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Dissertation: Pour goûter une oeuvre d'art, faut-il être cultivé ?

Publié le 22/02/2012

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1. Détermination du problème

1.1. Définitions "Oeuvre d'art" : la question est précise. Elle exclut l'art au sens de l'artisanat et les questions esthétiques en général (la question n'est pas de savoir si on a besoin de culture pour apprécier un coucher de soleil) pour se restreindre aux beaux-arts. L'oeuvre d'art s'oppose à l'objet utilitaire (elle vise le beau) et aux choses naturelles (elle provient du travail de l'artiste). "Etre cultivé" : il s'agit bien ici de l'érudition livresque, corpus de connaissances transmises par l'éducation et portant sur la science, l'histoire, la littérature, la mythologie etc. Pas question d'entendre "être cultivé" au sens ethnologique de "appartenir à une culture donnée" (la culture wolof, amérindienne ou occidentale, par exemple). La culture s'oppose à l'ignorance, à l'illétrisme. "Goûter" : verbe ambigu qui connaît trois acceptions. Primo, on peut l'entendre comme synonyme de "tester", "essayer". Secundo, on y voir un synonyme de "prendre plaisir à", de "trouver bon et agréable" (sens vieilli, qu'on trouve surtout dans la langue du XVIIè, ainsi chez La Fontaine : "L'âne qui goûtait fort l'autre façon d'aller, Se plaint en son patois..." Fables, III, 1. Tertio, il peut se lire au sens de "juger", "apprécier avec justesse" (associé au "bon goût"). L'acception purement gustative du verbe "goûter" pouvait ici être écartée sans hésitation (on ne lèche pas les statues SVP !) : pourtant, plusieurs copies ont évoqué la dégustation oenologique (art = pinard ?) ou la pâtisserie comme exemples. Ce n'était pas exactement à ce niveau que se posait le problème. 1.2. Forme de la question "Faut-il" : verbe fort. La question porte sur la nécessité de disposer d'une culture livresque pour apprécier une oeuvre d'art. Une réponse affirmative sous-entendrait qu'un ignorant, un illettré ou un individu n'ayant jamais eu la chance de fréquenter l'école ne pourrait pas goûter une oeuvre d'art. 1.3. Relations entre les termes L'oeuvre d'art se propose d'atteindre le beau, c'est-à-dire de faire appel à un sentiment. Au contraire, la culture au sens de la question désigne le savoir intellectuel. Un mouvement du coeur dépendrait-il donc d'une "tête bien pleine" ? L'opposition entre les inclinations sentimentales et les ordres de l'esprit, entre émotions et raison, est pourtant bien connue. 2. Réponse spontanée et réponse paradoxale justifiées Réponse spontanée : Non, la culture livresque n'est pas nécessaire car l'oeuvre d'art, visant au beau, parle directement au coeur et peut émouvoir même un ignorant. Réponse paradoxale : Oui, la culture s'avère absolument indispensable pour goûter une oeuvre car sans un minimum de connaissances, le spectateur comprend de travers et admire au hasard. 3. Argumentation de la thèse et de l'antithèse 3.1. Thèse : un ignorant peut être ému par une oeuvre d'art Une affirmation contraire signerait un élitisme pour le moins blessant. Même un complet ignorant peut ressentir un plaisir profond et authentique devant une oeuvre d'art. Le succès constant des expositions ou d'initiatives comme les Journées du Patrimoine prouve l'intérêt porté par le grand public (qui ne se compose pas entièrement d'esthètes avertis) aux oeuvres. Par ailleurs, il semble évident qu'une grande oeuvre émeut par-delà les siècles et par-delà les cultures particulières, justement parce qu'elle touche à l'universel : ainsi L'Iliade ou Romeo et Juliette. Le vrai génie parle à tous : une oeuvre trop riche en sous-entendus, en allusions, en clins d'oeil complices, dérape vite vers l'exercice laborieux. Enfin, la culture n'est jamais innée : elle provient toujours d'un apprentissage. Dès lors, elle se suspend à un "point d'origine", à une "première fois" où l'individu a bien ressenti un plaisir esthétique alors qu'il ne disposait encore d'aucune culture - et où il était donc ignorant. Sans une telle expérience, aurait-il poursuivi son apprentissage artistique ? Nota Bene : il n'était pas très intelligent, ici, de dire que les musées ne procèdent pas à des contrôles de connaissances à l'entrée, et qu'il suffit de payer son ticket pour avoir accès à l'art : le problème se situe à un niveau supérieur. Par ailleurs, plusieurs copies rappellent que la culture scientifique n'aide pas à la compréhension d'une oeuvre. Affirmation pour le moins douteuse : la construction des oeuvres classiques exigeait des connaissances géométriques, et l'architecture demande toujours une bonne connaissance de la mécanique. Même les connaissances médicales peuvent être utiles pour apprécier, par exemple, ce chef-d'œuvre d'anatomie qu'est l'Homme de Vitruve. 3.2. Antithèse : l'ignorant admire au hasard Une oeuvre d'art porte avec elle les codes sociaux de la culture dont elle émane. Une toile comme La Liberté guidant le peuple de Delacroix (merci à Thibaut pour cet excellent exemple) se réfère à un symbolisme républicain explicite (bonnet phrygien, drapeau tricolore, allégorie de la liberté), et le double d'allusions à la Révolution de 1830, qui renversa Charles X. A cela s'ajoutent des détails plus anecdotiques : ainsi, il semblerait que le personnage couvert d'un haut-de-forme, à gauche de la femme centrale, soit un autoportrait de Delacroix. Ces informations ne peuvent ni s'inventer, ni se déduire de la toile : l'ignorant ne les percevra pas. Dès lors, comment pourrait-il apprécier à sa juste valeur cette image triomphale ? Dans sa recherche de la "norme du goût" dans les Essais esthétiques,  David Hume insiste sur la nécessité d'un corpus de connaissances pour bien juger des oeuvres. En particulier, affirme-t-il, le spectateur doit tenter, s'il veut apprécier l'oeuvre à sa juste valeur, de se mettre à la place du public pour qui l'oeuvre fut composée, sans quoi, "tout pénétré des moeurs de son pays, [il] condamne avec âpreté ce qui paraissait admirable". En fait, explique Hume, l'ignorant n'arrive par "vierge" devant l'oeuvre, mais porteur des préjugés de son époque. Ceux-ci lui faussent le goût à coup sûr : et comment les combattre, sinon par la culture ? L'islam interdit la représentation figurative dans la peinture religieuse : s'il ne surmonte pas mentalement cet interdit, un musulman pratiquant peut-il comprendre la Cène de Léonard de Vinci, ou bien n'y voit-il qu'une tablée de convives agités ?

Enfin, indépendamment du thème traité et des codes sociaux véhiculés par l'oeuvre, celle-ci vaut aussi par la virtuosité déployée par son auteur. Sur ce point, explique encore Hume, rien ne remplace la pratique : saisir les tours de force que représentent le Blues for Pablo de Miles Davis, l'Impression soleil levant de Monet ou les Illuminations de Rimbaud requiert, de la part du spectateur, que lui-même se soit essayé à la pratique de la musique, de la peinture ou de la composition poétique. Nota Bene : six copies prétendaient, dans la partie sur la "culture nécessaire", que l'art abstrait nécessitait une culture bien plus importante que l'art figuratif. Cette affirmation s'avère des plus contestable. La compréhension de la Liberté guidant le peuple exige du spectateur des connaissances historiques et sociales précises. Au contraire, les techniques abstraites, comme le "dripping" caractéristique de Jackson Pollock (ci-contre 1950 Number 32), en supprimant le carcan figuratif, laissent au spectateur une immense liberté de lecture. L'imagination du spectateur peut lui faire voir des animaux, des visages, des paysages, des signes linguistiques ou mathématiques... De telles toiles nécessitent sans doute un investissement personnel très important de la part du spectateur, mais elles présentent une "transculturalité" d'une singulière puissance. L'idée selon laquelle l'abstrait serait moins accessible que le figuratif mérite un examen sérieux. Le plus regrettable reste que, parmi ces six copies, deux mentionnaient la musique comme l'exemple-type d'art transculturel - sans s'aviser pour autant que la musique est un art abstrait par nature. 4. La synthèse De nombreuses synthèses répondaient correctement à la question. On pouvait ainsi explorer en III les pistes suivantes. 1) Une distinction conceptuelle sur "goûter". Certes, l'ignorant peut prendre du plaisir à l'oeuvre d'art, mais il ne pourra pas élaborer sur elle un jugement éclairé et instruit (et pour cause !). En particulier, il lui sera complètement impossible de juger de manière éclairée une oeuvre d'apparence simple ou plaisante, mais qui a nécessité, en préalable à sa réalisation (parfois d'une rapidité d'exécution confondante), une longue recherche spirituelle ou une intense discipline mentale, ainsi qu'en exige la peinture chinoise par exemple (merci à Claire pour ce lumineux exemple). 2) Un "oui" beaucoup plus catégorique : dans la mesure où il ne comprend pas, l'ignorant ne peut vraiment pas prendre plaisir à l'oeuvre. Il suffit de le voir dauber Picasso en prétendant qu'un enfant ferait "pareil". Il suffit aussi de le voir s'enthousiasmer pour des productions, au mieux, décoratives. Croire que l'oeuvre est faite d'abord pour nous divertir dénote une profonde méconnaissance de l'art, et c'est vraiment prendre l'artiste pour un rigolo que d'affirmer qu'on "ne mettrait pas ça dans son salon". Effectivement, tout l'art "moderne" - c'est-à-dire quand même depuis Baudelaire, soit cent cinquante ans - refuse formellement "l'accrochage" dans la salle à manger du bourgeois lambda. Il serait temps de s'en apercevoir. L'art moderne nous convie beaucoup moins à admirer qu'à comprendre. 3) Un "non" tout aussi catégorique : une oeuvre profondément novatrice reste inexplicable. Comme l'écrit Baudelaire avec force, "la beauté est toujours étrange". Rimbaud ou Pollock, par exemple, nous emmènent à la lisière de la démence, là où plus rien n'est compréhensible. L'art, dans son projet le plus exigeant, transcende tous les savoirs et, comme l'explique Rimbaud, l'artiste "devient le suprême Savant - car il arrive à l'Inconnu" (Lettre du Voyant). Aucune culture ne peut en rendre compte. 4) Un dernier III, plus astucieux, consistait à montrer que la "spontanéité" ou "l'ignorance" prétendues des spectateurs moyens est une véritable contre-vérité. Par notre vécu, du fait même que nous vivons dans une société donnée, nous recevons sans cesse un héritage culturel qui nous marque, même à notre insu (analyse assez proche de la notion "d'esprit d'une époque" chez  Hegel). Nous sommes cultivés "malgré nous", et même si nous n'avons jamais mis les pieds au musée ou au concert, des noms comme Picasso, Mozart, Léonard de Vinci ou Ravel nous sont familiers. "L'ignorant" prétendu l'est bien moins qu'on ne le pense. De facto, tout spectateur arrive devant une oeuvre d'art porteur d'une culture donnée, avec laquelle l'oeuvre résonne ou dissone - raison pour laquelle les oeuvres exotiques peuvent paraître plus laides que les oeuvres autochtones (et ceci est aussi vrai pour un Occidental observant un masque canaque, par exemple, que pour un Canaque contemplant une statue grecque). On pouvait alors conclure de manière nuancée, en disant que, d'une manière générale, une culture détermine effectivement si nous "aimons" ou non une oeuvre ; et plus précisément, que notre culture "locale" nous permet de goûter nos oeuvres d'art "locales" - alors que nous devons, tant que possible, nous extraire de notre culture "locale" pour goûter les oeuvres d'art exotiques (le cas échéant, cet effort nous est possible par l'apprentissage de la culture exotique). 

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