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La défaveur du mot vertu.

Publié le 22/02/2012

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Qui sommes-nous? Ou plutôt : quels sommes-nous, nous autres d'aujourd'hui, qui renonçons, sans même en avoir conscience, à nommer la vertu, et peut-être, à sentir vivre en nous l'idée auguste que ce nom rappelait jadis dans toute sa force?... Notre siècle aura-t-il apporté, parmi tant d'autres nouveautés excessives, et parfois inhumaines, une modification si grande et si détestable dans ce que je nommerai la sensibilité éthique des individus, dans l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes et de leurs semblables, dans le prix qu'ils attachent à la conduite et aux conséquences des actes, que l'on doive admettre que l'âge du bien et du mal est un âge révolu; que le vice et la vertu ne sont plus que des cariatides de musée, des figures symétriques d'une mythologie primitive; que les scrupules, le désintéressement, le don de soi-même, les sacrifices, ce sont des délicatesses surannées, des curiosités psychologiques, ou bien des complications et des efforts dont l'existence des modernes ne peut plus s'embarrasser, et que la formation précise de leurs esprits ne leur permet plus de comprendre? Davantage, certaines contradictions pourraient même apparaître entre le système et le train de notre vie ordonnée par les puissances matérielles dont elle est la maîtresse et l'esclave, et les exigences d'une conscience de l'ancien type. D'ailleurs, si le développement de notre époque aboutissait à une organisation totale et achevée de la société, qui conduirait nécessairement à façonner tous les esprits selon quelque modèle adopté par l'État, il est clair que des estimations nouvelles dans l'ordre des choses morales en résulteraient. Certains actes que nous disons vertueux perdraient probablement leur valeur; certains autres que nous réprouvons deviendraient indifférents. On pourrait même imaginer que dans telle structure sociale possible, ce que nous appelons moralité privée n'aurait guère de sens, l'individu se trouvant si exactement identifié par une éducation très serrée, à un élément parfait de' communauté organisée que ni l'égoïsme, ni l'altruisme ne s'y concevraient plus. Et notre antique vertu, rangée parmi les mythes abolis, serait interprétée par les savants du moment comme la force d'âme qui engendrait, quelques siècles auparavant, des tentatives individuelles de compenser par des actes beaux et généreux, les vices d'un état social inférieur et surmonté.... Si donc nous ne parlons plus de vertu, ne serait-ce point que ce terme doit suivre le destin de l'idée de l'individu considéré comme fin en soi? L'évanouissement du nom ne signifie-t-il pas que la chose même se retire de notre monde nouveau, et que ce monde, une fois rigoureusement organisé, il n'y aura point de place en lui, point d'occasions en lui, pour cette puissance non commune, cette rare virtus, qui distingue certains, ]es redresse contre les forces instinctives qui sont en tous, leur donne de créer des actes aussi originaux que des oeuvres d'artistes, parfois incroyablement beaux, parfois merveilleusement raffinés dans l'ordre du coeur. Quoi de plus original que le bien délicatement fait? N'est-ce point se distinguer de ses semblables que de les aimer? Mais si la justice triomphe et assied son empire, l'amour n'a plus d'emploi dans la société. Il est assez remarquable, messieurs, que le très ancien débat de la justice et de l'amour dont la théologie, je crois, s'est profondément occupée, renaisse de nos jours dans une réflexion sur le mouvement actuel des choses humaines. Quoi de plus évident que si l'ordonnance sociale est accomplie au point que tous nos besoins s'y trouvent prévus et satisfaits, ni la charité, ni la force de surmonter nos impulsions n'auront plus de causes; et du reste, bien des contraintes auront disparu avec les traditions qui nous les imposent encore, et qui exigeaient de nous les vertus qu'il fallait pour les observer. PAUL VALÉRY.

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