Les demi-soldes de l'enfer
Publié le 22/02/2012
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7-8 mai 1945 - On ne savait pas que 1945 resterait aussi une année viticole d'exception. Le 1er mai avait été un peu partout un dimanche de neige. Au centre d'une Europe qui avait retrouvé sa liberté. l'Allemagne nazie subissait la fin de l'apocalypse à laquelle elle s'était vouée. Depuis un mois à peine, les hommes apprenaient à prononcer, en commençant à mesurer ce qu'il signifiaient, les noms d'Auschwitz, Flossenburg, Ravensbrück, Gross-Rosen, Treblinka, Sobibor, Raka-Ruska, Theresienstadt, Dachau, Mauthausen, Bergen-Belsen, Buchenwald, Struthof. En ces lieux , au fur et à mesure qu'ils les avaient ouverts et découverts, au gré de leur avance, des soldats anglais, français, américains, russes, gens de guerre rompus au fracas de leurs combats, avaient manqué défaillir devant les reliefs laissés de la mort et de la souffrance industrielles érigées en éthique, dont le monde allait très vite connaître les images. Pour les rescapés, il restait à effectuer le retour à l'humanité. Ils revinrent, comme on peut revenir du tombeau, plus ahuris que joyeux. Plus ou moins vite aussi, selon leur état, les nécessités de l'hygiène, l'organisation difficile d'un rapatriement dans un pays désorganisé.
La délivrance ne signifia pas pour tous la survie.
L'épuisement, les épidémies de typhus eurent encore le temps de compléter les ravages. Dans la France libérée depuis l'hiver précédent, les sollicitudes ne manquèrent point pour les accueillir. Ils purent même en éprouver la surprise, tant ces attentions, cette pitié affichée, cette chaleur et cette sympathie d'un peuple chaviré par leur misère contrastaient avec l'indifférence dans laquelle ils savaient bien qu'on les avait laissés quelques années plus tôt, au temps où ils avaient été pris ou livrés. Va-t-on refuser la contrition ?
Ils rentraient, encore tondus, encore revêtus de la livrée rayée qui resterait symbole, toutes classes confondues. Il leur fallait parler, raconter. Ils parlèrent, racontèrent. Ils savaient que les mots ne pouvaient traduire que la surface, le visible, le physique des choses. Ils savaient surtout que de 80 % à 90 % d'entre eux étaient morts et que, pour les familles de ceux-là, il y avait une sorte de honte à être là tout au moins une sorte d'injustice.
Le dernier poème de Robert Desnos, qu'on ne connaissait pas encore, ne pourrait suffire à apaiser toutes les compagnes veuves : " Il me reste d'être l'ombre parmi les ombres, D'être cent fois plus ombre que l'ombre, D'être l'ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée ".
Ces ombres qu'ils avaient vues mourir avaient pu, elles aussi, fredonner l'espérance de la dernière strophe du Chant des marais : " Mais un jour dans notre vie, le printemps refleurira. " Concubinage avec la mort
C'était le printemps. Paris, par lequel il fallait passer, après l'étape au centre de Longuyon, pour les formalités de ce retour, en portait toute l'allégresse. Il convenait de la partager, de se laisser porter par sa contagion, fût-ce en apparence.
Mais pouvaient-ils tout dire, tout livrer, de l'impitoyable loi qui leur avait été appliquée, comme de celle qu'ils avaient dû, en réponse, s'imposer, dans une jungle où l'individualisme ne pouvait avoir sa place, où, un jour ou un autre, les âmes les plus fortes avaient manqué de chavirer ?
On ne crie pas sur les toits, ni même sous le sien retrouvé, qu'on a pu ne plus se sentir un homme, et pas davantage l'aveu désespéré et désespérant qu'on a pu en recevoir d'un autre On ne se laisse guère aller non plus à expliquer que l'enfer peut avoir ses instants de répit, ses recoins de fausse illusion, mais que cela ne change rien.
Voilà pourquoi cet accueil que leur faisait une France versatile dans ses émotions en ce mois de mai 1945-comme souvent aussi celui de la famille retrouvée-put apparaître à plus d'un chaud, douillet, réconfortant, mais étranger. Le concubinage avec la mort, avec cette mort-là, ne s'avoue qu'entre ceux qui se sont colletés avec lui. Etaient-ils déjà, ceux-là, " les demi-soldes de l'enfer ", selon l'interrogation d'Edmond Michelet ?
En attendant, il convenait de faire comme si de rien n'était, de se laisser choyer, de satisfaire aux exigences du rapatriement, aux examens médicaux, de toucher le pécule octroyé par le gouvernement, d'entrer ou non dans le jeu des demandes de pension, d'adhérer ou non à telle ou telle association ou fédération d'anciens déportés.
Témoigner ?
Et puis de témoigner. Témoigner ? Tous n'en mesurèrent pas aussitôt et également la nécessité. Qui pourrait jamais songer à contester, à dire fausse ou exagérée cette réalité que leur état physique même suffisait à prouver et qu'ils allaient avoir tant de mal à surmonter ? Ils auraient dû être morts.
C'est cela qu'ils savaient, parce qu'ils avaient vu que tout avait été organisé à cette fin. On n'avait pas encore employé le mot holocauste. On n'entendait pas non plus tellement distinguer entre juifs et non-juifs, entre extermination immédiate et mort lente. De quelque façon qu'elle ait été infligée, la souffrance avait été la même, éprouvée par les uns comme par les autres. De ce jour de 1942, 1943 ou 1944, où qu'ait été la gare, la porte à glissière du wagon à bestiaux que fermaient et plombaient sur eux les soldats au casque carré était bel et bien celle de leur tombe. De ce moment avait commencé le processus. Dès ce temps du " convoi ", il s'agissait de contraindre l'être humain à se mépriser lui-même, de lui faire perdre l'âme au sens où l'on peut dire perdre la raison.
Le dessein n'avait pas été loin d'être accompli. Les crématoires ouverts, les chambres à gaz révélées, les charniers, les entassements de cadavres aux raideurs de momies dont il fallait là-bas se débarrasser au bulldozer, les regard d'agonie qui avaient fait l'ordinaire des jours, ne suffisaient-ils pas pour la mémoire collective des peuples ?
Ils ne suffisaient pas. " Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons ", allait dire Paul Eluard.
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