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L'« effondrement » du Japon

Publié le 17/01/2022

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26 avril 2001 VOICI DIX ANS que le Japon, deuxième puissance économique mondiale, s'est enfoncé dans la stagnation. Cette « décennie perdue » semble, de l'aveu même de ses dirigeants, appelée à se poursuivre encore plusieurs années, tant le modèle japonais connaît une remise en cause en profondeur. Le ministre des finances, qui, il y a quelques jours, affirmait que le Japon traverse « une sérieuse récession », a évoqué, jeudi 8 mars, un « effondrement » des finances publiques. Le yen a plongé à moins de 120 yens pour 1 dollar et la Bourse est au plus bas depuis quinze ans. Plusieurs leçons peuvent être tirées de cette longue période de déflation. Premier enseignement, valable pour tout le monde : la mondialisation financière impose de nouvelles règles du jeu, très sévères, à ceux qui veulent rester dans la course. Avec le Japon, on constate qu'il ne suffit pas de disposer d'une industrie puissante pour évoluer à son aise dans un capitalisme mondial de plus en plus dominé par les marchés financiers et l'économie de services. « Les investissements japonais n'ont pas tenu compte des critères de rentabilité valables dans le monde d'aujourd'hui », souligne Olivier Passet, du Commissariat du Plan. La stabilisation du système financier est la clé du problème japonais. Or la crise bancaire, consécutive à l'éclatement de la bulle immobilière il y a dix ans, a déteint sur tous les agents économiques et entraîné la stagnation durable de toute l'économie du pays. Pour cette raison, la plupart des économistes estiment que les « bulles » assises sur l'immobilier sont encore plus dangereuses que celles qui se forment sur le marché des actions (ces dernières ne font pas peser un risque d'ensemble, « systémique », aussi important). Le Japon a payé la rançon d'un système fermé, un « capitalisme de copinage », présent également dans d'autres pays d'Asie, comme la Corée du Sud ou l'Indonésie. Handicapé par ce système opaque, le Japon amorce lentement sa mutation vers une économie de marché et un capitalisme d'actionnaires dont les règles de transparence sont désormais les mêmes partout. Il n'est plus possible de s'en sortir avec un système dominé par le pantouflage, les mariages consanguins entre banques et entreprises, l'opacité budgétaire... Un pays comme la France, progressivement, abandonne ces pratiques (en partie grâce à l'Europe). Le Japon, lui, demeure attaché aux recettes du passé. Deuxième enseignement : l'Etat doit modifier son mode d'intervention sur l'économie. A l'époque du triomphe du « modèle japonais », pendant les années 1980, on pensait un peu partout qu'il fallait coordonner les efforts de l'industrie privée sous l'égide de l'Etat, sur le modèle du MITI. Finalement, c'est la méthode américaine qui semble l'avoir emporté au cours des années 1990 : une méthode qui encourage la prise de risque, la dérégulation, l'appel aux marchés financiers plutôt qu'à l'impulsion de l'Etat. Ce dernier, tant au niveau de l'administration que de la classe politique, est aujourd'hui largement déconsidéré dans l'archipel nippon. Les adversaires traditionnels de l'Etat crient victoire, tel le Wall Street Journal, qui souligne : « Dépenser de l'argent, voilà ce qu'ont fait les dirigeants japonais depuis dix ans (...). Résultat : la dette publique a explosé, l'économie a à peine bougé. » « NOUVEAU MODÈLE » CAPITALISTE Keynes est-il mort au Japon ? C'est ce qu'on serait tenté de penser en constatant que les instruments traditionnels de la politique économique ont échoué : politique monétaire particulièrement accommodante (au moins depuis 1996), politique budgétaire extraordinairement expansive (des plans de relance colossaux se sont accumulés en dix ans)... En fait, les choses sont sans doute plus compliquées : « Les politiques de relance keynésienne ne permettent d'agir que de manière contracyclique. Or le problème du Japon n'est pas conjoncturel mais structurel », souligne Patrick Artus, de la Caisse des dépôts. On sait que le Japon est spécialisé dans les dépenses publiques qui ne servent à rien - par exemple des ponts qui ne mènent nulle part. Mais si les injections de fonds publics dans l'économie n'ont pas relancé la croissance, ils ont quand même permis de mettre en route de vastes restructurations qui n'auraient pas été engagées par le secteur privé à lui seul. « L'Etat joue un rôle fondamental dans l'économie japonaise aujourd'hui : il restructure, il nationalise, il liquide, il met en place de nouvelles règles à travers, par exemple, une autorité de tutelle unique pour l'ensemble des services financiers », dit Cyril Lacu, économiste associé au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (Cepii), qui considère le Japon comme un laboratoire pour le renforcement de la supervision financière partout dans le monde. Troisième enseignement : le modèle libéral anglo-saxon n'est pas la seule réponse à la modernité. A bien des égards, le Japon met en place les instruments de ce qui pourrait bien devenir, dans quelques années, un « nouveau modèle » capitaliste proprement japonais. Certes, les inégalités sociales s'accentuent, les solidarités traditionnelles s'effritent, le chômage s'accroît - « il y a trop de monde partout », constate Patrick Artus. Mais, malgré la crise, le secteur manufacturier japonais n'a jamais cessé d'être rentable sans que soit fondamentalement remis en question l'emploi à vie, du moins dans les plus grandes compagnies... Aujourd'hui, au sein des entreprises japonaises, de nouveaux modèles sociaux se mettent en place : développement de synergies entre les vieux et les jeunes, formules innovantes en matière de préretraites... Aucun pays du monde ne connaît un vieillissement aussi rapide que celui du Japon, qui peut là aussi servir de laboratoire. MISER SUR LE CAPITAL HUMAIN Le Japon, par tradition, mise sur le capital humain et l'harmonie au sein de l'entreprise. Cette approche présente des atouts. On observe même, en ce moment, que les Etats-Unis cherchent à corriger certains effets excessifs de la flexibilité de l'emploi en fidélisant ses effectifs par tous les moyens possibles (dont les stock-options sont l'élément le plus visible). Jusqu'où le Japon ira-t-il pour se rapprocher de la voie anglo-saxonne ? Certains changements en cours sont inéluctables. Une nation d'épargnants est appelée à se convertir en société de consommateurs : « Le modèle bismarckien a consacré l'Etat- nation, le modèle d'après-guerre l'entreprise flexible, le modèle du troisième millénaire ne pourra ignorer l'ultime dimension du paradigme japonais : l'individu », soulignait récemment dans Les Echos Jean-Louis Estienne, de l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Le problème, comme le dit Jean-Marie Bouissou du Centre d'études et de recherches internationales (CERI), c'est que « tout le monde au Japon est d'accord pour dire non au modèle anglo-saxon, mais personne n'est en mesure de proposer d'alternative ».

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