide et plus modeste (texte 6, état C «je me hasarderais de traiter à fond quelque matière si je me connaissais moins «), L'expression «faisant le cheval échappé «, très imagée (on sait que M. montait jusqu'à douze heures par jour et que le cheval était son mode de transport favori ; cf. texte 31), montre le désarroi amusé dans lequel se sent l'écrivain devant sa feuille blanche : le ton cocasse de ce constat est souligné par la citation latine, qui n'est pas une addition. En même temps, ce « cheval échappé « est la figure par excellence des dérives et vagabondages (le texte 7 parlera encore, quelque vingt ans après puisque c'est l'état C, de «suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit «) dont tant d'essais, en particulier du Livre III, nous donnent l'exemple : songeons à Sur des vers de Virgile (III, 5) ou De la vanité (III, 9). Il n'est donc pas exclu que cette expression soit devenue pour M. non seulement un point de repère, quand il voulait connaître et résumer son état d'esprit initial en relisant, des années plus tard, ses premiers essais, mais un mot d'ordre immédiat pour l'après 1580, c'est-à-dire pour son inspiration du Livre III et des additions B, cautionnant d'une sorte de fidélité à lui-même ses tendances au laisser-aller et à l'indiscipline du propos ; ce qui n'a rien d'incompatible avec l'exigence, la marche et même le « galop « de la pensée, mise ainsi en mesure de découvrir des horizons inattendus.

Ainsi, ce que dit l'avis Au lecteur (« c'est moi que je peins «) et qui est parfaitement vrai, ne l'a pas été dès la démission du 24 juillet 1570 et la décision prise de se consacrer aux Muses à partir de 1571. Le « moi « s'est révélé comme un sujet central en cours de route. La notion même d'« essais « renvoie à la cour des Valois qui n'avait rien à voir a priori avec la peinture du moi.

Le terme « essais « a ici le sens de mise à l'épreuve, d'application, d'exercice. C'est au fond l'entraînement et l'entretien du jugement, grâce à des tests, des expériences dont il « essaie « de se sortir et au cours desquels il se ploie et s'étire en tous sens, un peu comme on fait de la gymnastique. Ces tentatives permettent au jugement de s'éprouver et — but final, puisqu'il ne voit «le tout de rien« — de mieux se connaître, que l'issue de ces tests soit ou non positive. On remarquera que l'ensemble du texte 6 est bâti sur une métaphore équestre qui retrouve celle du texte 5, «cheval échappé «, et prouve la cohérence et la vigueur de la démarche de M., la clarté et la netteté de sa préoccupation.

Sur l'expression « mettre en rôle« : du texte 5 au texte 7, on est passé d'une sorte de distanciation tournée sur le mode de la plaisanterie («lui en faire honte à lui-même«), parce que M. ne croit guère encore à l'intérêt de ces «chimères et monstres fantasques les uns sur les autres «, ou du moins parce qu'il n'ose pas les assumer de peur d'encourir le reproche d'autosatisfaction, d'où un refuge dans l'humour («en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté «), à une fierté

 

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consciente de l'originalité de cette démarche (« nous n'avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin «), persuadée de son grand mérite (« il n'est description pareille en difficulté«) et de son intérêt (« ni certes en utilité«). M. s'est affirmé en vingt ans, peut-être à cause du succès des Essais auprès du public, de plus en plus sûr de lui-même et de la valeur de son entreprise. M. admire beaucoup les Anciens. Homère fait partie de ses «p/us excellents hommes «. La comparaison homérique du texte 5 prouve que le regard de M. sur lui-même, dès 1572, est celui d'un homme conscient de ses capacités, puisque tout en critiquant les « herbes sauvages et inutiles« qu'il produit, il compare son esprit à l'une de ces «terres oisives, grasses et fertiles «. Il se sent donc un esprit fécond, à même d'engendrer des pensées riches et fructueuses. Quant à la seconde comparaison, celle des femmes, elle suggère, sans être reprise explicite¬ment encore par M. quand il en vient à évoquer l'élément comparé de son esprit, que I'« autre semence«, le «certain sujet« qui pourra «faire une génération bonne et naturelle«, c'est le portrait de M. lui-même. En un mot, on trouve en germe dans cette comparaison toute l'inclination qui va mener M. vers l'autoportrait et l'introspection : la seule semence capable finalement de faire fructifier la terre grasse et fertile de son esprit, c'est la prise, pour sujet d'étude, de lui-même.

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L'allégation : «quel que je me fasse connaître, pourvu que je me fasse connaître tel que je suis, je fais mon effet «, se situe dans l'un de ces nombreux passages où M. est pris entre la coquetterie et la fausse modestie, entraîné par les traits de sa « confession« à une autodépréciation peu authentique, uniquement pour éviter de choquer les « lois de la cérémonie «, sinon par pure complaisance. Cette phrase a pour objet d'insister sur l'intérêt essentiel de sa démarche : se montrer tel qu'il est. Mais, dans cette formule, il y a «se montrer«, qui expose M. au grief d'exhibitionnisme : c'est peut-être le sens du mot « projet « dans l'addition C («Qu'on accuse, si on veut, mon projet; mais mon progrès, non «), projet dont l'écrivain, tardivement, assume les risques plus que jamais et même avec un certain cynisme puisque désormais il est assuré du succès (« mais mon progrès, non «) et peut faire la nique à ses détracteurs.

Le terme « essais « dans le texte 8 (« mon jugement [...1 duquel ce sont ici les essais «) a non plus le sens de mise à l'épreuve comme plus haut, mais désigne plutôt les résultats concrets de l'examen effectué ; c'est le sens matériel, le « livre « des Essais.

L'allusion au roi René prouve, par son contexte, que M. est pleinement engagé dans son temps ; elle prépare aussi l'autoportrait de M. en mentionnant un précédent. Comme peintres autoportraitistes, on peut citer Albrecht Dürer (1471-1528), Raphaël Sanzio (1483-1520) ou Rembrandt (1606-1669).

L'enchaînement des arguments d'un essai à l'autre consiste pour M. à imaginer une objection à la justification qu'il vient d'apporter à l'étude de soi-même : celle-ci n'aurait d'intérêt que pour un homme hors du commun. Tout le texte 9 s'emploie à détruire cette objection. Et il en revient à l'argument qu'on trouvait

 

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dans l'avis Au lecteur : les parents et amis («C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un ami «). Mais la justification par le « sujet si stérile et si maigre qu'il n'y peut échoir soupçon d'ostentation„ semble retomber dans la coquetterie. Elle est en tout cas contradictoire avec la comparaison homérique du texte 5 : « terres grasses et fertiles«.

La longue addition C : «Et quand personne ne me lira«, traduit d'abord à la fois une inquiétude et un soulagement puisque M. sait que d'ores et déjà il s'est acquis un solide public ; il y a là encore un orgueil — légitime certes — à avoir réussi le pari qu'il s'était fixé sur les murs de sa librairie. Mais c'est un orgueil habillé de fausse modestie, prouvant que M. n'a pas un rapport très serein avec son public, oscillant en permanence entre l'extrême modestie et le défi hautain. La remarque «étant marri de quelque action que la civilité me prohibait de reprendre à découvert« est significative de l'époque de masques et de dissimula¬tions à laquelle vivait M., époque particulièrement dure même si, en tous temps, la diplomatie est nécessaire en public. D'autre part, cette addition C témoigne d'un nombrilisme certain, voire d'une forme d'onanisme avec l'expression : «Les plus délicieux plaisirs fuient la vue non seulement du peuple, mais d'un autre. « Il y a là quelque chose d'assez malsain dans la mesure où le plaisir d'être lu suppose l'existence du public, dont M. a pu vérifier l'approbation avant d'écrire ces lignes tardives. On ne peut pas refuser une dépendance qu'on sollicite de fait en éditant une oeuvre. M. à beau jeu, mais peu d'élégance, à s'en défendre une fois assuré d'être lu. Il est significatif qu'il n'ait jamais eu le courage ou l'im¬prudence d'écrire cela pour les éditions faites de son vivant. C'est sans doute précisément parce qu'il s'adresse ici (le verbe au futur le prouve), non plus à ses contemporains, mais à la postérité. C'est peut-être le génie de la durée que d'inscrire son oeuvre dans la précarité, sans se contenter d'un succès au présent, une manière de refuser au moins sur le papier la mort inéluctable.

Les citations du texte 9 ont, pour la première, celle d'Horace (« non equidem hoc studeo «), une fonction d'autorité morale et littéraire quelque peu marquée par la personnalité bon enfant de l'écrivain latin (même si le fait que ce dernier ait traversé les siècles suggère une utilisation non innocente de la part de M. qui espère le même sort en se servant du même stratagème) pour la seconde, celle de Marot (« zon dessus l'ail «), un rôle franchement comique, comme l'est — mais d'une manière plus indirecte puisqu'elle est en latin — la citation de Martial du texte 8. Cette dernière a, en outre, comme celle de Perse (« nemo in sese tentai descendere «), l'intérêt de conforter M. dans son affirmation d'autonomie.

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L'attitude que prend M. dès qu'il met en avant l'étude de lui-même, et qui était déjà sensible dans les textes 4, 5, 8 et 9, est l'autodépréciation : «A peine oserai-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi.«

Le sentiment de la précarité des choses se révèle, par exemple, dans les phrases suivantes : «j'ai le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aisé à crouler et si

 

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prêt au branle, qu'à jeun je me sens autre qu'après le repas«, « maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire ; ce qui m'est plaisir à cette heure, me sera quelque

· fois peine« (texte 10) ; « ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu'un demi-être, ce ne sera plus mot «, « je m'échappe tous les jours et me dérobe à moi « (texte 11). Les points communs entre le texte 10 et le texte 3 sont le caractère obsessionnel de l'expérimentateur qui prend cinquante exemples pour une même idée (ce trait est d'ailleurs symptomatique d'une certaine forme de solipsisme) et n'hé¬site pas à faire une addition au besoin : « Un même pas de cheval me semble tantôt rude, tantôt aise, et même chemin à cette heure plus court, une autre fois plus long, et une même forme ores plus, ores moins agréable« (texte 10, addition B) ; la lucidité de M. sur lui-même «Mon jugement ne tire pas toujours avant ; il flotte, il vague « avec en plus ici l'humour amadoueur de la citation latine de Catulle (« velut minuta magno «); et puis la conclusion de moraliste à l'usage du lecteur : « Cha¬cun à peu près en dirait autant de soi « (cf. texte 3 « pour s'apprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner «), qui a cette fois, en outre, la particularité de valoriser l'étude de soi-même comme un exercice utile pour tous : « s'il se regardait comme moi.«

Dans le texte 11, les quatre additions B (1588) ont une double fonction. Deux donnent des précisions médicales : la complexion de M. est «entre le jovial et le mélancolique, moyennement« sanguine et chaude ; sa santé forte et allègre est « rarement troublée par les maladies«. Deux autres sont des citations latines à valeur plus ou moins parodique, surtout celle de Juvénal (« tanti mihi «) qui souligne d'une image aurifère mais bourbeuse (« opaci Tagi «) le poids des contraintes quotidiennes ; Lucrèce, lui, « minutatim vires et robur jrangit aetas«, pourrait, si on le sollicite, donner à la réflexion de M. une couleur : « Hé oui, ma bonne darne, le temps passe. « Quant aux deux additions C (1592), la première va, comme Lucrèce tel que nous l'interprétons, dans le sens de l'humour par son caractère imagé : «pourquoi je veuille ronger mes ongles « ; la seconde est plutôt une sentence moralisante à la Tacite, tant sa construction est balancée, per¬cutante : «Extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art. «

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1. Il y a évidemment une forme de narcissisme, voire de nombrilisme, à se prendre soi-même pour sujet d'étude. Pour M., il s'agit non tant d'autosatis-faction que d'un narcissisme de défense. En revendiquant son droit à la dif-férence, sa singularité, en se montrant parfois arrogant par crainte d'être repoussé, l'écrivain cherche à se préserver de l'incompréhension de la société dans laquelle il vivait et dont le regard malgré tout lui importait. Se prendre pour sujet, c'est se garantir contre les attaques d'éventuels concurrents, c'est aussi éviter de sortir de soi-même en une époque où les dérives de comportement et d'opinion sont si vite arrivées.

2. La démarche de M., introspection de vingt années, s'apparente à une psychanalyse. Dans cette perspective mais en la nuançant, on pourrait dire que M. se lance à la recherche d'autrui et de soi, de soi en autrui et de l'autre en soi-même, non pas de l'identique uniquement, mais de l'identité, de la vérité de

 

ESSAIS

chacun. Se sentant incompris de ses contemporains et, peut-être par inhibition, timidité, maladresse, incapable de se faire apprécier à sa juste valeur dans la vie ordinaire et sociale, il s'affirme avec force et ostentation dans son livre, tout en ayant assez de lucidité sur ce qu'il est et de prudence sur l'effet qu'il risque de produire, pour donner à cette mise en avant de soi une forme dépréciative.

rQuestionnaire (textes 12 à 15, pages 70 à 73)

Faute de place dans le livre de l'élève, nous avons été amenés à ne pas publier certains textes et à supprimer le questionnaire y afférent. Toutefois nous avons décidé de le publier dans ce dossier, ainsi que les réponses aux questions posées.

COMPRÉHENSION

1. De quelle double évolution témoigne l'addition C par laquelle M. a modifié le passage où il comparait les deux Caton dans le texte n" 12?

2. Que traduit chez M. l'abondance même des noms d'Anciens qu'il cite dans le texte n" 13 ?

3. Montrez selon quelle tendance et vers quels critères ont évolué, à travers les états successifs du texte, les arguments qui président au choix de plus excellents hommes effectué par l'écrivain. En particulier, quelle place peut-on accorder à Alcibiade dans le coeur du vieillissant M. ? Quelles lignes de force, dans ses goûts et préoccupations, restent valables à toutes les époques de la rédaction des Essais ?

4. Épaminondas est le favori auquel M. garde le plus de fidélité dans le temps. Quels points communs peut-on lui trouver avec Socrate en associant les textes n'" 14 et 15?

5. Que penser de la transition qui se fait de Caton d'Utique à Socrate dans les préférences de M. ?

6. Quel sentiment particulier stimule en M. le personnage de Scipion l'Africain à la lumière des textes n 12 et 15 ?

ÉCRITURE

7. Quelle est la part d'idéalisation et même de mythe qui transparaît dans le travail de rédaction et d'additions du texte 15 ?

Réponses aux questions

COMPRÉHENSION et ÉCRITURE

L'addition C qui modifie la comparaison des deux Caton, témoigne d'une nuance et d'un approfondissement dans la connaisance qu'en a M. L'abondance des noms d'Anciens dans le texte 13 prouve une sorte de fascination globale de la part de M.: tous ces noms sont comme autant de trésors à ses yeux. Mais, en vieillissant, M. se montre moins sensible aux éclats et aux exploits qu'à une

 

QUESTIONS, PAGE 92

certaine simplicité dans la manière d'être, et au sens de la fantaisie. Alcibiade, par ses défauts — opportunisme et cynisme — comme par ses qualités de pres¬tance physique et sa liberté d'attitude et de moeurs, répond à ces nouvelles aspirations, tout en comblant l'idéal médiocre ou plutôt médian que brosse M. pour «l'humaine condition, : celui d'une âme «à divers étages «, adaptable aux situations les plus disparates ou imprévues, tel Scipion l'Africain. Les lignes de force dans les critères retenus par M. sont le courage, le goût de l'excellence, la générosité, l'indépendance d'esprit.

Le point commun entre Épaminondas et Socrate est le « relâchement et [la] facilité «, un caractère débonnaire et accessible au milieu même des «plus épi¬neuses traverses qui se puissent présenter «, au premier chef desquelles la mort. La transition qui se fait de Caton d'Utique à Socrate correspond à l'avancée en âge de M. à mesure qu'il vieillit, ce dernier s'oriente vers les personnages auxquels il se sent le plus susceptible de ressembler... Scipion, l'aïeul, stimule chez M. le goût du mystère, d'une aura de merveilleux, environnant les exploits d'un homme pourtant capable, dit l'écrivain, de «jouer à cornichon-va-devant le long de la marine avec Lélius «.

Néanmoins M. n'échappe pas ici à l'idéalisation puisque, dans une addition tardive (texte C : 1592), il confond les deux Scipion et parle de « l'aïeul, person¬nage digne de l'opinion d'une origine céleste« pour Scipion Émilien. Cette confu¬sion semble d'autant plus délibérée qu'au départ (texte B : 1588), M. avait écrit : «du jeune Scipion (tout compté le premier homme des Romains)«. L'intérêt d'une telle confusion est de permettre à l'écrivain d'enrichir encore la note exceptionnelle de son tableau par le contraste entre les jeux puérils du petit-fils «baguenaudant à amasser et choisir des coquilles« (texte B) et la « merveilleuse entreprise d'Annibal et d'Afrique« (texte C) du grand-père. M. crée ainsi un personnage mythique. Il se dégagera de la difficulté en allant dénigrer ailleurs — en l'occurence dans l'essai De la présomption (II, 17) — la «juridiction livresque« des pédants qui vous condamnent «si vous avez pris l'un des Scipion pour l'autre «. Et le tour est joué.

QUESTIONS, PAGE 92

COMPRÉHENSION

Les éléments éducatifs dans le coup de foudre amical de M. et de La Boétie tiennent à la couleur romaine de cette amitié, digne d'une peinture à l'antique. L'éducation reçue par M., nourri de latinité presque dès sa naissance, la trempe stoïcienne de son collègue du parlement, qui était aussi un modèle héroïque puisqu'il était son aîné de trois ans, indiquent la force d'un idéal que la rencontre tardive des deux hommes semble projeter brusquement dans la réalité. Mais l'évolution ultérieure de M. prouve que ce stoïcisme sublime n'était pas tout à fait conforme à son tempérament profond, tempérament moins aigu et moins anguleux.

Les arguments en faveur d'une idéalisation a posteriori résident essentiellement dans le nombre considérable des additions C — les plus tardives — que M. apporte à son texte du chapitre De l'amitié (I, 28) avant de disparaître lui-même.

 

ESSAIS

Par exemple, le fameux «parce que c'était lui, parce que c'était moi« (cf. doc. p. 90 du livre de l'élève) est une addition C. On peut bien sûr y voir au contraire chez M. le sentiment d'un devoir de fidélité, à pleinement achever, en complé¬tant son tableau, de tous les souvenirs jusque-là passés sous silence. Mais, étant donné que M. affirme si souvent n'avoir aucune mémoire, cette considération ne paraît qu'à moitié convaincante... D'autre part, le fait que M. n'ait dans tout son chapitre glissé que deux citations latines en addition B (plus un maigre ajout de quelques lignes sur la médiocrité des amitiés ordinaires) semble, par contraste avec les allongeails de l'état C qu'on trouve presque à chaque page de Fessai, suggérer que, dans cet état C, M. encore une fois s'adresse à la postérité, moins soucieux de vérité factuelle — que l'absence de témoin désormais interdira de contrôler — que d'image léguée au public.

La méthode éducative prônée par M. pourrait s'appliquer à sa manière même de composer les Essais, parce que celle-ci est très progressive et que M. pour son livre agit comme les abeilles : «Ainsi les pièces empruntées d'autrui, il les trans¬formera et confondra pour en faire un ouvrage tout sien. « De même ne pourrait-on appliquer à l'auteur des Essais et à son jugement l'image équestre qu'il emploie pour parler du « conducteur « et de l'enfant : « Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doit ravaler pour s'accommoder à sa force« ? A cet égard, un rapprochement avec le texte n° 6 (1, 50, De Démocrite et Héraclite) sera fructueux.

Dans les collèges au xvP siècle, les méthodes étaient sévères, brutales et peu efficaces : encore vers 1620, Charles Sorel en témoigne avec son Histoire comique de Francion. La pédagogie illustrée par Gargantua est, chez Rabelais, celle d'un savoir encyclopédique. M. se rapprocherait, par tempérament, davan¬tage d'Érasme et de l'ironie malicieuse dont ce dernier fait preuve dans son Éloge de la folie pour éveiller l'esprit critique du lecteur. Le but de M., pour un «enfant de maison qui recherche les lettres «, est la formation de son jugement, « non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie «.

M. porte une véritable dévotion à son père. Et la composition des Essais est, à côté de la traduction de la Théologie naturelle de Raimond Sebond, une manière pour lui de se montrer digne de l'éducateur à ses yeux hors pair qu'a été Pierre Eyquem. La preuve en est qu'il garde une parfaite maîtrise et un amour du latin, alors qu'il ne sait plus rien du grec appris au collège.

ÉCRITURE

M. cherche, dans l'hommage qu'il rend à La Boétie, à produire une idée de réciprocité à travers la symétrie des formulations, un effet de fatalité et surtout de dramatisation par la mention d'événements précis (« une grande fête et compa¬gnie de ville «). Le procédé de symétrie contribue, également par sa littéralité absolue, et presque incroyable, à l'effet de fatalité : «Qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne «, addition C répondant au membre de phrase : «Qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena à se plonger et se perdre dans la sienne. « Les expressions suggérant un phénomène irrationnel (« ne sais quelle force inexplicable et fatale «) vont aussi dans le sens de la dramatisa¬tion.

Les diverses métaphores des textes 17 et 18 sont : pour la technique du précep-teur, l'image de l'écuyer qui apprend à monter à son jeune élève (« qu'il le fasse

 

QUESTIONS, PAGE 104

trotter devant lui«) ; pour la difficulté de l'apprentissage, une métaphore mon¬tagneuse («je marche plus sûr et plus ferme à mont qu'à val «) et une autre pécuniaire («c'est un bel et grand agencement sans doute que le grec et le latin, mais on l'achète trop cher «) ; pour les exercices d'application, l'image des abeilles qui butinent et« pillottent deçà delà les fleurs«, et celle des balles échangées au jeu de paume («nous pelotions nos déclinaisons «). L'idée que M. se fait de l'enseigne¬ment est donc celle d'une discipline où il faut savoir adapter la méthode et le rythme suivis à la personnalité de l'élève : «prenant l'instruction de son progrès des pédagogismes de Platon. « Mais les traits dominants sont l'apparence d'un dressage, à force de difficultés surmontées, qui doit être mené autant que possible de manière divertissante et en dehors de toute coercition : «me faire goûter la science et le devoir par une volonté non forcée et de mon propre désir [...] sans rigueur et contrainte.«

QUESTIONS, PAGE 104

COMPRÉHENSION

M. ne semble pas avoir une inclination très prononcée pour les enfants, à la fois parce que l'époque le veut et parce qu'il n'aime pas la manière dont on traite les enfants à cette époque. D'autres éléments expliquent cette relative aversion : les préjugés de M. (préférence pour les mâles qui conservent le nom) à l'épreuve des faits (M. n'a eu qu'un enfant qui ait vécu, sa fille Léonor) ; les traits bio¬graphiques (avant 1580, M. refuse encore de suivre la pure nature ; de plus, il a eu beaucoup d'enfants mort-nés et il n'aimait guère sa femme). Toutefois M. rejette les préjugés éducatifs préconisant la violence («J'accuse toute violence en l'éducation d'une âme tendre «), ici comme dans le Livre I.

La préférence donnée par M. à la progéniture livresque sur la progéniture charnelle vient probablement du fait qu'il se sent, au point de vue de la création, beaucoup plus productif et créateur dans les livres que dans les enfants de chair. C'est le constat que la transmission de la vie humaine est transmission d'une vie qui nous est inconnue et étrangère, ne serait-ce que du fait des hérédités qu'elle charrie. Ainsi, quand M. se demande s'il n'aimerait pas «mieux beaucoup en avoir produit un parfaitement bien formé, de l'accointance des Muses que de l'accointance de ma femme «, on peut le trouver effectivement très discourtois pour son épouse. Mais il y a là, peut-être, davantage qu'un repli sur soi impliquant un jugement sur la valeur bonne ou — en l'occurrence — mauvaise de la nature humaine, le sentiment que cette nature humaine, en particulier dans la procréation, nous échappe.

Le rapport de M. à la paternité paraît nuancé : il éprouve beaucoup d'admiration pour son père mais probablement une certaine réticence devant les limites que représentait la vieillesse incommodante de Pierre Eyquem à son avancée per-sonnelle dans la vie. Lui-même se voit en père au conditionnel «J'essaierais [...] de nourrir en mes enfants une vive amitié. « Le jeu de miroirs opéré dans la composition du Livre II entre les essais 8 et 37 est, semble-t-il, l'expression du passage de M. à l'âge adulte, l'âge d'être père, en même temps qu'à la qualité d'auteur au moment de clore son ouvrage et de le livrer au public.

 

ESSAIS

Le thème de la liberté est lié à celui de la paternité, parce que le père de M. était un homme libéral certes, mais surtout parce que la figure paternelle représentait un poids dont la disparition a vraisemblablement libéré l'écrivain. La manière dont M. considère Dieu est intéressante parce qu'au fond Dieu est pour M. un père idéal : on le respecte, on ne parle pas de lui n'importe comment («cette sorte de parler est pleine d'indiscrétion et d'irrévérence«), mais l'on n'hésite pas à l'appeler « père « sans ambages («nous appelons Dieu tout puissant père «). Liberté d'esprit et liberté de conscience, Raimond Sebond et Julien l'Apostat, Pierre Eyquem et son fils Michel : ce triple parallèle permet à M. de rendre hommage à son père (car c'est grâce à la liberté d'esprit de Pierre Eyquem que son fils Michel est ce qu'il est et qu'il a écrit son oeuvre), de se libérer de son éducation comme l'a fait Julien l'Apostat et d'apporter à son époque la réponse courageuse de la liberté de conscience.

Le «Que sais-je ?« est la réponse la plus adaptée comme la plus élégante aux incertitudes et manoeuvres politiques des guerres de Religion, car il laisse libre l'interprétation aléatoire de la dernière phrase du texte 22 : «Et si, crois mieux, pour l'honneur de la dévotion de nos rois, c'est que, n'ayant pu ce qu'ils voulaient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu'ils pouvaient. «

La virtuosité conceptuelle et rhétorique se révèle aussi bien dans ce dernier passage que dans l'énoncé du paralogisme sur le mensonge ; l'historien se révèle dans l'allusion à la syllabe « hoc« et dans le rappel de la « générale conception« des pyrrhoniens, comme dans la mention d'Eutrope et d'Ammien Marcellin.

QUESTIONS, PAGE 122

COMPRÉHENSION et ÉCRITURE

Comme penseurs qui recommandent la «conférence«, ou dialogue par lequel se confrontent les opinions, on peut citer Platon bien sûr et, au xve siècle, Baldas-sare Castiglione. Les qualités qu'apprécie en priorité M. chez les «esprits vigou-reux et réglés« avec lesquels il aime à discuter, sont la franchise, le courage, le goût de la vérité et la modestie, entendue comme faculté d'accepter et de prendre en bonne part les critiques. Les «galants hommes« auxquels on peut songer à lire ce passage, sont La Boétie, mais aussi le neveu de Rameau, person¬nage brossé par Diderot, ou Alceste dans Le Misanthrope de Molière. Le péché mignon de M., dans les discussions à qui aura raison, est l'esprit de contradic¬tion, la tendance aussi à vouloir mettre à tout prix l'interlocuteur en contradic¬tion avec lui-même, et, par conséquent, la mauvaise foi. M. s'efforce d'être honnête dans son autoportrait, mais il aime être aimé, de sorte qu'il a, selon une tendance répandue, le souci de ne pas se peindre sous des dehors trop déplai¬sants : il dose la description de ses défauts. On lui a par exemple reproché d'exagérer toutes les tares qui signalaient chez lui un tempérament de grand seigneur (cf. critiques et jugements de Port-Royal). De là à déclarer avec Rous¬seau que M. a grand soin de ne se donner que «d'aimables« défauts, il n'y a certes qu'un pas, mais qu'on ne saurait franchir.

M. est probablement de bonne foi lorsqu'il écrit : «Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention «, parce que le contexte des guerres de

 

QUESTIONS, PAGES 162-163

Religion dans lequel il évolue rend tout projet très précaire, et aléatoires les fortunes de chacun, mais aussi parce qu'il a un tempérament primesautier dont l'« embrouillure« des Essais fournit maint témoignage.

QUESTIONS, PAGE 123

M. a certainement cru à la possibilité d'avoir des certitudes, mais son époque comme la lecture de Sextus Empiricus l'ont, associées à ses propres expériences, profondément ébranlé. Vers la fin de sa vie, sa certitude la plus apparente est qu'il faut s'en remettre à la nature et se garder des dogmatismes, c'est-à-dire des fausses certitudes.

La dureté des luttes, les renversements incessants d'alliances à l'intérieur des camps protestant et catholique, la cruauté des sévices pratiqués ont eu sur M., en ce temps des guerres de Religion, une influence irrépressible. Son expérience concerne avant tout le domaine de la connaissance (Apologie de Raimond Sebond), mais la réserve naturelle de M., son voeu de « ménager sa volonté « ne pouvaient que l'encourager à une forme de scepticisme dans l'action. Toutefois il n'est pas resté simplement spectateur (mairie de Bordeaux). L'impartialité à laquelle il s'est efforcé ne doit pas être comprise comme une indifférence ou une indécision opportuniste.

QUESTIONS, PAGES 162-163

COMPRÉHENSION

1. Le mot « cannibale « vient de l'espagnol canibal (1492, Colomb), lui-même emprunté à l'arawak caniba désignant les Indiens Caraïbes des Antilles. Caniba serait une variante de la forme en car qui a donné «caraïbe«, et dont le sens serait d'abord «brave«, «sage«, «fort«, appliqué à cette ethnie dans sa propre langue. Mais le sens de « cruel et féroce « a très vite été, au xvf siècle, appliqué aux populations anthropophages d'Amérique. M. appelle ainsi les Tupinambas du Brésil, et donne ce titre à son chapitre pour désamorcer l'effet de terreur que le mot doit créer a priori. L'auteur peint, en effet, des populations finalement sympathiques, qui n'ont de barbare et de sauvage que le côté le plus positif de ces termes : le fait d'être près de la nature. L'idée est pour M., grâce à un éloge paradoxal et provocateur, d'inverser les jugements et les amalgames abusifs faits en Europe à partir d'un trait de comportement qu'on généralise à l'ensemble des peuplades amérindiennes.

2. M., face au Nouveau Monde, ale réflexe de l'érudit qui se réfère à ce que les documents et la tradition nous apprennent de la question d'où l'allusion au mythe de l'Atlantide.

3. La comparaison avec la rivière de Dordogne sert à illustrer le thème de la dérive des continents par un exemple concret et à bien moindre échelle. Elle

 

ESSAIS

ménage, en outre, l'image que se donne M. du gentilhomme enraciné dans son pays, partant de faits de sa vie quotidienne et de sa famille (« mon frère sieur d'Arsac «). Elle s'inscrit dans le propos général d'une démarche pédagogique, qui part de ce que le lecteur connaît et de bouleversements circonscrits, vérifiables, pour l'amener à envisager d'un autre oeil les «soudaines inondations « humaines qui ont ravagé l'Amérique. L'image militaire des «fourriers « est suggestive à cet égard.

4. «Le nid du moindre oiselet« et « la tissure de la chétive araignée« visent à démontrer l'écrasante supériorité de la nature sur les inventions humaines.

5. Le choix d'un «homme simple et grossier« est motivé par des raisons vrai-semblables, puisque ces raisons sont fondées sur des critères concrets : avoir vécu sur place et ne pas transformer la réalité. Cette précision sur la personnalité de son témoin est donnée par M. après indication de l'état des connaissances depuis l'Antiquité concernant le sujet traité, afin de prouver la rigueur de la méthode suivie. M. n'a pas choisi le premier témoin venu, mais c'est délibéré-ment après s'être informé de toute la tradition savante sur ce thème, qu'il la met de côté pour s'intéresser à une expérience tangible, vécue.

6. Tout le propos du chapitre étant de renverser les préjugés européens sur l'Amérique, la thèse centrale de M. revient donc bien à critiquer la tendance qui nous porte à n'avoir «autre mire de la vérité que l'exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes«. Le commentaire de l'anthropophagie des Tupinambas est un exemple, comme la remarque finale de M. : « Mais quoi, ils ne portent point de hauts-de-chausses!« M. s'intéresse aux Cannibales pour eux-mêmes, faisant preuve à leur égard d'une curiosité qui rappelle celle d'Hérodote à l'égard des Égyptiens ; mais les détails qu'il donne, lui servent aussi à suggérer la perversion du Vieux Continent. (Sur la «barbarie «, cf. notre parcours théma¬tique « Nous et ies autres«.)

7. La remarque sur les abus de la divination fonctionne comme un effet d'annonce par rapport au chapitre Des Coches (III, 6), dans lequel les « remon¬trances « des conquistadores donnant lecture du requerimiento aux indigènes sont assimilées à des «batelages «.

8. Le résumé que M. fournit de l'éthique des Tupinambas par la formule «vaillance contre les ennemis et amitié envers leurs femmes« est évidemment sommaire. De même, le regard admiratif qu'il porte à l'acharnement de leurs comportements guerriers. Il s'agit de valoriser les indigènes en leur prêtant les valeurs de la noblesse française de l'époque. Sans doute cette peinture est-elle tendancieuse parce qu'excessivement élogieuse, mais M. recherche l'efficacité. En cette fin du xvi' siècle où presque tous les Européens considèrent les habi¬tants du Nouvau Monde à peine comme des êtres humains, il faut leur dessiller les yeux par des images fortes et éloquentes sans s'embarrasser de nuances.

9. La présentation que donne M. du cannibalisme des Tupinambas est aussi bienveillante et compréhensive que possible, dans le but de les défendre face au jugement expéditif que l'Europe fait de ces hommes. Ce but, s'il n'est pas en soi

 

QUESTIONS, PAGES 162-163

tendancieux (c'est la peinture de M. qui le serait plutôt), témoigne en tout •cas d'une position clairement engagée en faveur du Nouveau Monde.

10. La peinture des conquistadores, dans l'essai Des Cannibales, est déjà relativement négative, puisque les Portugais sont désignés comme «ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage et qui étaient beaucoup plus maîtres que [les indigènes] en toute sorte de malice «. Le paragraphe sur les « avantages empruntés, non pas nôtres « semble pouvoir se lire par compa¬raison avec l'essai Des coches, en référence au passage où M. y dénonce l'inégalité des forces en présence. En particulier, le cavalier qui fit aux Tupinambas « tant d'horreur en cette assiette qu'ils le tuèrent à coups de trait, avant que le pouvoir reconnaître« (Des Cannibales) annonce les «gens barbares« du chapitre Des coches, montés «sur des grands monstres inconnus, contre ceux qui n'avaient non seulement jamais vu de cheval, mais bête quelconque duite à porter et soutenir homme ni autre charge «.

11. M. porte dans l'essai Des Cannibales un regard narquois, voire dénoncia-teur sur le Vieux Continent et sur la France, regard dont témoignent non seulement les « hauts-de-chausses« de la dernière phrase, mais l'allusion aux meurtrissures faites « entre des voisins et concitoyens (...1 sous prétexte de piété et de religion «, et la condamnation des méthodes qui ont cours en Europe, où « la

trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté sont nos fautes ordinaires «.

12. La défaite des Grecs aux Thermopyles est pour M. un exemple d'héroïsme guerrier dans le cas de forces inégales entre adversaires, comme le seront au chapitre Des coches les défaites aztèques et incas face aux conquistadores.

13. La rencontre des Cannibales à Rouen, avec ce mauvais « truchement «, souligne la difficulté de tout dialogue et, à plus forte raison, de toute bonne entente entre l'Ancien et le Nouveau Monde, comme, en sens inverse, la lecture du requerimiento, dans l'essai Des coches (surtout si l'on en connaît les conditions concrètes ; cf. parcours thématique, «Nous et les autres«), le fera apparaître.

14. Le regard des Cannibales de Rouen sur la société française est un regard lucide et acéré. Ce qu'on leur montre de cette société est très partiel, et n'a pour seul but que de «savoir d'eux ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable«, donc de les utiliser comme témoins élogieux, simples faire-valoir ; la remarque de M. sur ces trois hommes, « ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance des corruptions de deçà« prend une résonance utopique dans le contexte si sombre et meurtrier qu'est celui des Essais. On sait que le « repos « et le « bonheur « des indigènes de l'Amérique précolombienne était en pratique très variables : ici affleure le mythe du « bon sauvage «. Dans la littérature ultérieure, on pense à Montesquieu (Les Lettres persanes) et à Voltaire (L'Ingénu).

ÉCRITURE

15. L'image du «bon sauvage« apparaît, pour la mise en valeur des terres, dans cette phrase : «Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette uberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de

 

ESSAIS

toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites « ; pour la nourriture, dans l'expression : «Ils ont grande abondance de poissons et les mangent sans autre artifice que les cuire, de chairs qui n'ont aucune ressemblance aux nôtres« ; pour la guerre, dans la formule : «leur guerre est toute noble et généreuse « ; pour le mariage, dans la notation : « c'est une beauté remar¬quable en leurs mariages, que la même jalousie que nos femmes ont pour nous empêcher de l'amitié et bienveillance d'autres femmes, les leurs l'ont toute pareille pour la leur acquérir. « Au total, on s'aperçoit que les caractéristiques récurrentes sont l'abondance, la facilité de la vie, l'exotisme, voire une forme d'utopie («guerre noble et généreuse «, « beauté remarquable en leurs mariages«, comme si sur le Nouveau Continent la nature humaine était différente). L'impression générale que cherche à créer M. se résume peut-étre dans cette déclaration : « Il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie ci embelli l'âge doré et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d'hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. « Les auteurs ultérieurs auxquels on peut par exemple songer sont Voltaire, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre.

16. Le jugement de M. sur la poésie des Cannibales est visiblement humoris-tique dans son pédantisme provocant. Sur Anacréon, voir «Chronologie des Anciens«.

17. Les descriptions de M. sur les Tupinambas du Brésil sont fidèles à Jean de Léry, mais vont à l'encontre du point de vue d'André Thévet. Sur ces deux auteurs cf. Franck Lestringant (Le Cannibale, Perrin 1994) et G. Nakam (Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Nizet, 1984).

QUESTIONS, PAGES 218 À 220

COMPRÉHENSION

1. Le titre Des coches fait partie de cette série de titres allusifs que M. affectionne de plus en plus avec le temps, et qui ne saisissent de prime abord le propos du chapitre que par un biais très indirect'. Les coches étaient des véhicules tirés par des chevaux, qui servaient au transport des voyageurs. Mais M. étend l'emploi du terme à la désignation de tout moyen de transport. En fait, ce titre donne son unité à l'ensemble de l'essai par une série de glissements de sens : le coche est en effet l'élément commun à la réflexion de M. sur le luxe, sur la civilisation, sur le pouvoir et sur la guerre. Même le Nouveau Monde se rattache à cet élément, par l'évocation finale de la chaise à porteurs d'Atahualpa mais aussi par celle de la route de Quito à Cusco, axe de communication essentiel entre les deux parties de l'Empire inca. Enfin le coche symbolise l'instabilité du pouvoir avec la chute finale de l'essai, et le pluriel suggère la confrontation de l'Europe et de l'Amé 

1. cf. De la vanité (III, 9) ,'Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la ntatière.

 

QUESTIONS, PAGES 218 À 220

rique. Sur cette question, voir les très bonnes remarques de Bénédicte Boudou dans son «Profil d'une oeuvre «, Essais, Hatier, 1994, pp. 30 à 32.

2. La réflexion sur les causes prépare la tentative d'explication des conquêtes du Nouveau Monde avec les tueries et la brutalité dont elles se sont accompa-gnées. Elle ouvre aussi la curiosité du lecteur à l'interrogation sur la nature profonde de ces indigènes, en suggérant qu'une cause — «ce ne sont pas des hommes « — ne saurait suffire à légitimer les modalités de la conquête et l'intolé¬rance de l'Europe envers ces « autres «.

3. Le ton badin sur les « trois sortes de vents« se retrouve lors de l'évocation des splendeurs de la Rome antique à propos des transformations multiples appor-tées aux arènes pour les spectacles. Il fait davantage ressortir encore la gravité des actes commis en Amérique, en montrant que les accusations portées dans la suite de l'essai ne sont pas le fait d'une colère échauffée.

4. Les remarques sur Alcibiade évoquant Socrate peuvent être rattachées au thème du Nouveau Monde en raison de la peur qu'engendra chez chacune des parties en présence l'apparition de l'autre, c'est-à-dire de l'inconnu. Les récits des conquistadores en témoignent tous. C'est donc celui qui domine le mieux sa peur, qui prendra le dessus dans cette confrontation (cf. le récit des compagnons de Cortés lors des premières incursions en territoire mexicain, avec le recours à l'astrologie ; et le récit de la visite des lieutenants de Pizarro au camp d'Ata-hualpa, démonstration de cheval et frayeur des assistants du souverain impas¬sible, exécutés après la visite pour avoir montré leur peur). D'autre part, l'évoca¬tion de Socrate introduit le contexte guerrier de la fin du chapitre.

5. Le trait d'union entre les différents véhicules répertoriables à travers les âges et l'Amérique, est la mer. M. ne peut souffrir une « légère secousse« et préfère une «agitation rude sur l'eau «. D'où, par ailleurs, le conseil de Démosthène à ses concitoyens de financer «quantité de vaisseaux bien équipés «. D'où également le rappel des spectacles du cirque à Rome, qu'on inondait «d'une mer profonde qui charriait force monstres marins, chargée de vaisseaux armés, à représenter une bataille navale« (cf. le siège de Mexico par Cortés).

6. La tactique des Hongrois signalée dans ce chapitre permet d'abord de jeter un pont vers l'essai Des Cannibales (I. 31). Elle confirme, de plus, le contexte guerrier déjà mis en place avec le discours d'Alcibiade sur Socrate. Elle élargit l'horizon de la réflexion à l'Orient («contre les Turcs«) avant la mention du Nouveau Monde qui nous mènera exactement dans les régions opposées du globe.

7. Le luxe des rois, dans l'essai Des coches, permet à M. non seulement d'annoncer la «pompe et magnificence« finale du «chemin qui se voit au Pérou, dressé par les rois du pays«, mais aussi d'égratigner la cour d'Henri III et son étiquette pointilleuse tout en rendant hommage à Catherine de Médicis, et en ménageant indirectement l'argument sur l'inégalité des forces entre Ancien et Nouveau Mondes (« une arme tranchante et resplendissante«, «le miracle de la lueur d'un miroir ou d'un couteau «) et sur la malhonnêteté cupide, la cruauté des

 

ESSAIS

conquistadores (« quelle pitié toucha jamais des âmes qui, pour la douteuse infor¬mation de quelque vase d'or à piller, fissent griller devant leurs yeux un homme

? «). Dans le Livre III, le luxe des rois annonce la réflexion sur « l'incommodité de la grandeur« au chapitre suivant. Enfin, dans l'ensemble des Essais, cette réflexion sur le luxe fait penser aux rapports de M. lui-même avec l'argent, longuement évoqués en particulier au chapitre Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons (I, 14). Cf. G. Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Nizet, 1984, pp. 27 à 74.

8. L'exemple de Cyrus et des empereurs romains font, pour M., ressortir la médiocrité de son époque «L'exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu pour servir aux rois de ce temps de touche à reconnaître leurs dons, bien ou mal employés, et leur faire voir combien cet empereur les assenait mieux qu'ils ne font.« Par ailleurs, le sens de la grandeur des empereurs romains se retrouve dans « l'épou¬vantable magnificence des villes de Cusco et de Mexico et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment formés en or «.

9. La phrase : «En ces vanités mêmes, nous découvrons combien ces siècles étaient fertiles d'autres esprits que ne sont les nôtres«, témoigne de l'utopisme antiquisant de M., déjà relevé ici ou là. La seconde remarque : « Que n'est tombée sous Alexandre ou sous ces anciens Grecs et Romains une si noble conquête r...1? «, va dans le même sens (cf. parcours thématique «Nous et les autres «). La troisième : « Nous n'allons point, nous rôdons plutôt, et tournoyons çà et là«, paraît plus lucide (même si les deux premières sont motivées malgré tout par l'extraordinaire violence meurtrière de l'époque où vécut M.). Au moins cette troisième phrase trouve-t-elle un sens, si on la rapproche par exemple de l'Apologie de Raymond Sebond avec les énumérations d'opinions contradictoires qui peuvent lui servir d'appui en matière de connaissance, compte tenu de l'état totalement stagnant d'avancement des sciences à l'époque depuis l'Antiquité.

10. La phrase : « Et de cette même image du monde qui coule pendant que nous y sommes, combien chétive est la connaissance des plus curieux!«, s'explique par le fait que l'Europe a vécu pendant quarante siècles sans connaître l'Amérique. Mais elle ne se limite pas à cette explication, la remarque de M. est plus générale et fait notamment allusion à la poudre et à l'imprimerie que la Chine connaît depuis mille ans au moment où on les découvre en Europe. Le continent américain, au xvi' siècle, n'était pas « le dernier de ses frères « promis à l'explora¬tion des Européens, puisque James Cook, en 1770, commencera la colonisation de l'Océanie dont le Hollandais Tasman, un siècle plus tôt (1642-1643), avait découvert l'île qui porte aujourd'hui son nom.

11. Les «remontrances accoutumées « désignent le requerimiento, texte juri¬dique issu d'une tradition antique selon laquelle les ennemis étaient instamment requis de faire la paix, sans quoi le vainqueur pouvait les réduire en captivité. En l'occurrence, ce sont les souverains catholiques Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille, ainsi que la papauté (Alexandre VI Borgia), qui, à l'origine, légiti¬mèrent de leur autorité la démarche des conquistadores, puisqu'en Amérique

 

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cette sommation, sous peine d'extermination ou d'asservissement, exhortait les Indiens à se soumettre à la Couronne espagnole et à l'Église.

12. Dans l'essai Des coches, M. prend plus résolument encore qu'au chapitre Des Cannibales (I, 31), le parti des indigènes contre les conquistadores. Si, dans ses grandes lignes et surtout dans son esprit, son récit paraît représentatif de l'ensemble des conquêtes menées sur le continent latino-américain, il comporte nombre d'omissions (Moctezuma) et d'inexactitudes (la réponse des indigènes au requerimiento, sauf erreur). Cf. parcours thématique «Nous et les autres«.

13. Dans les deux chapitres, la découverte de l'Amérique doit, selon M., incliner l'homme à une certaine modestie quant à ses capacités : « Notre connais¬sance [...] est un misérable fondement de nos règles et nous représente volontiers une très fausse image des choses« (III, 6) ; et le sensibiliser à la mobilité et la précarité de toutes choses : « Il semble qu'il y ait des mouvements, naturels les uns, les autres fiévreux, en ces grands corps comme aux nôtres « (I, 31) ; «Comme vainement nous concluons aujourd'hui l'inclination et la décrépitude du monde par les arguments que nous tirons de notre propre faiblesse et décadence, [...] ainsi vainement concluait cettuy-là sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu'il voyait aux esprits de son temps« (III, 6).

14. La description du Nouveau Monde produite par M. est aussi fidèle que possible aux informations dont on dispose à l'époque. Les indications de dis-tance, par exemple, sont relativement précises : l'Amérique est «reculée« de l'Espagne «de plus de douze cents lieues« (I, 31). « Il y a trois cents lieues«, au Pérou, entre Quito et Cusco (III, 6). L'accent est plus géographique — type récit d'exploration avec indications topographiques — dans l'essai Des Cannibales, et davantage historique dans Des coches avec la narration des fins sublimes de Cuauhtemoc et d'Atahualpa.

15. Sur cette question, voir notre parcours thématique «Nous et les autres «.

16. L'addition «et jouir librement de ce qu'il avait réservé« traduit un raffine¬ment de cruauté et de cynisme en accusant le contraste entre la servitude du prisonnier qui donne tout ce qu'il possède, y compris ce qu'il aurait souhaité conserver, et l'opulence arbitraire des ravisseurs. Cette sévérité à l'égard de Pizarro est en — large — partie justifiée par le reniement de sa parole donnée, mais elle ne tient pas compte à la fois des conditions très dures de cette conquête de manière générale, du régime totalitaire et parfois aussi cynique qu'exerçaient les Incas sur les populations andines, et de l'arrivée à Cajamarca de Diego de Almagro qui, réclamant sa part du butin, fut pour beaucoup dans la décision d'exécuter le souverain. Enfin, rien ne garantissait la survie des ravisseurs dans ce pays hostile, une fois leur otage libéré le moyen le plus réaliste pour garantir leur propre peau était peut-être cette exécution. Mais on comprend l'indignation de M. qui, d'Europe, découvre de pareils comportements.

ÉCRITURE

17. Cortés et Pizarro ne sont jamais nommés dans ces essais, (mais Cortés l'a

 

ESSAIS

été au chapitre I, 30), vraisemblablement parce qu'aux yeux de M. ils ne méritent pas de rester dans la postérité. Quant aux souverains aztèques et incas, leurs noms sont obscurs et compliqués. Mais cet anonymat participe également de l'esthétique allusive des Essais, qui toujours sollicite les efforts du « suffisant lecteur« à retrouver ce dont on lui parle. Ne pas donner de noms, c'est, en outre, pour M., éviter les controverses pinailleuses avec les spécialistes du temps.

18. Cortés était, comme tous les conquistadores, avide de reconnaissance et d'ascension sociale : l'appât de l'or, pour avoir fait torturer le souverain aztèque Cuauhtemoc, paraît donc une motivation vraisemblable. Mais historiquement il semble que ce soient avant tout les lieutenants de Cortés qui aient réclamé cette mise à la torture (cf. G. Chaliand, Miroirs d'un désastre, Presses Pocket, 1990, p. 42), quoique d'autres témoignages assurent que l'exécution de Cuauhtemoc fut décidée par Cortés lui-même et qu'elle choqua profondément ses hommes (cf. C. Bernand et S. Gruzinski, Histoire du Nouveau Monde, t. 1, Fayard, 1991, pp. 337 et 355, et Jean-François Bagué, La conquête des Amériques XV -XVI' siècles, Perrin, 1991).

19. La formule «Retombons à nos coches «, comme souvent chez M., recherche la provocation par sa brusquerie. D'autant qu'elle introduit un épisode dont la brutalité même, surtout à cette place finale de l'essai, doit frapper l'imagination. Le lecteur en fermant ce chapitre reste sur cette vision affreuse de sécheresse et de violence : «[...1 jusques à ce qu'un homme de cheval l'alla saisir au corps, et l'avala par terre. « Par ailleurs, la formule comporte un aspect ludique et presque cocasse par son pittoresque et sa vivacité (impératif), probablement non exempts d'une ironie amère envers la cruauté des envahisseurs (« quelque meurtre qu'on fît de ces gens-là«).

20. Les descriptions des Aztèques et des Incas par M. sont présentées de telle manière qu'elles rendent peu crédibles les images d'affreux anthropophages que l'Europe peut en avoir (cf. notre parcours thématique « Nous et les autres«) : aucune mention de ces visions effrayantes ni dans Des coches, ni au chapitre Des Cannibales mais seulement dans l'essai De la modération. En outre (cf. le même parcours) elles taisent la réalité des systèmes politiques en vigueur dans le Mexique et le Pérou précolombiens. Quant aux Mayas, cf. G. Chaliand, op. cit., chap. «La Conquête du Yucatan «, pp. 149-153, mais surtout l'article que leur consacre l'Encyclopaedia Universalis.

21. Réponse laissée à l'imagination de chaque lecteur de M.

22. Sur cette question, voir le parcours thématique « Nous et les autres «. Allusions historiques revenant d'un essai à l'autre : Solon, les Hongrois, Galba ancêtre et descendant; à l'intérieur de l'essai Des Cannibales : les Scythes, défaites sublimes d'Ischolas et de Léonidas. Pour «les Hongres«, il s'agit, dans l'un comme dans l'autre essai, d'additions C. Pour les Scythes, le second pas¬sage (sur la divination) est une addition C. Pour Solon, le passage du chapitre Des Cannibales appartient à l'état A, tandis que celui de l'essai Des Coches est une addition C. À l'inverse, l'empereur Galba se trouvait dans l'essai Des Coches dès sa première version (état B), alors que son ancêtre a été ajouté en addition C au chapitre Des Cannibales. Jugements moraux similaires : faiblesse de notre

 

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connaissance, dérive des continents (cf. question 13), précarité de toutes choses. Dans les deux chapitres, les passages concernés appartiennent à l'état B du texte (ce qui autorise à penser que les additions B de Des Cannibales ont pu être inspirées par la rédaction de l'essai Des coches). Sur les effets d'échos ménagés dans les remarques sur le luxe du chapitre Des coches, cf. question n" 7. Par ailleurs, le passage sur Alcibiade évoquant Socrate qui appartient à la pre¬mière version de ce même essai (état B), ne trouve un écho guerrier dans l'essai Des Cannibales qu'à l'occasion de l'addition C sur les chefs grecs Léonidas et lscholas (suggérant là encore une intention de la part de M.). La reprise littérale de l'expression «eu égard«, enfin, appartient dans les deux chapitres aux états initiaux du texte (respectivement A et B). On s'aperçoit donc que les mises en regard dans ces deux essais sont très nombreuses et qu'elles traduisent une recherche, évidente dès 1588 avec le renvoi explicite : « témoins nies Canni¬bales«, mais qui n'a fait que s'affirmer avec le temps chez M. à en juger par le nombre d'additions C qui concourent à cet effet de miroir. C'est au moment où son oeuvre s'achève, et qu'il la sent achevée, que M. y met la dernière main par des détails qui expriment un minutieux travail de finition.

MISE EN PERSPECTIVE

23. M. a une personnalité de compilateur, tout à fait conforme à l'esprit du xvi' siècle (cf. par exemple les interminables énumérations de Rabelais, à visées d'ailleurs parodiques). qui se signale notamment dans l'essai De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue (I, 23), mais que les remarques sur les habitudes des Tupinambas comme le long rappel des spectacles organisés dans la Rome antique, illustrent aussi bien pour les chapitres Des Cannibales et Des coches. Ce tempérament correspond également à la méthode historique reconnue par les érudits du temps et qui remonte à Hérodote (cf. les allusions à Solon et à l'Égypte).

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COMPRÉHENSION et ÉCRITURE

La méthode de séduction dont parle M. est une forme de « donjuanisme «, un batifolage très en faveur à toutes les époques. Le regard plus ou moins négatif qu'on peut porter sur ce genre de comportement est fonction de l'éducation qu'on a reçue et du sens qu'on donne au mot «amour «, ainsi parfois que de l'aptitude qu'on manifeste à un tel comportement, souvent de ces trois para¬mètres à la fois.

La manière dont M. s'est marié donne à penser (cf. commentaire retranscrit dans la chronologie, p. 275 du livre de l'élève) qu'il ne croyait guère à l'amour dans le mariage. Sans doute faut-il tenir compte de l'époque pour retrouver la cohérence de son propos au regard de ses actes : les usages alors en vigueur font du mariage d'amour l'exception rarissime. Aussi n'est-il pas exclu que M. ait recherché l'amour en dehors du mariage, et tout porte à croire qu'il l'a — au

 

ESSAIS

moins partiellement — trouvé, en tout cas espéré, puisqu'il distingue si fortement amour et séduction.

Les deux personnages qu'on peut citer pour illustrer les comportements mas¬culins décrits par M. en matière de séduction sont Don Juan et Casanova. Le poids de la fortune dans la vie semble bel et bien avoir l'importance majeure que lui accorde M., ne serait-ce qu'à en juger par l'existence même de l'écri¬vain : lors de son accident de cheval, il a échappé de justesse à la mort, puis, à deux reprises par la suite, il s'est vu menacé par des personnes qui auraient pu attenter à sa vie et qui, la seconde fois, lui ont provisoirement dérobé son manuscrit du troisième livre des Essais. Un sien serviteur a, par un autre vol, enlevé à la postérité une partie du texte prévu par M.

Pour M., l'addition C du texte 33 sur les Filles brahmanes sert à montrer la largeur de son point de vue et sa connaissance de l'Inde. Pour un lecteur de notre époque, cet ajout brise la continuité du texte mais donne à apprécier le compilateur en M.

Les différents domaines d'application du hasard sont la politique (Auguste et François de Guise), la médecine (M. et ses maladies), les saillies poétiques (aveu d'impuissance de l'auteur), la peinture (« admiration « du peintre), toute forme d'écrit (le « suffisant lecteur «), les entreprises militaires (« chacun « pris à témoin) et « nos conseils mêmes et délibérations « (nous-mêmes pris à témoins).

Le contexte historique des guerres de Religion n'a pu qu'exacerber la sensibilité de M. au hasard, tant la vie et la mort à l'époque semblaient plus qu'à toute autre tenir à peu de chose. Cette conception du hasard rejaillit sur l'esthétique de l'écrivain à la fois dans les thèmes qu'il privilégie (notamment l'inconstance) et dans son style (tendance à butiner), même si la composition des Essais est peut-être beaucoup moins aléatoire que M. ne le dit.

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COMPRÉHENSION et ÉCRITURE

«J'ai volontiers imité cette débauche qui se voit en notre jeunesse au port de leurs vêtements : un manteau en écharpe, la cape sur une épaule, un bas mal tendu, qui représente une fierté dédaigneuse de ces parements étrangers et nonchalante de l'art « (I, 26). M. aime un vocabulaire chatoyant : « Il n'est rien qu'on ne fit du jargon de nos chasses et de notre guerre, qui est un généreux terrain à emprunter« (III, 5). Le style que recherche M. est une «fantastique bigarrure« (Ill, 9), et ce, grâce à un apparent désordre qui n'exclut pas les rappels et retours dans la composition — ex. lI, 8 et 37 ; I, 31 et 111, 6 ; etc. — mais qui privilégie les effets de surprise et la «vigueur et hardiesse poétique« (Ill, 9).

M. préconise les emprunts aux jargons techniques : « Les formes de parler, comme les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant, (111, 5). On peut citer Ronsard, Abrégé de l'art poétique : « Tu pratiqueras bien souvent les artisans de tous les métiers, comme de marine, venerie, fauconnerie, et principalement les artisans orfevres, fondeurs, maréchaux, minérailliers, et de là tireras maintes belles et vives comparaisons avec les noms propres des métiers, pour enrichir ton œuvre. « Pour M. comme pour ses contemporains, les Anciens sont une autorité. En outre, l'idée

 

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de « musser « sa faiblesse sous ces «grands crédits «, correspond à la nécessité de se protéger en période de guerre civile.

Les historiens intéressent M. par le caractère concret et large de leur point de vue, à la fois individuel et politique. Au xve s., le genre des Histoires s'oppose à celui des Mémoires, comme une version officielle et brillante des événements passés au «dessous ries Cartes«. L'Histoire est donc un genre d'apparat (elle s'intéresse aux protagonistes — princes et grands — des événements politiques et guerriers) par opposition aux Mémoires (mot masculin) qui contribuent à l'enri¬chir de points de vue personnels, d'informations souvent secrètes, connues par les témoins et acteurs du temps.

Le maniérisme de M. tient à sa tendance à «faire parler l'origine en son nom« suivant l'expression de Marc Fumaroli. Il s'efforce d'apparaître lui-même comme digne de ces Anciens qu'il admire tant.

Les métaphores et comparaisons les plus fréquentes sous la plume de M. sont vestimentaires. « Comme aux accoutrements c'est pusillanimité de se vouloir mar¬quer par quelque façon particulière et inusitée, de même au langage « (I, 26). «En notre langage je trouve assez d'étoffe, mais un peu faute de façon« (III, 5). Ces images récurrentes assimilent la littérature à un parement, un habit, au fond à une couverture et un paravent. N'est-ce pas le signe chez M. d'un besoin sinon de se déguiser, du moins de se protéger, de se couvrir ? Il ne croit pas, semble-t-il, à l'efficacité de la transparence car il la trouve trop dangereuse et gratuite pour y donner libre cours dans une époque aussi sombre que la sienne, avec le risque d'être «vaincu et atterré« par la malveillance du public. L'avis Au lecteur retrouve alors toute sa portée ne vivant pas dans un monde innocent comme celui de «ces nations« prises «dans la douce liberté des premières lois de nature«, M. s'est revêtu de citations érudites, d'un langage subtil et parfois ambigu, toujours simple et « maniant « (III, 5), qui lui permet de se mouvoir à son aise en toute circonstance et en tout lieu de ses Essais.

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COMPRÉHENSION et ÉCRITURE

L'orgueil de M. se signale dans les expressions qu'il emploie à son propos : « la grâce et le poids d'un discours hautain et délié «, «je m'échauffe par l'opposition du respect« (texte 45) ; « ils font ma finesse trop fine (...] : la voie de la vérité est une et simple« (texte 46). Ces expressions revendiquent pour son entreprise des quali¬tés d'authenticité et de véracité, que son tempérament réservé et quelquefois snob (cf. les critiques des gens de Port-Royal) ne rend pas forcément évidentes. Si, pour l'essentiel, son projet de transparence est courageux et abouti, M. ne s'interdit jamais, grâce à l'extrême plasticité de sa forme et grâce aussi justement à la « finesse « de son «discours hautain et délié «, d'ajuster l'image qu'il donne de lui à son idéal aristocratique.

La relation de M. à son livre a commencé par une sorte de désaveu. En refusant qu'on le confonde avec son livre, M. craint de n'avoir pas su donner de lui une image fidèle et gratifiante sa crainte tendrait même à prouver qu'il y a fait preuve d'authenticité. Aussi pourrait-on parler, plutôt que de détachement, d'un

 

ESSAIS

véritable arrachement qui le pousse à dresser toujours sa figure singulière au-delà de ce qu'il en dit, à faire tout en sorte pour qu'on ne puisse pas estimer avoir fait le tour de sa personnalité une fois achevée la lecture de son livre. Si ce refus d'assumer jusqu'au bout son oeuvre fait la force de M., sa survie perpétuelle et protéiforme dans et hors de ses Essais, tous ces éléments constituent également la limite de l'homme et de l'écrivain : en déclinant le risque absolu, en se gardant une porte de sortie dérobée (« moins faiseur de livres que de nulle autre besogne «), il triche et perd une partie des dividendes de sa mise.

L'attitude du chapitre De la vanité (III, 9) n'est en fait guère plus limpide, de sorte que s'il y a à l'évidence chez M. de la plaisanterie et de la distance affichée à l'égard de son livre, l'humour est peut-être ici une étiquette trop absolue. En somme, on aurait donc pu intituler ces extraits : De l'arrachement (ou Du désaveu) à la plaisanterie (ou... à la distance affichée).

La spécificité du texte 46 tient à son style énigmatique et resserré (remarque valable pour l'ensemble de l'essai De l'utile et de l'honnête : III, 2). Celle du texte 47 b tient à sa préciosité mondaine : «les excréments d'un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche« (avec le chiasme dans le placement des adverbes « tantôt«), et à son affectation de désinvolture : « l'écrivaillerie semble être quelque symptôme d'un siècle débordé«.

montaigne

« ESSAIS comme celle de Du Bellay au roi pour ses Antiquités de Rome ou de Castiglione au révérend et illustre seigneur Don Michel de Silva, évêque de V iseo, pour Le Livre du Courtisan, la camaraderie populaire de Rabelais avec ses« amis lecteurs» dans Pantagruel, ou plus soldatesque de Monluc envers la« noblesse de Gascougne »;ou encore la préciosité de Ronsard pour ses Amours, soit déclamatoire : «Divin troupeau», soit plus intime .

«Prends ce livre pour gage, et lui fais, je te prie, Ouvrir en ma faveur ta belle librairie, Où logent sans parler tant d'hôtes étrangers : Car il sent aussi bon que font tes orangers.» M., donc, par un tutoiement tranché, ni amical, ni hostile, se refuse à «capter la bénévole nee du candide lecteur» suivant les pratiques en usage à son époque.

Il profite de la connotation de culture qu'implique ce latinisme du tutoiement sans pour autant employer la langue des clercs comme Du Bellay pour les Regrets .

« Quem, lee tor, ti bi nunc dam us libellum » ..

Le fait d'être à tu et à toi avec le public est de surcroît l'apanage des rares auteurs reconnus, comme Ronsard .

M.

se place ainsi au rang des meilleurs par ce moyen subreptice, tout en abondant en dénégations (. »

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