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Dissertation: Faut-il s'abstenir de penser pour être heureux ?

Publié le 22/02/2012

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1. Détermination du problème 1.1. Définitions On n’insistera jamais assez sur la nécessité absolue de prendre le temps de définir les termes du sujet (voyez les conseils de méthode ici). Vous n’avez pas le français infus. Le constat me paraît déjà grave par lui-même ; plus grave encore, à mes yeux, apparaît ce deuxième constat : vous n’en avez cure. Le « bonheur « a donné lieu à des confusions avec le plaisir, la joie, l’entrain, la félicité, la satiété, la satisfaction et même la bonne humeur. La « pensée « eut l’infortune de se voir mélangée avec la réflexion, la conscience, le raisonnement, l’imagination, la mémoire, l’inventivité, l’esprit, et même la philosophie, qui n’en demandait pas tant. Heureusement, il existe des pensées non-philosophiques ! Sinon, comment voulez-vous que ma discipline se constitue de manière autonome ? Des termes mal définis impliquent un problème faussé (voire un faux problème, ou même pas de problème du tout) or déterminer le problème doit être pour vous la priorité des priorités (voyez ici). « Bonheur « s’entend au sens de joie ou de plaisir durable (voire constant). On peut bien sûr préciser avec Aristote qu’il s’agit du Souverain bien et qu’en conséquence tous les actes humains peuvent s’analyser comme une marche vers le bonheur : mais cette description ne fournit pas à elle seule une définition. Tout au plus la complète-t-elle utilement. « Pensée « peut s’entendre dans deux acceptions inconciliables, qu’une culture philosophique suffisante permettait de trouver tout de suite, mais qu’une minute d’examen dégageait tout aussi bien. Pour Descartes, la pensée englobe toutes les opérations mentales, sans exception – y compris le rêve, par exemple. Pour Hegel en revanche, n’accèdent au titre de « pensée « que les expressions mentales pouvant prendre la forme d’un énoncé intelligible (autrement dit, la pensée se restreint au rationnel, et exclut la perception, les sentiment, les intuitions…). 1.2. Forme de la question « S’abstenir de « pouvait s’entendre dans deux sens différents, dont l’un peut être évacué tout de suite. Soit il s’agit d’un simple « ne pas « (ne pas penser), soit il s’agit de « s’empêcher de «, « s’interdire de «, dans une sorte de « protectionnisme « (bonus ! pour la copie qui a trouvé cet excellent mot) contre les effets délétères de la pensée ; mais dans ce second sens, il est clair que ce précepte : « Tu dois t’interdire de penser « est… une pensée. La contradiction manifeste permettait d’évacuer cette lecture de la question. 1.3. Relations entre les termes La question – le fait est assez rare pour être salué – pouvait prendre deux tonalités très différentes selon qu’on mettait l’accent sur le bonheur ou sur la pensée. Dans la première préoccupation, typiquement grecque, la question se formulait de la sorte : dans la quête du bonheur, faut-il considérer la pensée comme une fausse piste ? Dans la seconde, typiquement moderne, la question se tournait autrement : la pensée empêche-t-elle le bonheur ? 2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées A peu de choses près, les modernes commencent, avec Descartes, là où les anciens s’étaient arrêtés. L’esprit étant notre être même, et la pensée étant son action naturelle, il s’ensuit que le bonheur se confond forcément avec l’activité de l’esprit. Pourtant, cette même pensée, critique par elle-même, ruine peut-être la notion du bonheur. 3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse 3.1. Thèse : la pensée comme activité unique de l’esprit « Je pense, donc je suis « : il faut entendre cette phrase au double sens que lui donne Descartes : primo, si je pense, alors je ne peux pas être rien, donc (déduction logique) je suis ; secundo, du fait même que je pense, je suis, parce que je suis cette pensée, qui épuise tout mon être. Je pense, donc (équivalence mathématique, =) je suis (voir le cours sur le cogito ici). Puisque je me résume entièrement à cette pensée, il est clair que mon bonheur se résume à découvrir les connaissances « utiles à la conduite de la vie « (Descartes le martèle tout au long du Discours de la méthode). On retombe ici, avec quelques aménagements, sur le « bonheur de philosophe « prôné par Platon (voir le corrigé à l’antique). Je n’insiste pas sur ce point, assez facile à argumenter. 3.2. Antithèse : la pensée critique Avec Kant, un glissement s’opère. Le bonheur est sans doute pensable ; mais parce que la raison seule donne une pensée rationnelle (en rapport avec le réel), alors si l’on s’interroge sur la possibilité d’être réellement heureux, il faut le faire avec l’aide de la raison. Malheureusement, la raison procède par une faculté critique contraire à l’idée même de bonheur. L’esprit critique, par définition, implique une réserve, une insatisfaction (une copie l’a relevé : bonus !), incompatible avec le bonheur au sens strict. Aussi, écrit Kant (et plusieurs copies ont su me le citer exactement, mais pas me l’expliquer, hélas) : « Le bonheur est un idéal de l’imagination. « Sous-entendu pas de la raison. Autrement dit, la pensée au sens large (incluant l’imaginaire) nous permet de « visualiser « le bonheur ; et en même temps la pensée au sens strict (la raison) sait bien que cette image n’est… qu’une image, justement, et qu’elle ne prendra jamais corps. On voit alors que deux attitudes sont possibles : la première consiste à récuser une bonne fois pour toutes cet « idéal de l’imagination « parce que c’est un supplice de Tantale : on l’a toujours devant les yeux sans pouvoir jamais l’atteindre. Plusieurs copies ont argumenté en ce sens, ce qui est bien, mais elles n’ont pas argumenté l’analyse réciproque, qui méritait également mention. A l’inverse en effet, même si le bonheur n’est pas de ce monde, nous pouvons quand même nous réjouir à l’idée que nous pouvons malgré tout en jouir « par procuration «, dans le monde merveilleux et infini de l’imaginaire. 4. La synthèse Le corrigé « moderne « pouvait trouver de nombreuses pistes pour la synthèse. 1) La plus simple, peut-être, consistait à s’appuyer sur la pensée utilitariste (notamment de J. S. Mill), qui renouvelle l’idée du « calcul des plaisirs « épicurien. Si en effet le bonheur « absolu « n’est pas de ce monde, en revanche, le plaisir, lui, l’est ; et il s’agit seulement de redéfinir le bonheur comme maximisation du plaisir et minimisation des peines pour retrouver un bonheur « réalisable « conforme à la raison (voir aussi ce cours). 2) Une autre conception inspirée de Sartre pouvait aussi être soutenue, en associant intimement bonheur et liberté (au sens sartrien). Bien des copies ont opéré un tel rapprochement, mais le plus souvent sans justifications et sans nuances, ce qui, tels quels, les rendaient hors sujet. 3) Une troisième possibilité, et je regrette beaucoup qu’aucune copie ne se soit avisée de cette voie de recherche, pouvait noter que dans un sens le sujet n’autorise aucune réponse positive, puisqu’il nous interroge philosophiquement, donc nous oblige à penser. Nous sommes pris, pour ainsi dire, en embuscade. Pour débattre vraiment de cette question, il faudrait vraiment essayer, au moins une fois, de ne pas penser ; de risquer vraiment, au moins une fois, la folie pure ou la bestialité ; et bien entendu, ce que nous produirions dans un tel état ne ressemblerait pas du tout à une copie de philosophie. Plus abruptement, il était possible de noter qu’on ne peut pas du tout demander à la pensée de penser l’impensé. Dans un sens, le sujet présuppose toujours une pensée, et nous empêche de sortir de ce cadre, alors justement qu’il nous demande si l’on doit en sortir. Dans ce sens, la question se résout elle-même, et dans ce sens, elle ne se pose pas du tout (il fallait bien sûr argumenter minutieusement cette stratégie dangereuse puisqu’elle finit par nier la pertinence du sujet proposé…). 4) Enfin, et là aussi je m’étonne qu’aucune copie n’ait exploré cette recherche, il se pourrait que le bonheur le plus absolu et le plus haut qu’on peut humainement ressentir, à savoir l’extase (mentionnée par une seule copie), soit, comme le suggère Kant, rigoureusement impensable. Une telle extase (religieuse, chamanique, poétique ou sexuelle) s’entend en effet comme une dissolution du sentiment de l’individualité dans un Tout cosmique englobant : dans ces instants hors du commun, qui semblent durer des siècles, « je « perd toute consistance parce qu’il s’unit sans réserve au réel, auquel il adhère intégralement, auquel il acquiesce jusqu’à disparaître. Union complète avec l’univers, lucidité totale, jouissance infinie jusqu’aux confins du cosmos, ne forment alors plus qu’un seul « mouvement «, un seul « élan « et dans de tels moments, identifié du tout au tout à mon propre agir, je ne « suis « rigoureusement rien. La distance critique entre l’univers et moi ainsi abolie (parce que non seulement la conscience, mais aussi le sentiment de ma propre individualité, se désagrègent), il est clair que « je « ne « pense « plus rien ; et qu’en conséquence, l’extase se trouve au-delà de toute pensée. On retrouve ici, dans un certain sens, et non sans surprise, une forme de philosophie cyrénaïque (voir le corrigé « à l’antique «), au sens où le bonheur extatique, défini en effet comme impensable au sens strict, est en même temps affirmé comme « vivable « concrètement – donc « hors de « soi, « hors de « la pensée, dans un au-delà qui n'a rien de macabre.

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