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Drôle de paix en Angola

Publié le 17/01/2022

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4 avril 2002 LES Angolais l'appellent l'opération « Point de rencontre ». Chaque vendredi, à la sortie de Luanda, la capitale, à deux pas de l'imposante statue, d'inspiration très socialiste, du père de la nation, Augustino Netto, des centaines d'Angolais remplissent des fiches qu'ils remettront, après une longue attente, à des jeunes assis derrière des tables en plein air. Ce qu'ils ont écrit, c'est le nom d'un proche, d'un parent, disparu au cours de la guerre civile. Les mieux informés ont griffonné quelques lignes supplémentaires, donné une adresse ancienne, fourni un indice, raconté les circonstances d'une disparition. La radio nationale diffusera les noms et l'attente commencera. Parfois, des miracles ont lieu... Un peu à l'écart de la place, la situation est inverse. Sur un grand panneau sont affichées les photos de gamins « retrouvés » par l'administration mais en quête de parents. Ainsi va l'Angola depuis la signature, le 4 avril, d'un cessez-le-feu entre le gouvernement et les rebelles de l'Unita (Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola). Saignée à blanc par un conflit de plus d'un quart de siècle, l'ancienne colonie portugaise rêve de paix et fait le compte des dégâts. Ils sont impressionnants. Un habitant sur quatre a fui sa maison pour éviter la mort ou la conscription de force. Les bidonvilles prospèrent dans les villes toutes clochardisées. L'Angola est le deuxième pays au monde pour le taux de mortalité infantile. Le sol - fertile - du pays est truffé de mines. Il en aurait autant que d'habitants. L'économie est en ruine. Pour prendre la mesure des chiffres, il faut aller dans la province de Huambo, l'ancien fief de Jonas Savimbi, le fondateur et le gourou de l'Unita, tué en début d'année par les forces armées. Posée sur les hauts plateaux du centre de l'Angola, Huambo - la « Nouvelle Lisbonne » des Portugais -, dont il avait fait sa capitale dans les années 1980, ne s'est jamais relevée des combats passés entre l'Unita et les forces armées régulières. Généreusement arrosées de balles, les façades des anciennes maisons coloniales du centre-ville font pitié ; les églises sont pleines de fidèles mais les magasins sont vides ; le jardin public est retourné à l'état sauvage ; les routes n'en sont plus vraiment ; la zone industrielle de l'ancienne capitale économique du pays est envahie par les herbes. Proche de l'aéroport, l'imposante villa qu'occupait le docteur Savimbi ne dépare pas. Ses murs grêlés par les combats, son plafond crevé par une bombe, elle tombe en ruine. Chassé de Huambo, le chef de l'Unita après quelques pérégrinations avait échoué avec une partie de ses troupes à Bailundo, à quelques dizaines de kilomètres de là. Blessée, la ville n'est pas encore très présentable. L'électricité n'est disponible que quatre heures par jour. Le marché, installé à la sortie de la ville, vivote. L'unique épicerie digne de ce nom est surtout riche en bouteilles de vodka et de rhum -, une abondance qu'il faut peut-être mettre sur le compte d'une forte présence militaire dans les parages. A Bailundo, le docteur Savimbi habitait le « Palais ». C'était une magnifique bâtisse blanche. Construite dans les années 1960 sur un seul niveau, la villa est une succession de pièces immenses ouvertes sur un jardin aux allures de parc. Il faisait sans doute bon vivre naguère dans le « Palais ». Bombardée par l'armée angolaise, la résidence est aujourd'hui à l'abandon, comme des centaines de maisons de la ville. Elle n'a plus de portes, plus de fenêtres. Et plus de locataire. Pour savoir ce que furent ces années de guerre pour la population locale, prise en étau entre les forces de l'Unita et les troupes de Luanda, il faut aller dans les camps ou les centres de nutrition ouverts par les ONG (organisations non gouvernementales) dans la province, et écouter les récits des survivants. Les femmes qui les racontent ont souvent oublié leur âge. Les hommes n'en ont une idée qu'approximative. Mais tous se souviennent avec précision du nombre d'enfants qu'ils ont perdus : 4 sur 6 pour Maria, après dix années passées dans la brousse (la mata ) ; 4 sur 8 pour Gabriel, un ex-combattant de l'Unita ; 1 sur 5 pour Paulina, plus chanceuse. Parfois, le mari a disparu. Beaucoup d'histoires se ressemblent. Ce sont celles de familles de petits cultivateurs victimes de la politique de la terre brûlée menée par l'armée gouvernementale, ou pressurés par les troupes de l'Unita, en particulier lorsque le sort des armes a commencé à lui être défavorable. La guérilla se payait sur la bête, levait des impôts en nature, enrôlait de force les plus valides, et, dans ses campements, utilisait les femmes comme une main- d'oeuvre taillable et corvéable à merci. « L'Unita a encerclé notre village en 1990. Ils nous ont obligés à les suivre et à travailler pour eux. Ils ne nous laissaient rien. C'est nous qui devions leur donner de quoi manger. Quand on désobéissait ils nous liaient les poignets derrière le dos. On dormait dehors même pendant la saison des pluies. Il y a eu beaucoup de souffrances », raconte Maria. Tenter de fuir était risqué. « Quand l'Unita retrouvait quelqu'un qui avait essayé de s'échapper, ils le tuaient d'un coup de machette au cou ou à la tête » , raconte Rosaria Maria, en donnant le sein à son bébé. L'armée de Luanda ne se comportait pas mieux. Pour affamer la guérilla, les soldats n'hésitaient pas à voler le bétail et à incendier les récoltes, quand ils ne tuaient pas. « L'armée, c'était comme l'Unita, raconte Maria, quand ils attaquaient un village les soldats brûlaient les maisons et massacraient les gens qui y vivaient. » D'autres témoins tiennent des propos semblables. Le cauchemar est terminé mais les conditions de vie restent précaires. A Chiteta, à quatre heures de piste de Huambo, existe un centre de cantonnement des forces de l'Unita. Fait de milliers de cases de paille éparpillées au milieu de la forêt, il abrite près de 20 000 personnes. Regroupés à l'entrée du camp, un peu à l'écart, les militaires - désarmés et habillés en civils pour la plupart - sont rares. Les plus nombreux, ce sont les civils pris dans l'engrenage d'une guerre qui les a lentement dévorés. On rencontre des femmes de soldats, contraintes de suivre dans la brousse un époux qu'elles n'avaient pas toujours choisi, des veuves désemparées, une poignée de personnes âgées. Et des centaines d'enfants à la santé chancelante. Les habitants du camp de Chiteta ne vivent pas dans l'opulence. Les plus riches portent des habits usés jusqu'à la corde, les autres sont vêtus de haillons et vont pieds nus. En attendant l'intervention des Nations unies, la nourriture est fournie par l'armée angolaise, qui campe non loin de l'entrée. Elle est insuffisante. « On a passé les quinze premiers jours sans rien recevoir. Maintenant, on nous donne un verre de riz ou de farine de maïs tous les trois ou quatre jours. On nous a distribué du poisson séché qui était pourri et des haricots tellement vieux qu'on ne pouvait pas les faire cuire », se plaint un jeune. Pour améliorer l'ordinaire, les adultes traficotent avec les paysans de la région. Un tee-shirt en échange de tiges de canne à sucre ; un couteau contre une poignée de patates douces... Les enfants en bas âge sont les martyrs désignés des carences de l'approvisionnement. Davantage sensibles à la malnutrition que les adultes c'est dans leurs rangs que les dégâts sont les plus lourds, les plus visibles également. En deux semaines quelque cinq cents d'entre eux « malnutris sévères » , selon le jargon des organisations caritatives, ont été rapatriés par camions dans un centre d'urgence implanté à quelques dizaines de kilomètres de là par l'association Médecins sans frontières (MSF). Quant à la situation sanitaire il suffit d'écouter les quintes de toux et les raclements de gorge qui font comme un bruit de fond obsédant pour réaliser qu'elle n'est pas brillante à Chiteta. « On manque de tout, de vêtements, de couvertures, de médicaments, de houes, de semences, de casseroles », résume l'un des responsables du camp, le docteur Kanguaya, en tirant sur une cigarette roulée dans du papier d'écolier. Pour autant, tous se gardent d'incriminer un régime qu'ils ont combattu des décennies avant de déposer les armes. « L'armée angolaise a été surprise par notre nombre. Elle avait sous-estimé l'importance de l'Unita » : l'explication n'est peut-être pas exacte. Mais elle a le mérite de ne pas remettre en cause le climat de « réconciliation nationale » dans lequel baigne l'Angola. La détresse humaine est réelle à Chiteta. Ce n'est pas faute d'organisation. Elle a été prise en charge par le mouvement rebelle, dont le drapeau - un coq sur un soleil qui se lève - flotte à l'entrée du camp. Formé d'officiers qui pour certains n'ont connu que le maquis, l'encadrement est impressionnant. L'Unita contrôle tout. Qu'il s'agisse de créer un embryon d'hôpital pour les tuberculeux, de distribuer les repas aux enfants, d'organiser des cours de couture ou d'éducation civique, le mouvement a pris les choses en main. LA vie sociale est minutieusement réglée et rend improbables les désertions et le banditisme, hantise des responsables à Luanda, la capitale. Les anciens guérilleros cultivent leur condition physique. Les femmes ont droit à des « séminaires méthodologiques » où l'on enseigne pêle-mêle les vertus de l'économie domestique, le repassage, le « protocole domestique » et les « règles de bonne conduite ». Dans ce camp improbable posé à près de 1 500 mètres d'altitude, l'Unita a même créé un orchestre, Terra salva. Il a ses percussionnistes et trois guitaristes, dont les instruments faits de bric et de broc témoignent d'une débrouillardise sans bornes. Comme il faut bien de l'électricité pour les guitares et le micro du chanteur, lorsque Terra salva entonne une chanson - aux accents forcément militants -, un jeune homme s'empresse de tourner avec énergie une roue de vélo qui, à son tour, actionne une petite dynamo électrique. Et le tour est joué ! JEAN-PIERRE TUQUOI Le Monde du 28 juin 2002

« L'armée de Luanda ne se comportait pas mieux.

Pour affamer la guérilla, les soldats n'hésitaient pas à voler le bétail et àincendier les récoltes, quand ils ne tuaient pas.

« L'armée, c'était comme l'Unita, raconte Maria, quand ils attaquaient un village lessoldats brûlaient les maisons et massacraient les gens qui y vivaient.

» D'autres témoins tiennent des propos semblables. Le cauchemar est terminé mais les conditions de vie restent précaires.

A Chiteta, à quatre heures de piste de Huambo, existeun centre de cantonnement des forces de l'Unita.

Fait de milliers de cases de paille éparpillées au milieu de la forêt, il abrite prèsde 20 000 personnes.

Regroupés à l'entrée du camp, un peu à l'écart, les militaires - désarmés et habillés en civils pour la plupart- sont rares.

Les plus nombreux, ce sont les civils pris dans l'engrenage d'une guerre qui les a lentement dévorés.

On rencontredes femmes de soldats, contraintes de suivre dans la brousse un époux qu'elles n'avaient pas toujours choisi, des veuvesdésemparées, une poignée de personnes âgées.

Et des centaines d'enfants à la santé chancelante. Les habitants du camp de Chiteta ne vivent pas dans l'opulence.

Les plus riches portent des habits usés jusqu'à la corde, lesautres sont vêtus de haillons et vont pieds nus.

En attendant l'intervention des Nations unies, la nourriture est fournie par l'arméeangolaise, qui campe non loin de l'entrée.

Elle est insuffisante.

« On a passé les quinze premiers jours sans rien recevoir.Maintenant, on nous donne un verre de riz ou de farine de maïs tous les trois ou quatre jours.

On nous a distribué du poissonséché qui était pourri et des haricots tellement vieux qu'on ne pouvait pas les faire cuire », se plaint un jeune.

Pour améliorerl'ordinaire, les adultes traficotent avec les paysans de la région.

Un tee-shirt en échange de tiges de canne à sucre ; un couteaucontre une poignée de patates douces... Les enfants en bas âge sont les martyrs désignés des carences de l'approvisionnement.

Davantage sensibles à la malnutritionque les adultes c'est dans leurs rangs que les dégâts sont les plus lourds, les plus visibles également.

En deux semaines quelquecinq cents d'entre eux « malnutris sévères » , selon le jargon des organisations caritatives, ont été rapatriés par camions dans uncentre d'urgence implanté à quelques dizaines de kilomètres de là par l'association Médecins sans frontières (MSF).

Quant à lasituation sanitaire il suffit d'écouter les quintes de toux et les raclements de gorge qui font comme un bruit de fond obsédant pourréaliser qu'elle n'est pas brillante à Chiteta.

« On manque de tout, de vêtements, de couvertures, de médicaments, de houes, desemences, de casseroles », résume l'un des responsables du camp, le docteur Kanguaya, en tirant sur une cigarette roulée dansdu papier d'écolier. Pour autant, tous se gardent d'incriminer un régime qu'ils ont combattu des décennies avant de déposer les armes.

« L'arméeangolaise a été surprise par notre nombre.

Elle avait sous-estimé l'importance de l'Unita » : l'explication n'est peut-être pasexacte.

Mais elle a le mérite de ne pas remettre en cause le climat de « réconciliation nationale » dans lequel baigne l'Angola. La détresse humaine est réelle à Chiteta.

Ce n'est pas faute d'organisation.

Elle a été prise en charge par le mouvement rebelle,dont le drapeau - un coq sur un soleil qui se lève - flotte à l'entrée du camp.

Formé d'officiers qui pour certains n'ont connu que lemaquis, l'encadrement est impressionnant.

L'Unita contrôle tout.

Qu'il s'agisse de créer un embryon d'hôpital pour lestuberculeux, de distribuer les repas aux enfants, d'organiser des cours de couture ou d'éducation civique, le mouvement a pris leschoses en main. LA vie sociale est minutieusement réglée et rend improbables les désertions et le banditisme, hantise des responsables àLuanda, la capitale.

Les anciens guérilleros cultivent leur condition physique.

Les femmes ont droit à des « séminairesméthodologiques » où l'on enseigne pêle-mêle les vertus de l'économie domestique, le repassage, le « protocole domestique » etles « règles de bonne conduite ». Dans ce camp improbable posé à près de 1 500 mètres d'altitude, l'Unita a même créé un orchestre, Terra salva.

Il a sespercussionnistes et trois guitaristes, dont les instruments faits de bric et de broc témoignent d'une débrouillardise sans bornes.Comme il faut bien de l'électricité pour les guitares et le micro du chanteur, lorsque Terra salva entonne une chanson - auxaccents forcément militants -, un jeune homme s'empresse de tourner avec énergie une roue de vélo qui, à son tour, actionne unepetite dynamo électrique.

Et le tour est joué ! JEAN-PIERRE TUQUOILe Monde du 28 juin 2002 CD-ROM L'Histoire au jour le jour © 2002, coédition Le Monde, Emme et IDM - Tous droits réservés. »

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