LE POÈTE BLESSÉ DE RONSARD - Amours de Cassandre, LIX

Comme un chevreuil, quand le printemps détruit
Du froid hiver la poignante gelée
Pour mieux brouter la feuille emmiellée,
Hors de son bois avec l'aube s'enfuit;

Et seul, et sûr, loin de chiens et de bruit,
Or' sur un mont, or' dans une vallée,
Or' près d'une onde à l'écart recélée,
Libre, folâtre où son pied le conduit;

De rets ne d'arc sa liberté n'a crainte,
Sinon alors que sa vie est atteinte
D'un trait meurtrier empourpré de son sang;

Ainsi j'allais, sans espoir de dommage,
Le jour qu'un oeil, sur l'avril de mon âge,
Tira d'un coup mille traits en mon flanc.
 

Explication littérale : Poignante : piquante (du verbe poindre). — emmiellée : couverte de miel; au printemps, les feuilles et surtout les bourgeons de certains arbres sont enduites d'une glu sucrée. — Recélée : cachée. — S'égaye : l'édition de 1584 donnait folâtre [s'amuse], plus imagé. — Rets : filets pour prendre le gibier ; les rabatteurs poussent le gibier dans une allée ou un vallon resserrés, fermés par un filet. Le gibier ainsi bloqué est attaqué à l'épieu. Ce mode de chasse, pratiqué chez les Anciens, était encore en usage au Moyen âge. — Ne... Ne : ni... ni. — D'un trait... : Le texte de 1584 portait : « D'un trait meurtrier empourpré de son sang «. La version de 1587 est plus conforme à la réalité, puisque le poète ne meurt pas d'amour, mais languit; par contre, la rédaction de 1584 est plus énergique.

Commentaire: Ce sonnet, dit Muret, est imité de Bembo, le continuateur de Pétrarque, mais la belle image qui ouvre le poème était depuis longtemps célèbre : elle se trouve au Chant IV de l'Enéide : Didon possédée par l'amour d'Enée erre à travers la ville, telle « la biche frappée par la flèche, que lui lança à son insu le berger... Le roseau mortel est fixé dans son flanc « (vers 70-72). Le mérite de Ronsard est d'avoir développé le tableau du chevreuil dans la nature; sans doute le second tercet montre qu'il s'agit d'une comparaison, mais le thème amoureux, fort répandu, est moins intéressant que l'évocation de la forêt printanière. Le rythme entrecoupé du second quatrain exprime avec bonheur les allées et venues de l'animal.