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Cours: L'Irrationnel et le sens.

Publié le 22/02/2012

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A) L'irrationnel:

 

La rationalité caractérise un mode de connaissance du monde régi par l'ordre construit d'un discours. Le discours est rationnel dans la mesure seulement où il est logiquement ordonné comme un "modèle" formel susceptible d'une cohérence définie et constante, permettant la déduction et le calcul.

Mais, si la simple cohérence interne soumise aux exigences logiques de la raison suffit à assurer la rationalité formelle du discours, il semble que ce que décrit un tel discours soit, dans la mesure où il lui correspond adéquatement, sommé par la raison d'être en soi "rationnel". Illusion où prend son origine le problème de savoir si le réel est en soi rationnel ou irrationnel.

La formulation correcte du problème consisterait seulement à se demander si le réel peut être correctement décrit par un discours "rationnel", ce qui revient à se demander si tout ce qui arrive peut être inscrit dans le cadre d'une nature où les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, et qui, par là même, exclurait toute dimension "surnaturelle".

Or, si la rationalité caractérise seulement une connaissance construite selon certaines règles d'enchaînement logique des phénomènes observés dans la nature et soumis au principe de causalité, et non pas selon les lois inaperçues d'une "logique" de l'inconscient ou de l'imaginaire, dès lors, il semble bien que le monde des phénomènes qui se présentent à nous antérieurement à ce travail second d'ordonnancement de l'expérience aux principes de l'entendement et de la raison, nous soit originairement donné comme monde "pré-rationnel".

Et que la rationalité elle-même ne se construise, au cours d'un processus de rationalisation progressive, qu'à partir d'un matériau préexistant, qu'à partir de données d'apparence "immédiates" qui définissent notre dimension d'"être-au-monde" la plus fondamentale et la plus étrangère à la rationalité, c'est ce qu'aucun rationalisme cohérent ne saurait nier. Il n'y a de rationalité construite que sur fond d'apparition pré-rationnelle d'un "donné primitif".

Mais il ne s'ensuit pas que ce donné pré-rationnel soit nécessairement "irrationnel". Il serait vain de prétendre pouvoir isoler enfin le donné primitif, brut de toute information construite, dans la "sauvagerie" originelle de chaos mythique. La perception la plus élémentaire, les dimensions les plus originaires de notre "être-au-monde", sont, elles aussi, "construites" en quelque manière, et selon des structures que maintes approches rationnelles différenciées et éclairantes (celles des sciences humaines) peuvent se proposer de reconnaître et de décrire, d'interpréter et d'intégrer peu à peu à une certaine "rationalité".

La rationalité du réel semble ne prendre sens que dans l'ordre de la connaissance et de la représentation, par référence à l'ordre de notre entendement et non pas à celui du désir ou de l'imaginaire; la thèse de la rationalité du réel ne correspond en toute rigueur qu'au postulat selon lequel l'expérience de l'Etre est en droit descriptible en termes de discours rationnel. L'irrationalité ne ferait dès lors que qualifier l'état latent de ce qui, dans l'expérience que nous faisons de l'Etre, n'est pas encore décrit en termes de discours rationnel.

"Tout ce qui est réel, dit en ce sens  Hegel, est rationnel; tout ce qui est rationnel est réel". Car, le réel est justement l'objet corrélatif, indéfiniment élargi et complété, d'une connaissance rationnelle aux prises avec la tâche infinie de décrire et d'ordonner conceptuellement la représentation.

L'irrationnel serait donc en ce sens l'"inconnu" qui est aux marges du connu, mais dont la connaissance se nourrit, à l'infini d'une résorption sans fin , en l'intégrant au connu rationnel. L'irrationnel n'aurait donc de sens que par rapport au rationnel qui en poserait la "vérité"...

Pourtant, l'irrationnel, ainsi réduit au pur et simple "extérieur" de la connaissance, à l'"impensé" de la pensée, à son rebut, ou bien, à l'intérieur de la représentation, aux seuls modes de l'imaginaire et du désir instinctifs non encore maîtrisés par la raison, est bien plutôt non rationnel que proprement "irrationnel".

Retrouver l'irrationnel en deçà de ce "vêtement d'idées" dont parle Husserl, ou en deçà de cet "arraisonnement" (Heidegger), de cette rationalisation forcée dont le travail de la raison logique est rendu responsable, c'est peut-être se mettre en mesure de retrouver la dimension sacrée et mystérieuse des données premières du "monde de la vie" des phénoménologues, de ce monde perçu dans la dimension religieuse et magique du "sacré", de ce "monde d'avant la science" dont la science, en l'oubliant, parle toujours implicitement à son insu; se mettre en quête d'un "au-delà" de l'expérience policée, où s'ouvrirait quelque chose comme un "dévoilement", une "révélation", une "vérité" de l'Etre enfin donné en pleine "présence".

Ainsi, face à l'exigence de la rationalité, s'offre l'apparition d'un monde où "la rose est sans pourquoi", son éclosion en un paraître singulier, éclatant et imprévisible dans sa gratuité, refusée à l'investigation du botaniste. Et tout ce qui, sur ce mode innombrable du don gratuit des choses apparaissantes, ne saurait être objet de science sans être manqué, qu'est-ce au-delà même d'une prolifération de singularités irréductibles, sinon ce fait ultime que puisse même nous être donné, dans le mystère de la conscience, "quelque chose" à connaître, plutôt que "rien"? Et ce simple "apparaître" qu'affecte pour nous l'"Etre" jusqu'aux plus simples modes de notre représentation? Et la situation dans laquelle nous sommes par essence, de ne pouvoir que nous saisir aux prises avec la donnée brute injustifiable de notre "existence", quelque part entre Etre et Néant? Ou encore cette angoisse de la finitude singulière, ce tragique de l'"existant" face à son "être-pour-la-mort", en proie au jeu aveugle de déterminismes incalculables, ou à la dialectique inquiète du désir et du regret, de l'innocence et du péché, ou à l'ironie soupçonnée mais irrépressible du "vouloir-vivre" et de la "volonté de puissance"...?

Sans doute, face à l'expansion ambitieuse de la connaissance rationnelle, n'y a-t-il d'"irrationnel" qu'existentiel et relatif à la conscience humaine. Mais l'existence est le mode d'être essentiel de la réalité humaine. Et les structures constitutives de ce "monde de la vie" où se définissent les tonalités fondamentales de l'existence humaine, même si elles sont l'objet d'une rationalisation progressive, n'en conservent pas moins en profondeur leur réalité efficiente, enracinées qu'elles sont dans l'inconscient ou dans les configurations sous-jacentes d'un espace culturel.

Même "dénoncés" comme "effets de signification", le sacré, le divin, l'imaginaire, l'affectif, l'instinctif et l'irrationnel demeurent, dimensions fondamentales plus ou moins reconnues du vécu, orientations existentielles profondes de l'homme vivant et comprenant parmi les signes et les symboles, avec ses dieux et ses valeurs, avec ses rituels et ses mythes, ses pulsions et ses croyances.

 

B) Le sens:

 

L'"être-conscience-de" quelque chose, la dimension d'"existence" de la conscience, semble bien être, dans l'écart entre soi et soi qu'elle instaure, la condition sine qua non de la possibilité que quelque chose puisse "signifier quelque chose". Le signe n'est "signe", il n'a de sens, que parce qu'il est signe de quelque chose d'autre à quoi il réfère; et cette possibilité que quelque chose réfère à autre chose n'est justement possible que dans le champ de conscience ouvert par l'existant, pour lequel seul parmi tous les "étants", une chose ne saurait être simplement "ce qu'elle est", mais renvoie à tout ce qu'elle n'"est" pas, sur fond de monde.

Il n'y a donc, non pas seulement de sens, mais de possibilité de sens, que pour le "projet" qu'est essentiellement la conscience humaine dans l'élément de sa "temporalité" fondamentale. Il n'y a donc de signe qui "soit signe" d'un "sens", que pour une conscience. La phénoménologie descriptive de l'expérience vécue de la conscience semble donner ainsi accès à une interprétation du sens existentiellement expérimenté comme "de l'intérieur"; on nomme cette interprétation immanente de la signification vécue, une herméneutique existentielle.

Mais la question de l'essence ou de la nature du sens nous pousse à nous demander si le sens expérimenté est véritablement une donnée première irréductible, ou s'il n'est pas plutôt une sorte d'"effet de surface" dont il pourrait nous être donné d'entrevoir scientifiquement les modes de "production". Dès le XIXième siècle, la dénonciation du statut illusoire et aliénant de l'"idéologie" par Marx, de la "conscience" et de la "morale" par Nietzsche, inaugurait une "ère du soupçon" quant à l'origine et à la "généalogie" du sens. L'idée d'une explication du sens par une investigation extrinsèque sur ses modes de "production" s'oppose à l'idée d'une herméneutique de la conscience; elle serait plutôt une archéologie du sens.

La découverte par Freud d'un "inconscient psychique" semble bien de nature à mettre en évidence l'existence en quelque sorte "opérationnelle" de "significations inconscientes". Freud nous a appris qu'il y a, sous le sens que nous donnons à nos pensées, à nos représentations, à nos actes, un autre "sens" qui se dit au détour du premier, en quelque sorte "entre les lignes" du premier. Et, les anthropologues modernes nous montrent l'homme porté par des réseaux de signification régnant parmi les choses, les us et coutumes, déterminant les rapports de l'homme au monde, aux autres et à lui-même, sans que l'homme lui-même en ait conscience explicite; car le déchiffrement des mythes, des rites et des gestes quotidiens manifeste la prolifération latente d'un sens à l'oeuvre à même les choses, dans la seule instance du signifiant, dans la substance même des signes, en dehors même du sens immédiatement "signifié" à la conscience.

Et le langage humain lui-même "fonctionne", dans l'articulation des signifiés, sur le même principe d'opposition différentielle qui régit l'articulation sémantique et syntaxique des signifiants, ainsi que sur l'articulation des "phonèmes" qui signifient "sémiotiquement" (sans avoir eux-mêmes de "sens" sémantiquement distinct). Sur ce modèle, l'étude des faits de langage par la linguistique structurale implique la constitution des fondements d'une sémiologie générale, c'est-à-dire une théorie générale des "faits de signification" et des mécanismes purement "sémiotiques" sur lesquels ces "faits" ou ces "effets" de sens se fondent.

Selon cette théorie "structuraliste" de la signification, tout fait de sens n'est, justement, "significatif" qu' à l'intérieur d'un système d'oppositions différentielles, et par le simple jeu de ces "différences" significatives. Il n'y aurait donc en quelque sorte pas de "plein" du sens, pas de plénitude intuitive au fondement de la signification; toute signification ne serait "significative" que relativement à un réseau d'interférences et d'oppositions formelles, par elles-mêmes dépourvues de signification intuitive: toute signification serait produite "en creux", ne faisant "effet" de sens que pour une conscience, mais n'étant produite que par le jeu d'un mécanisme par lui-même dépourvu de sens...

De même que l'objet logique n'a de sens légitime qu'au sein du réseau de relations qui lui donne sens pour ainsi dire "contextuellement", ainsi, le sens est relatif, quel que soit son registre, au seul système où il prend sens; et pourtant, en ce qui concerne les significations intérieures au système, le recours à une "méta-langue" est toujours nécessaire, marquant l'insuffisance à soi de tout système de signes, en même temps que la régression à l'infini de l'élucidation de tout sens qui se présente comme le dernier.

Il n'y a pas de sens "ultime"; l'homme "moderne" vit l'époque où pourrait le mieux se révéler à lui la relativité de tout sens par rapport aux systèmes sémiotiques qui le sous-tendent. Et l'homme peut affronter, par cette découverte de la genèse du sens à la conscience qu'il se contente (et doit nécessairement se contenter) d'"habiter" intuitivement, le risque d'une perte de tout sens, d'une dévalorisation de toute valeur, le risque de ce "grand nihilisme européen" que Nietzsche prophétisait pour le XXième siècle. Il reste que cette découverte - (lorsque l'homme n'en est pas privé par une insertion aliénante de la pensée dans le système signifiant des idéologies de la vie quotidienne inhérentes aux sociétés "unidimensionnelles") - ne s'accomplit qu'au sein de la conscience et de la représentation; et qu'à cette nouvelle conception -structuraliste et matérialiste- de sa propre représentation, c'est encore à l'homme, existentiellement, que se pose la question de donner un sens en l'évaluant.

Mais le fait qu'il n'y ait pas de "sens ultime" n'empêche pas, même si "Dieu", en ce sens, est bien "mort", que toute signification, relative et connue comme telle, puisse encore avoir quelque "sens". Si la conscience elle-même n'est qu'un "effet de sens", comme le pensaient les anciens stoïciens, il n'en est pas moins vrai, dans une répétition du sens profond du "cogito" de  Descartes, que cet "effet de sens" est le "lieu" existentiel qu'intimement le "je" habite, ... et d'où "je" pense et suis au monde.

Ainsi, et quelles que soient les instances profondes où se "structure" pour l'homme, à son insu, quelque chose comme un "sens" différent de celui que la conscience se propose, il n'en reste pas moins que l'homme vit sa destinée existentielle dans l'horizon d'un certain "sens" qui peut aller jusqu'à confiner au "non-sens".

Le problème du sens ne fait dès lors plus qu'un avec l'interrogation vécue de chacun sur le "sens de l'existence" et la quête "existentielle" d'une certaine "vérité". Et, la question du sens de l'existence ne saurait justement se poser de façon vitale qu'à l'être qui, dans la dimension de sa non-coïncidence avec lui-même et de son inquiétude essentielle, dans la conscience qu'il a de risquer son être, éphémère et irremplaçable tout ensemble, à chaque instant, tente de se retrouver, au-delà du non-sens et de l'absurdité d'être.

Dès lors, ce qui fonde le "sens" de tout projet d'être et de toute émission de signification par la conscience, c'est par-delà l'angoisse et la finitude de l'existant, quelque chose comme le sentiment de la présence, que cette "présence" soit celle de Dieu au-delà du néant (Pascal, Kierkegaard), de l'autre au-delà du manque et du désir qui fondent la communication (Mounier, Lévinas), de l'"Etre" au-delà des étants  (Heidegger), ou encore de l'intuition de l'"Eternel Retour" au-delà du devenir et de la finitude (Nietzsche). Et cette "présence" qui fonde le "sens", c'est peut-être plus simplement encore celle d'une certaine "absence" et comme d'un vide présent "entre les signes" (selon l'expression de Merleau-Ponty) et sur fond de quoi tout s'inscrit de ce qui nous "arrive". Ainsi, dans la prolifération des signes qui est propre au règne de la représentation, le "sens", ce serait en dernière instance ce de quoi tout parle sans le vouloir dire, ou ce "silence" sur fond de quoi tout peut être dit avec quelque sens.

 

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