Le jargon aphasique et l'indépendance entre expression et compréhension. TH. ALAJOUANINE, O. SABOURAUD, B. DE RIBAUCOURT

Non seulement le langage est aisé, mais « il va de soi », il est émis avec assurance, en toute innocence, pourrait-on dire. Et c'est bien l'aspect le plus curieux de ces malades que d'émettre sur le ton de l'affirmation la plus catégorique une série de néologismes sans signification ou de mots parfaitement inadéquats.... On a souvent tendance à croire que, si ces malades jargonnent de façon parfaitement inconsciente, c'est qu'ils ne comprennent pas la langue véritable, et que de ce fait leur jargon, sorte de résurgence des conduites verbales, est pour eux dénué de signification au même titre que le langage adapté d'autrui. C'est là une erreur fondamentale.... Il faut même aller plus loin et remarquer que ces sujets critiquent l'emploi par l'examinateur des termes de leur propre jargon. Ainsi, si nous introduisons, dans une narration, une description ou la dénomination d'un objet, un néologisme antérieurement noté dans l'expression verbale du malade, ou un mot improprement employé par lui dans le même usage, il réagit immédiatement par sa mimique et oppose une dénégation formelle, ne se montrant satisfait que si nous rétablissons le mot propre. Ce contraste entre l'anosognosie et la critique d'autrui est au centre de la jargonophasie. Lui seul nous met en contact du phénomène essentiel.... Dans la lecture, l'expression orale est un jargon, alors même que l'ordre est exécuté, révélant ainsi la même dissociation relevée entre le langage d'autrui et l'expression personnelle. Ces quelques points, retrouvés de façon uniforme dans toutes les observations, circonscrivent le phénomène de la jargonophasie. Ils apportent une lumière intéressante sur la psychologie du langage. Comprendre un mot est une chose, l'avoir disponible pour s'exprimer en est une autre. Il existe de toute évidence une indépendance relative entre l'appréhension du langage d'autrui et les possibilités d'expression : ceci, toute l'étude de l'aphasie le démontre ; comme du reste notre apprentissage des langues étrangères. TH. ALAJOUANINE, O. SABOURAUD, B. DE RIBAUCOURT