La soif des héros

6 juin 1944 - Si la marque Coca-Cola, son graphisme particulier et la forme de la petite bouteille ont pu s'inscrire si fortement dans notre conscience collective, ce n'est pas par la seule vertu de leurs qualités plastiques. Il a aussi fallu une immense infrastructure commerciale et des circonstances favorables. Parmi celles-ci, la plus importante fut indubitablement la seconde guerre mondiale. Comme l'avait fait le conflit de 1914-1918, la guerre de 1939-1945 désorganise le marché du sucre. Le rationnement qui s'ensuit touche durement la Coca-Cola Company. Il faut savoir en effet que celle-ci, en raison de la forte teneur en sucre de la boisson, est l'un des plus gros acquéreurs de cette denrée dans le monde. En un premier temps, la compagnie ne sera autorisée à acheter que la moitié de la quantité de sucre qu'elle utilisait avant la guerre. Cependant, les choses vont bientôt s'arranger. Au lendemain de Pearl-Harbor, quand l'Amérique est encore sous le choc, Robert W. Woorduff, président de la compagnie, annonce que cette dernière mettra tout en oeuvre pour que chaque soldat américain puisse se procurer sa bouteille de Coca-Cola pour 5 cents seulement, n'importe où dans le monde. Elan patriotique ou coup de génie publicitaire ? Quoi qu'il en soit, la boisson gazeuse va bientôt bénéficier de la protection des autorités. En 1943, une circulaire signée par le général G. Marshall autorise les chefs de région militaire à commander des installations d'embouteillage. Un télégramme est entré dans la légende : celui du 29 juin 1943 par lequel Eisenhower lui-même, de son quartier général en Afrique du Nord, réclamait d'urgence l'envoi de 3 millions de bouteilles ainsi que du matériel d'embouteillage. Promue au rang de produit de première nécessité au même titre que la nourriture et les munitions, la boisson va faire partie intégrante de la vie quotidienne du GI. Affranchie pour les besoins de la cause des contraintes du rationnement, la compagnie lance une offensive générale sur tous les fronts où combattent les soldats américains. Transportées avec les moyens de l'armée, les installations d'embouteillage sont montées, démontées, remontées au gré des déplacements de la troupe. L'avance de l'armée et l'avancée de Coca-Cola ne font qu'une. Des observateurs techniques (technical observers) sont dépêchés sur place par la compagnie. Rattachés à l'armée avec le statut d'officier, ils jouent un rôle important dans le maintien du moral de la troupe. Autant que la bannière étoilée, la pétillante liqueur brune devient pour les soldats américains un double symbole : celui de leur patrie et celui de la liberté qu'ils viennent défendre. " Lorsqu'un soldat boit du Coca-Cola, affirmait un responsable de la compagnie, il se rappelle pourquoi il se bat. " La Coca-Cola Company a su habilement jouer de cette identification de l'image de son produit à celle du GI libérateur. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les affiches distribuées à l'époque : beaucoup nous montrent des soldats offrant fraternellement la boisson miracle à des autochtones qui la découvrent avec ravissement. A vrai dire, Coca-Cola n'avait pas attendu la guerre pour s'implanter dans diverses régions du monde. Mais le succès avait été mitigé. Ce n'est qu'après 1945 que la conquête du marché mondial allait réellement pouvoir s'accomplir.