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Le succès planétaire des enfants de Seattle

Publié le 17/01/2022

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31 janvier 2002 EN ce printemps 1997, personne n'y prête attention. A Londres, de jeunes activistes, sortis de nulle part, forment de curieux cortèges et mènent, dans les rues, ce qu'ils appellent des « fêtes de combat », bloquant, sur des rythmes techno, l'accès aux sièges de compagnies pétrolières ou aux banques de la City. Ils occupent les rues, invitent, par dérision, à voter pour les Spice Girls plutôt que pour Tony Blair - le Royaume-Uni est alors en pleine campagne électorale - et soutiennent les dockers de Liverpool, dont la grève dure depuis plusieurs mois. Rastas, punks, écolos ou vêtus de sweatshirts à capuche - qui deviendront vite le signe de reconnaissance de la génération antimondialisation -, ils n'ont ni porte-parole ni hiérarchie et tranchent par leur allure quand ils se mêlent aux défilés syndicaux traditionnels. Deux ans et demi plus tard, à Seattle, leurs cousins d'Amérique sont 40 000, et là aussi se nouent des alliances informelles entre très jeunes contestataires, vieux agitateurs des années 1970 (comme Ralph Nader avec sa puissante association Public Citizen), et les gros bataillons syndicaux de l'AFL-CIO. Ainsi, en novembre 1999, le monde découvre, interloqué, la première grande mobilisation contre la « marchandisation du monde » qu'incarne l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour ceux qui combattent la libéralisation de l'économie mondiale. Les images d'une ville en état de siège, quadrillée par les forces de police, défilent sur tous les écrans. Tout comme celles des délégués officiels, en costume-cravate, empêchés d'atteindre l'enceinte du sommet. Le Français José Bové, porte-parole de la Confédération paysanne, a traversé l'Atlantique avec ses kilos de roquefort pour faire entendre la voix des petits paysans et dénonce la « malbouffe ». Il en reviendra célèbre. Depuis, plus aucune réunion des institutions économiques internationales, plus aucun G7, ni même de sommet européen, n'a pu se tenir sans être perturbé par le « peuple de Seattle ». Ils sont 15 000 dans les rues de Washington, en avril 2000, à défiler contre le FMI et la Banque mondiale, 15 000 à Prague, six mois plus tard, 10 000, encore, à Québec, en avril 2001, contre le projet de zone de libre-échange des Amériques, plusieurs milliers à Göteborg, en Suède, en juin 2001. A Gênes, enfin, plus de 200 000 personnes protestent contre la tenue d'un G8. Les affrontements croissants qui ont accompagné les contre- sommets tout au long des derniers mois atteignent un degré sans précédent. La confrontation entre les 15 000 policiers, dont les méthodes musclées conduiront certains devant la justice, et la foule de manifestants se solde par la mort du jeune Carlo Giuliani, des centaines de blessés et d'arrestations. Les gouvernements et les institutions internationales, cibles de la contestation, sont confrontées à un vrai dileme : soit donner le spectacle d'un pouvoir assiégé, contraint d'élever des murs de barbelés et de fermer les frontières, soit choisir des lieux de plus en plus inaccessibles - comme Doha (Qatar) ou Kananaskis dans les Rocheuses canadiennes pour le prochain G7 -, soit s'avouer vaincu en renonçant à se réunir. En juin 2001, la Banque mondiale a été la première à jeter l'éponge en annulant, au dernier moment, sa conférence européenne de Barcelone. Tous s'avouent désarmés et reconnaissent que les tentatives de dialogue ont échoué. L'organisation d'espaces de débat, notamment sur Internet, la participation, maintenant permanente, de représentants de la société civile aux rencontres internationales ont été reçues, au mieux, comme un geste sans conséquence, au pire, comme une tentative de récupération. Les instances nationales ou internationales ont du mal à comprendre ce mouvement protéiforme, éclaté, sans direction centralisée et si distinct des appareils politiques et syndicaux traditionnels. A l'aise avec les organisations non gouvernementales, elles sont démunies face à cette frange radicalisée de la jeunesse qui a redécouvert l'engagement politique à travers l'antimondialisation. Or la dynamique du mouvement repose précisément sur la convergence de ces forces, dans le cadre d'alliances à géométrie variable ; au gré des campagnes et des agendas, mais dans le respect de leur diversité. Plus que tout, les mouvements antimondialisation récusent les organisations verticales et y substituent un fonctionnement en réseaux, en coalitions. Souple, mais solide. Auxquels l'outil Internet a donné réactivité et efficacité. Derrière l'ébullition de la rue, les représentants des mouvements, qu'ils luttent pour la défense de l'environnement, les intérêts des consommateurs, l'annulation de la dette du tiers-monde, contre la libéralisation du commerce et des mouvements financiers ou la « marchandisation » de la culture, ont pris l'habitude, depuis Seattle, de se retrouver en marge des manifestations, pour des réunions qualifiées de stratégiques. Celles-ci ont pour objet de débattre du calendrier des futures mobilisations et des axes des campagnes. A la veille du sommet européen de Laeken (Belgique), à la mi-décembre, la coalition « Notre monde n'est pas à vendre », qui regroupe une soixantaine de mouvements à travers le monde, s'est ainsi réunie pendant trois jours dans le secret du couvent franciscain de Notre-Dame- du- Chant- des- Oiseaux pour fixer les prochaines étapes de la bataille contre l'OMC. Si les grands objectifs sont discutés au préalable, les mobilisations sont organisées en respectant une règle d'or : la diversité des tactiques. Les protestations dans la capitale de l'Etat de Washington avaient largement reposé sur l'initiative de « groupes affinitaires » choisissant, en toute autonomie, la façon dont ils bloqueraient l'accès des délégations au sommet. A Göteborg, Québec ou Gênes, les manifestants avaient le choix entre différents cortèges identifiés par des couleurs (rose pour le défilé festif, blanc ou bleu pour la « confrontation maîtrisée », noir pour l'affrontement) symboliques du degré de radicalité de leurs actions. Dans cet agenda sans fin des sommets officiels et des manifestations, le Forum de Porto Alegre, pendant social de son homologue libéral de Davos, se veut le lieu d'élaboration d'une « autre mondialisation ». Un lieu où, une fois l'an, ce mouvement de contestation mondiale propose au lieu de s'opposer. Mais manifestations d'un côté et forum de discussions, de l'autre ne sont que les deux faces d'une même histoire. Celle de la construction d'un rapport de forces. Où le gagnant, jusqu'à présent, n'a pas changé de camp. A Doha, il y a quelques semaines, les 142 pays membres de l'OMC se sont entendus sur les nouvelles étapes de la libéralisation du commerce mondial. Deux ans tout juste après Seattle.

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