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Cours: LE BONHEUR (4/4)

Publié le 22/02/2012

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IV) L'ETHIQUE DE LA JOIE

- Parvenus à la notion spinoziste de Désir libéré, nous pouvons maintenant envisager le bonheur, non plus comme cette expérience impossible, illusoire et à jamais manquer, mais comme la fin ultime du sujet libre et souverain. Nous avons vu, avec  Spinoza, que ce n’est pas le tragique qui définit la condition humaine, mais le désir de joie, le bonheur. Il est alors possible d’être concrètement heureux et le bonheur est susceptible d’être une expérience qui peut s’apprendre. L’éthique est l’interrogation philosophique sur les voies qui peuvent conduire à l’expérience de sa vie comme joie et comme splendeur.  Quelles sont, dès lors, les principales composantes du bonheur et de cette sagesse heureuse ?

A) LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN  (Aristote)

- En premier lieu, Aristote constate que l’action humaine présente une très grande variété de formes, définissant ainsi autant de fins différentes les unes des autres : les biens paraissent aussi nombreux que les activités sont diverses (la fin de la médecine est la santé, la fin de l’économie est la richesse…).

- On peut distinguer deux sortes de biens : ceux qui sont utiles, qui ne plaisent que comme moyens, c’est-à-dire qui sont seulement bons à quelque chose (exemple : l’argent comme moyen du prestige, du pouvoir ou du bien-être); les “biens en eux-mêmes” qui ne plaisent que pour eux-mêmes et qui ne sont subordonnés à aucun autre. Si l’on pouvait définir un bien qui vaille absolument en lui-même, ce bien pourrait être défini comme la fin ultime de toute activité possible. Un tel bien serait le bien même ou “l’idée du bien”. Comment, dès lors, trouver ce bien ?

- Définir des biens à notre portée, ainsi que les moyens de les atteindre, est le propre des arts et des sciences : mais ces disciplines s’occupent de biens précisément déterminés dans la limite de chaque science, et non du bien en soi. Le bien est par exemple la bonne mesure (le bien selon la quantité), ou le bon moment (le bien selon le temps) : la science du bon moment est, par exemple, dans la guerre la stratégie, dans la santé la médecine, la science de la bonne mesure est, dans la nourriture, la médecine, dans les exercices pénibles, la gymnastique.

- Si donc l’on veut définir un bien qui puisse être obtenu dans les limites de l’action humaine, il est préférable de s’en rapporter à la commune expérience et au commun accord des hommes, qui désignent la fin suprême de toute activité, en la reconnaissant dans le bonheur. Il semble qu’en effet le bonheur soit l’objet d’un désir universel. En effet, pourquoi travaille-t-on, si ce n’est pour gagner de l’argent ? Et pourquoi veut-on gagner de l’argent, si ce n’est pour pouvoir acheter les choses dont on a envie ? Et pourquoi veut-on satisfaire ses  envies, si ce n’est pour être heureux ? Chaque chose plus ou moins subalterne que l’on désire, chaque action que l’on accomplit a donc pour but ultime le bonheur. Ce dernier apparaît ainsi comme le bien qui, plus que tout autre, est recherché pour lui-même, et dont tous les autres ne sont que les moyens : “Nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais comme moyen de quelque chose d’autre, tandis que la gloire, le plaisir, la pensée, et toute vertu, sont certes choisis pour eux-mêmes…, mais nous les choisissons aussi pour le bonheur, car nous jugeons que par eux nous serons heureux - tandis que personne ne choisit le bonheur pour atteindre ces biens, ni quelque autre bien que ce soit”   (Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 5, 1097 b 1-6).

- Il faut, dit Aristote, du temps pour réussir sa vie, pour actualiser son humanité : “Une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour, et pas davantage le bonheur ne s’atteint en une seule journée, ni un bref laps de temps”. Les plaisirs qui n’ont qu’un temps, comme ceux procurés par les honneurs, ne font pas la félicité d’une vie. Certes, Aristote sait bien que le bonheur dépend pour une part d’un concours avantageux des circonstances (cf. Origine étymologique du terme bonheur) : un misérable bossu, abandonné de tous et sans enfants, ne saurait être heureux. Cependant, il s’agit moins de compter passivement sur les circonstances que de savoir saisir l’occasion, c’est-à-dire être capable de se soustraire à l’instabilité du hasard. Quelle activité serait alors susceptible de nous affranchir des caprices de la fortune ?

- Cette activité doit être la fin de l’homme, c’est-à-dire son but, sa finalité, la réalisation de sa nature, l’accomplissement de son essence. Etre heureux, ce serait vivre conformément à sa nature ou dans le développement progressif de son être. Or, quelle est la nature de l’homme ? Qu’est-ce qui lui est propre ?

- C’est de penser, répond Aristote. La nature humaine est pensante. Par penser, Aristote n’entend pas seulement avoir des représentations ou des projets dans son esprit, ce dont les animaux sont d’une certaine façon capables. Il s’agit de la conscience de soi-même (ce qui est propre à l’homme), de la réflexion, du raisonnement logique, de la théorisation, c’est-à-dire la tentative de se représenter et de comprendre le monde. Si l’homme est un animal biologiquement assez semblable à bien d’autres, il est un animal raisonnable. Cela veut dire que si la pensée rationnelle le distingue de tous les autres êtres vivants, l’homme n’est cependant pas spontanément, immédiatement; par nature, rationnel. Il est seulement capable de le devenir. Il n’est raisonnable qu’en puissance, et non en acte. La nature de l’homme est donc d’être un animal potentiellement raisonnable, susceptible de le devenir, à condition qu’il se cultive, qu’il fasse des efforts pour exercer et développer sa pensée. L’homme est ainsi l’être qui n’est pas de naissance ce qu’il doit être, mais qui a à le devenir. L’homme doit réaliser sa nature, devenir en acte ce qu’il est d‘abord en puissance.

- Si la pensée est l’activité essentielle et la nature de l’homme, lorsque je m’y adonne, j’ai bien le sentiment de me développer conformément à ma nature et de mener une vie digne d’un être humain. Un certain plaisir vient accompagner l’activité de connaissance, surtout lorsqu’elle parvient à son but (par exemple, lorsque je trouve la solution d’un problème). La connaissance vient combler un désir fondamental de l’homme (“Tous les hommes désirent naturellement savoir”, écrit Aristote dans la Métaphysique). La connaissance est source de vraie plaisir. Le bonheur provient d’une satisfaction plus profonde, qui n’exclut pas la peine de certains efforts, la souffrance des soucis et des luttes : le bonheur réside dans le sentiment que j’avance dans le bon sens, que j’oeuvre pour le bien, que je développe mon être conformément à mon essence. Aristote précise que le plaisir vient parfois s’ajouter à cela, lorsque mon activité remporte quelque succès, mais il n’est qu’un accompagnement, il n’est ni le but de l’action, ni le composant essentiel du bonheur.

- Quelle vie doit choisir un homme libre ? Les grecs distinguaient traditionnellement trois réponses possibles : soit une vie de jouissance, soit une vie politique, soit une vie d’étude. Aristote stigmatise les deux premiers genres de vie. Une pure vie de jouissance convient plutôt à des bêtes qu’à des hommes. La vie politique place le bonheur dans les honneurs. Les plaisirs qui n’ont qu’un temps, comme ceux procurés par les honneurs, ne font pas la félicité d’une vie; les honneurs sont choses versatiles, qui dépendent des autres plus que de nous. C’est la contemplation qui nous affranchit des caprices de la fortune.

- Le bonheur philosophique se trouve dans la “vie selon l’esprit” qui se trouve dans l’excellence et la vertu la plus élevée de l’homme, correspondant à la partie la plus haute de l’homme, l’esprit, et soustraite aux inconvénients que comporte la vie active. Elle n’est pas soumise aux intermittences de l’action, elle ne produit pas de lassitude; elle apporte des plaisirs merveilleux, qui ne sont pas mélangés de douleur ou d’impureté et qui sont stables et solides. Cette vie selon l’esprit assure l’indépendance à l’égard d’autrui : celui qui se consacre à l’activité de l’esprit ne dépend que de lui seul; cette vie ne cherche pas un autre résultat qu’elle-même, elle est aimée pour elle-même, elle est à elle-même sa propre fin. Elle apporte aussi l’absence de trouble.

- Cependant, la vraie vie heureuse n’est pas simplement la vie d’étude. Elle se situe plutôt dans une synthèse des trois genres de vie possibles, qui ne sont mauvais que si l’on choisit l’un d’eux de façon unilatérale. Aristote précise en outre que mon bonheur dépend essentiellement d’une vertu tout intérieure, qu’il appelle la magnanimité. Il entend par là une certaine estime de soi, une conscience de sa valeur qui permet de mépriser la fortune, les honneurs. Le magnanime sait ce qu’il vaut, il sait se juger lucidement. Contrairement à un certain christianisme, qui fait le culte de l’humilité et qui fait de l’orgueil un péché, pour Aristote la fierté, l’estime de soi, si elles sont fondées, apparaissent légitimes et bénéfiques. L’homme, pour être heureux, a besoin d’une certaine aisance et de loisir pour pouvoir se livrer à la contemplation, mais, en cas de problème, il peut trouver dans sa magnanimité de quoi supporter d’un coeur léger les vicissitudes de l’existence, en obtenant un contentement de sa propre vertu et de sa force de caractère.

- Nous sommes arrivés à la conclusion que, pour être heureux, il faut vivre en tâchant de développer son esprit. La pensée est l’activité essentielle et la nature de l’homme. Lorsque je m’y adonne, j’ai bien le sentiment de me développer conformément à ma nature et de mener une vie digne d’un être humain. La question se pose alors de savoir quel type de connaissance ou de pratique intellectuelle constitue l’activité essentielle de l’homme.

B) LA CONVERSION EXISTENTIELLE ET LA JOIE (Robert Misrahi)

1)     Le bonheur et la joie

- L'oeuvre de Robert Misrahi est tout entière consacrée à une réflexion sur le bonheur en tant qu'expérience possible, dans le prolongement de l'éthique spinoziste. Le but de la philosophie comme éthique est " la recherche effective des voies et des moyens qui permettraient de construire sa vie comme on construit un château, c’est-à-dire dans la perspective de la splendeur, de la lumière et de l’amour " (Misrahi, Le bonheur). Elle est la recherche sérieuse de tous les matériaux qui permettraient de construire la vraie vie. Il s'agit, comme nous allons le voir, d'une entreprise de reconstruction de sa vie: idée que la souffrance et le malheur ne sont pas un destin attaché à la condition humaine, mais une donnée contingente qui caractérise la vie livrée à la violence et à l’aveuglement.

- L’éthique est aussi effort pour construire la liberté : la construction de la liberté est une exigence impliquée dans l’idée même de vie heureuse (un bonheur vécu dans l’oppression ne serait pas un authentique bonheur, une joie contrainte serait une souffrance). La liberté n’est que le moyen de la joie et l’une de ses conditions nécessaires : la joie vécue doit être vécue dans l’indépendance et la liberté, de même que la liberté doit être éprouvée comme joie et satisfaction.

- Le bonheur n'est plus la satisfaction de tous nos désirs puisque nous avons vu que cette définition liminaire conduisait à un certain nombre d'apories. Le bonheur désigne plutôt  une nouvelle manière d’exister qui découle d’un changement radical de notre regard sur le monde (conversion philosophique) : il s’agit de“ prendre conscience du fait que la signification des choses du monde est produite par le sujet et non pas imposée à lui. Tout part du sujet et va vers les choses, même la souffrance morale “ (Robert Misrahi, entretien, op.cit.). Le bonheur ressortit donc à notre pouvoir créateur, notre liberté créatrice qu’exprime le renversement du regard sur le monde et les êtres.

- Selon Robert Misrahi, le bonheur est la forme et la signification d’ensemble d’une vie qui se considère elle-même comme comblée et comme signifiante. Il est une appréhension réflexive de la vie de l’individu dans sa durée et un sentiment qualitatif de plénitude et de satisfaction concernant le Tout de l’existence. Le bonheur est simultanément de l’ordre de la réflexion et de l’ordre de l’existence, désir conscient d’être comblé et existence pensée comme plénitude.

- Il faut qu’il y ait une homogénéité entre le présent en train de se vivre et le passé déjà vécu. Quand je dis : “je suis heureux”, cela signifie que je suis actuellement satisfait et comblé et que j’appréhende, dans le cours de ma vie, la même signification que celle qui, actuellement, justifie le sentiment positif de soi-même. Le désir doit devenir joie, c’est-à-dire désir comblé, pour se faire ainsi le matériau du bonheur. La joie, actuellement vécue, donne au bonheur une signification concrète. C’est par la joie actuellement vécue qu’un sujet peut dire de son existence qu’elle est heureuse. En clair, le bonheur, c’est un jugement sur l’existence nourrie d’expériences de joie.

- En effet, la joie est un acte et le bonheur est constitué par l’ensemble des actes de joie. Actes de joie qui ne sont pas de purs plaisirs passifs et instantanés , mais des attitudes librement choisies et maintenues en vie à travers l’écoulement du temps. Cette joie suppose un individu qui a posé ses propres valeurs, qui s’est saisi comme la source et l’origine du sens qu’il veut donner à son existence, qui est le fruit de sa propre activité. L’acte de la joie est vécu comme une plénitude et confère au sujet une densité qualitative, une consistance et une cohésion internes. Le manque (vécu dans la séparation, la privation, l’inquiétude) a disparu, le sujet se saisit comme achèvement. Nous verrons plus loin quels sont ces actes concrets de la joie dont parle Robert Misrahi.

- Le bonheur étant défini, comment la conversion au bonheur s'avère-t-elle possible?

2)     L'expérience de la crise et la décision de reconstruire sa vie

- Le bonheur suppose d'abord une conversion à la liberté qui surgit au coeur même de la dépendance et de la souffrance.

- La dépendance est une souffrance puisqu'elle est le sentiment de soi comme agressé, déchiré, abattu, détruit. Pour que cette souffrance ne soit pas vécue passivement, elle doit être extrême et vécue comme crise. La crise est cette expérience dramatique fondamentale à partir de laquelle peut naître un nouveau désir et où le sujet peut se reconstruire à neuf.

- La crise est donc le moment culminant d’une insatisfaction, d’une contradiction intérieure, d’une souffrance; elle est surtout une prise de position de l’individu sur sa souffrance : le sujet estime que sa souffrance a atteint sa limite extrême, il décide alors d’amorcer un  nouveau commencement, de renouveler les valeurs et les perspectives de son existence : " La conscience constitue elle-même sa souffrance comme intolérable, en tant que cette souffrance est vécue comme une limite au-delà de laquelle elle provoquerait la destruction et la mort du sujet. Le moment où la souffrance est transformée en crise est le moment où la conscience pose qu'elle a atteint une limite au-delà de laquelle il serait question de sa propre mort " (Robert Misrahi, Qu'est-ce que la liberté ?, p. 175).

- La crise, lieu de naissance d’un nouveau désir, devient comme existence l’origine et la source d’une reconstruction de la vie. Dans l'expérience de la crise, " la conscience prend en fait position contre sa propre souffrance, et cette prise de position est déjà un acte de liberté" (ibid.). Le sujet se trouve alors confronté à un choix crucial : "le mouvement passif vers la destruction ou l'effort actif vers la survie."

- Robert Misrahi relate, par exemple, pourquoi il a choisi le bonheur comme thème central de sa recherche philosophique : son vécu, qui fut particulièrement difficile, puisqu’il a perdu la moitié de sa famille lors des persécutions nazies, l’a obligé à réagir et à tenter, à partir du malheur, d’accéder à quelque chose (entretien avec Robert Misrahi, propos recueillis par Jacques Lecomte, in Sciences humaines, n° 75). Bref, il s’agit de considérer la souffrance non comme l’expression d’une structure permanente de la condition humaine, mais comme le surgissement d’une détresse contingente.

- C'est donc par un acte de décision, c'est-à-dire de liberté, que le sujet choisit de rompre avec son propre passé et de commencer une nouvelle période de son existence. Il s'agit d'une rupture initiatrice et non d'une simple destruction. Rupture dont le but doit être de se tourner vers l'avenir. Cette rupture initiatrice est une conversion du désir consistant, pour l’individu, à passer d’une forme malheureuse de l’existence à une forme qui soit satisfaisante et heureuse. Cette conversion, comme commencement, est le choix ferme et réfléchi d’une existence, non plus tragique ou vaine, mais significative et comblée. L’individu devient capable de s’instaurer comme origine de sa propre vie : il décide de construire sa nouvelle vie dans la perspective d’une existence comblée qui lui confère plénitude, sens et satisfaction.

- Il s'agit là d'un véritable travail réflexif. D'abord prendre conscience, comme Spinoza nous invite à le faire dans L'éthique, que c'est le sujet lui-même qui est à la source des significations du monde (pouvoir créateur du sujet). Nécessité alors de modifier radicalement notre perception du monde et de nous-mêmes, en inversant toutes nos perspectives intellectuelles et affectives.

- La conversion est ainsi réflexive en un double sens : travail intellectuel de retour sur soi, travail aussi d’inversion et de renversement des données, comme dans une image optique, symétrique et inverse. Par exemple, nous considérons généralement un échec comme un événement objectif qui vient vers le sujet, un jugement extérieur formulé par un jury, un employeur ou autre, et qui définirait de façon définitive la place et la valeur du sujet dans la société. De cet échec peut découler une expérience douloureuse, et même une crise. Par la conversion, c’est-à-dire l’inversion des perspectives intellectuelles, l’échec change de signification, il peut disparaître parce que le sujet formera d’autres projets (il s’apercevra que sa valeur ne dépend pas de ce seul emploi, ou ce seul diplôme…).

C) LES CONTENUS DE LA JOIE

- Quel sont alors les différents contenus possibles de ces actes de la joie, les activités concrètes qui sont le véhicule effectif de la joie ?

1)     L’activité philosophique et la  construction de l'autonomie

- La première joie est celle de l'autonomie. L’activité philosophique de fondation consistant à établir sa vie sur des bases solides, à maîtriser sa vie par la compréhension et la connaissance. Retour actif à soi. Joie d'une construction du sujet par lui-même qui découle de la " satisfaction profonde d'être la source de soi-même dans les modalités de sa vie" (ibid.). Ainsi la philosophie peut-elle procurer le bonheur parce qu’elle est l’effort pour instaurer un nouveau commencement, une existence satisfaisante et significative. Elle permet à l’individu de devenir vraiment la source de ses décisions concernant le style de vie qui lui semble préférable à tout autre.

- C'est la joie de la "seconde naissance", c'est-à-dire de cette "conscience de soi qui sait en même temps être créatrice de soi" (ibid.). " La joie de la conversion philosophique est donc la joie de la naissance à soi par son propre travail réflexif motivé par le désir d'une existence se fondant en effet soi-même pour accéder à une joie et à un sens dignes des plus hautes, c'est-à-dire des plus intenses exigences du désir " (ibid.).

- Cette joie de l'autonomie naît également au contact de la culture humaine permettant l’accès progressif à la richesse et à la beauté du monde. La joie de fonder s’exprime comme joie de connaître. Joie de penser des choses qui sont décisives pour moi qui les pense. Joie de penser qui prend plaisir à l’établissement de soi-même dans une pensée lucide. «  Le bonheur commence par la joie d'être celui que l'on est, en comprenant que l’on s’est fait soi-même celui que l’on est grâce à cette liberté lumineuse qui s’est tirée elle-même hors de la confusion et de l'obscurité des premiers temps « (Robert Misrahi, Les actes de la joie).

2)     La conversion à la réciprocité : l’amour et l’amitié

- L’activité philosophique, esthétique ou spirituelle ne peut donner la satisfaction permanente et profonde que si elle ouvre la vie du sujet vers les autres consciences. Il est en effet impossible de vivre absolument seul. J’ai besoin de relation avec les autres, et pas seulement pour satisfaire mes besoins économiques. Pour arriver à prendre pleinement conscience de moi-même et de mes idées, j’ai besoin d’une relation avec un autre esprit. L’ami est comme un miroir spirituel, qui achève et accomplit ma conscience. J’ai besoin d’amitié pour arriver à jouir pleinement de ma vie spirituelle. Une fois que l’individu a fondé sa liberté, il va rencontrer un nouvel élément du bonheur qui est la relation positive à autrui, dans l’amour, l’amitié et le lien social.

- Il s’agit ici d’une amitié désintéressée. La plupart du temps, les hommes se fréquentent uniquement pour échapper à l’ennui de la solitude. Les prétendus amis sont là pour nous distraire de nous-même, pour créer une animation factice. L’homme qui s’est élevé spirituellement au-dessus de telles conduites mesquines peut donner une amitié authentique et désintéressée. La solitude ne lui pèse guère, car il n’est jamais vraiment seul, mais toujours en compagnie de grandes idées, de grands esprits et de grandes oeuvres.

- L’individu doit opérer une conversion du regard sur autrui, qui ne va plus être perçu comme un objet, mais reconnu comme un sujet. Et si chacun porte ce regard sur l’autre, les individus vont renoncer au conflit et construire leurs relations sur de nouvelles bases, sur la réciprocité et la générosité. Prendre ainsi conscience de la réciprocité, instaurer la relation généreuse à l’autre : reconnaître en l’autre un être semblable à soi (j’aime l’autre parce qu’il est un sujet existant semblable à moi-même); reconnaissance aussi de l’autre comme autre, comme sujet autonome (l’être aimé est reconnu, désiré, admiré dans sa spécificité individuelle). Chacun, dans l’amour généreux, affirme la spécificité de l’autre et s’en réjouit.

- L'amour vrai ainsi défini est l'affirmation mutuelle de l'autre comme sujet, comme personnalité spécifique et comme générosité : " La joie d'amour, dans l'amour vrai, n'est donc pas narcissique et solipsiste, elle est à la fois narcissique, puisque le sujet se réjouit d'être aimé et reconnu, et généreuse, puisqu'il se réjouit également d'aimer et de reconnaître la spécificité, la valeur et l'existence mêmed e l'autre " (op. cit., p 202).

- Citation de R. M. Rilke dans Lettres à un jeune poète : « L'amour c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l'être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limites, qui fait de celui qui aime un élu qu'appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l'obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir «.

3)   Le plaisir, la sensualité

- La conversion réflexive, l'amour vrai ouvrent en même temps les Sujets au plaisir, qui lui aussi prend une signification nouvelle.

- Le plaisir du corps comme de l'esprit n'accède à la plénitude de son sens que s'il est intégré à une existence qui a déjà un sens. Il présuppose la réciprocité et l'amour, sans quoi le plaisir n'est que ponctuel et prend la forme de la fuite. Le plaisir authentique doit être l'acte d'un sujet, il ne doit jamais faire basculer le sujet dans la passivité ou l'aliénation (exemple des drogues qui entraînent maladie et souffrance, destruction du sujet et de sa liberté). Une distinction doit donc être établie entre les plaisirs significatifs et créateurs et les plaisirs aliénants ou destructeurs.

- S’ouvrir donc au plaisir d’une façon neuve, plaisir qui n’est pas limité à l’instant, mais qui doit être le moment d’une activité durable (exemple: le plaisir esthétique prend tout son sens à l’intérieur d’une activité durable comme la pratique d’un art ou la contemplation durable ou habituelle d’une forme d’art).

4)     La jouissance et la création esthétique

- Lorsque le plaisir poursuit son mouvement dans la liberté, il est en mesure de s'étendre et de s'enrichir par l'imagination. Expérience de la jouissance esthétique. Cette jouissance comporte trois aspects indissociables.

- D'abord la jouissance du monde (à travers le plaisir, la contemplation, la création). Il s’agit de l’expérience que le sujet déploie lorsqu’il se réjouit de la beauté et de la richesse du monde. Joie d’être au monde, joie d’exister pleinement dans un monde significatif et intense. Nécessité ici de lier pensée et sensibilité. Exemple : admiration d'un paysage comme acte de l'esprit, de l'imagination qui crée de la beauté, interprète le monde (les paysages, en effet, n'existent pas en eux-mêmes).

- Ensuite la joie peut s’incarner dans l’action et la création qui permettent de dépasser l’instant ; création d’une oeuvre objective, technique, esthétique, politique, philosophique, etc. Par le, la création exprime une puissance inventive, la manifestation d’un pouvoir autocréateur. Il faut que la création, comme la contemplation et l’action, soient orientées par les valeurs précédemment définies et par un projet existentiel, sans quoi elles s’effondrent dans l’absurde, l’agitation, l’aliénation ou l’angoisse.

- La contemplation ouvre également une jouissance nouvelle et consiste à apprécier la qualité des oeuvres d’art. Contemplation des oeuvres d'art après leur achèvement : attitude désintéressée, non utilitaire, capable de regarder autrement le monde.

- Au total, dire que la philosophie, la culture, l'art, le plaisir, l'amour sont des actes qui engendrent la joie et le sens implique que chacun doit trouver ses propres contenus et déployer à sa façon la joie. La joie désigne une qualité de la conscience actuellement saisie par le sujet lui-même lorsqu'il s 'appréhende comme plénitude et comme sens. Cette joie peut, en réalité, revêtir autant de modalités qu'il existe d'activités; chacune des activités précédemment décrites peut être réinventée et conduite de façon spécifique par chaque sujet. Ces joies et activités peuvent également être sélectivement choisies.

- Que désigne alors le bonheur, si la joie est une qualité de la conscience actuellement saisie par le sujet lui-même lorsqu'il s 'appréhende comme plénitude et comme sens ? Il est la " synthèse librement inventée et choisie de plusieurs formes de la joie" (ibid.). La seule condition indispensable est la réflexion comme conversion à soi et à la réciprocité. Liberté donc de l'invention et de la spécificité individuelle du style de vie: chacun peut réinventer sa vie selon son génie, pourvu qu'il entreprenne une démarche réflexive. Tandis que la joie est le contenu actuel, réel et présent, le bonheur est "la signification d'une existence réalisant d'une façon permanente la synthèse temporelle des différentes formes de la joie".

5)     Les conditions du bonheur : la joie et la démocratie

- L'éthique, comme recherche des voies menant au bonheur, a des prolongements politiques, dans la mesure où ce n'est que par l'élaboration d'une organisation politique de la société que le combat personnel et réflexif pour le bonheur est possible. Le régime qui s'accorde le mieux au désir de tout individu d'accéder au bonheur apparaît, par suite, sous la forme de la démocratie.

- Si mon existence est toujours menacée, si j’ai toujours faim ou si je dois travailler sans relâche pour gagner seulement de quoi subsister, si la peur et le souci ne me quittent jamais, il va de soi que je ne peux progresser dans la recherche du bonheur. Il me faut sans doute posséder une certaine aisance matérielle, la sécurité, la tranquillité d’esprit, du loisir pour pouvoir me livrer aux activités précédemment décrites. Il faut donc réunir un ensemble de conditions économiques et politiques pour que le développement de l'épanouissement personnel soit possible : prospérité, paix, ordre, enseignement, etc.

- La démocratie est sans doute le meilleur des régimes parce qu’elle défend la liberté des individus. La liberté est, en effet, une condition nécessaire du bonheur. La possibilité du vrai bonheur apparaît donc indissociable de la question politique qui porte sur la bonne ou la meilleure organisation possible de la société.

- La démocratie est la reconnaissance du rôle fondateur du sujet libre. De même que le sujet est l'origine de sa propre vie, de même le citoyen est l'origine des institutions qui vont gérer sa vie sociale. Si la liberté, comme nous l'avons vu, est la condition du bonheur et si la démocratie se fonde précisément sur la liberté, le véritable fondement de la démocratie est la poursuite du bonheur. Ce point sera repris approfondi plus tard, dans le cours sur l'Etat, le droit, la justice.

CONCLUSION GENERALE  : LE BONHEUR ET LA SCULPTURE DE SOI

- Nous étions partis d'une définition commune du bonheur comme un état durable de satisfaction , comme la totalité des satisfactions possibles, et nous avons examiné tour à tour, en nous aidant des grands penseurs, à quelles apories ou difficultés cette définition liminaire nous menait.

- Spinoza et, à sa suite, Robert Misrahi, nous ont aidés à envisager le bonheur, non point comme une expérience toujours manquée renvoyant au tragique de la condition humaine, mais comme le fruit d'une conversion réflexive du désir qui passe de la passivité à l'activité, de la tristesse à la joie, de la servitude à la liberté. Le bonheur, entendu maintenant comme construction de rapports neufs, relation substantielle au monde et à autrui, sentiment de se donner l’être à soi-même, concerne l’existence tout entière et nous fait accéder à l’unité d’un projet actif à l’oeuvre dans le monde. Il est la visée constructive par laquelle le sujet s’organise et se fait, dans un champ de relations sociales.

- Le bonheur est bel et bien le suprême désirable, la possibilité la plus achevée de l’homme et sa plus haute vertu. Il est le terme le plus haut et le plus lointain que tout individu poursuit en ayant le pressentiment de ce que serait une existence comblée. Le bonheur n’est pas tant un idéal de l’imagination, toujours manqué et différé, jamais vécu, que le rayonnement de la joie sur l’existence entière. Le bonheur, c’est ce qui est concrètement poursuivi à travers l’idée d’une vie meilleure. Le bonheur est une expérience qualitative unissant la satisfaction et la signification et impliquant à la fois la densité d’un plaisir spirituel et existentiel, et la transparence d’une conscience adhérant à sa propre vie et à ses propres choix.

- La joie est un acte, le sentiment intense d’une existence active et cohérente, ouverte et créatrice. Cette joie est le contenu d’activités concrètes qui en sont le déploiement. Ces actes concrets sont la philosophie (qui nous fonde, nous éclaire, nous nourrit), l’amour (par lequel l’autre nous comble dans un mouvement réciproque), le plaisir – esthétique, érotique, existentiel (qui révèle l’unité de la sensibilité et de la conscience), l’action , la contemplation , la création. Ces actes sont les sources de la joie et du sens, ils s’harmonisent entre eux pour former les différentes voies qui permettent d’entrer dans le bonheur.

- La philosophie, comme éthique, est questionnement sur le sens - l’orientation et la signification - à donner à notre existence. Elle est l’effort pour définir et pour réaliser une conception affirmative de l’existence, au-delà et à partir de son insuffisance ou de son malheur. Elle est le choix du Préférable, c’est-à-dire du bonheur. Elle représente ainsi le passage à une modalité neuve de l’existence.

- Le bonheur ne s'apprend sans doute pas. Mais la lucidité qui le rend possible se cultive. S'interroger sur les fins que l'on poursuit (quelle vie voulons-nous vivre ?), sur la valeur des connaissances qui peuvent nous éclairer, sur les conditions mêmes de l'action, c'est philosopher. En somme, faire en sorte que nos principales décisions ne soient pas réglées par la précipitation, le préjugé, l'aveuglement du moment. Le questionnement philosophique n'est donc pas une fin en soi; il relève d'une exigence de lucidité dont la fonction consiste à débarrasser la vie des faux-semblants pour mieux vivre.

- On comprend alors mieux pourquoi, en son acception étymologique, la philosophie est définie comme l'amour de la sagesse.  La sagesse, en son sens originel, n’est rien d’autre que la méthode du bonheur, methodos signifiant le chemin. La sagesse est, strictement parlant, la technique du bonheur. Le philosophe est donc celui qui tente de découvrir et d’élaborer une sagesse, c’est-à-dire un savoir indiquant les vrais moyens de parvenir au bonheur. C’est la raison pour laquelle le philosophe Epicure définit la philosophie de cette façon :  “la philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse”.

- En somme, le philosophe est celui qui se sert de sa raison pour réfléchir sur la vie, pour se libérer de ses illusions et pour être heureux. A quoi peut donc servir la philosophie ? A vivre mieux, d’une vie plus raisonnable, plus lucide, plus riche, plus libre, plus heureuse…Permettre à chacun de mieux conduire son existence, d’accéder à une ‘’vie bonne’’, réussie.

- Mais si le bonheur est le but de la philosophie, il n’en est ni le chemin, ni la norme : on peut être heureux sans philosopher et l’on peut philosopher sans être heureux. La norme de la philosophie est la vérité : ce n’est pas parce qu’une idée me rend heureux que je dois la penser, mais si je dois penser une idée c’est uniquement parce qu’elle me semble vraie. La vérité, pour le philosophe, l’emporte toujours sur le bonheur : mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie. Définissons alors la sagesse comme vérité heureuse : une vérité n’est pas vraie parce que heureuse mais heureuse parce que vraie. La philosophie n’est qu’amour de la sagesse, amour à la fois de la vérité et du bonheur. Où l’on voit que nous sommes loin de la sagesse : la plupart du temps les vérités nous sont indifférentes ou nous font mal.

- La voie consistant à accéder à une existence pleine, signifiante et dynamique, est escarpée, mais elle est praticable. Il y faut du courage. L’instauration de l’existence heureuse ne va pas sans risques et sans souffrances. C’est à nous-mêmes qu’il appartient de franchir les limites de notre propre passivité, et c’est de notre seule liberté que dépend notre conversion. « Si la voie dont j’ai montré qu’elle conduit à ce but semble escarpée, elle est pourtant accessible. Et cela certes doit être ardu que l’on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était tout proche et qu’on pût le trouver sans grand travail, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare « (Spinoza, L’éthique). Tâche exaltante et qui suffit à combler une vie.

 

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