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La passion comme moyen de s'étourdir contre la douleur (NIETZSCHE)

Publié le 22/02/2012

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nietzsche
Tout être qui souffre cherche instinctivement la cause de sa souffrance; il lui cherche plus particulièrement une cause animée, ou plus exactement encore, une cause responsable, susceptible de souffrir, bref, un être vivant contre qui, sous n'importe quel prétexte, il pourra, d'une façon effective ou en effigie, décharger sa passion : car ceci est, pour l'être qui souffre, la suprême tentative de soulagement, je veux dire d'étourdissement, narcotique inconsciemment désiré contre toute espèce de souffrance. Telle est, à mon avis, la seule véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui s'y rattache, je veux dire le désir de s'étourdir contre la douleur au moyen de la passion : — généralement on cherche cette cause, à tort selon moi, dans le contrecoup de la défensive, dans une simple mesure protectrice de la réaction, dans un « mouvement réflexe », au cas d'un dommage ou d'un péril soudain tel que ferait encore une grenouille sans tête pour sortir d'un acide caustique. Mais il y a une différence essentielle : dans un cas on veut empêcher tout dommage ultérieur, dans l'autre on veut étourdir une douleur cuisante, secrète, devenue intolérable, au moyen d'une émotion plus violente quelle qu'elle soit, et chasser, au moins momentanément, cette douleur de la conscience, — pour cela il faut une passion, une passion des plus sauvages, et pour l'exciter, le premier prétexte venu. « Quelqu'un doit être cause que je me sens mal. » -- Cette façon de conclure est propre à tous les maladifs, d'autant plus que la vraie cause de leur malaise demeure cachée pour eux (— ce sera peut-être une lésion du nerf sympathique, une surproduction de bile, un sang trop pauvre en sulfate ou en phosphate de potasse, un ballonnement du bas-ventre qui arrête la circulation du sang, la dégénérescence des ovaires, etc.). Ceux qui souffrent sont d'une ingéniosité et d'une promptitude effrayantes à découvrir des prétextes aux passions douloureuses; ils jouissent de leurs soupçons, se creusent la tête à propos de malices ou de torts apparents dont ils prétendent avoir été victimes; ils examinent jusqu'aux entrailles de leur passé et de leur présent, pour y trouver des choses sombres et mystérieuses qui leur permettront de s'y griser de douloureuses méfiances, de s'enivrer au poison de leur propre méchanceté, — ils ouvrent avec violence les plus anciennes blessures, ils perdent leur sang par des cicatrices depuis longtemps fermées, ils font des malfaiteurs de leurs amis, leur femme, leurs enfants, de tous leurs proches. « Je souffre : certainement quelqu'un doit en être la cause » — ainsi raisonnent toutes les brebis maladives. NIETZSCHE.

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