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M. SCHELER.: La conscience de pouvoir.

Publié le 22/02/2012

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conscience
Le mode ultime et irréductible de la tendance, que nous avons désigné par le terme de « pouvoir », est tout autre chose que la simple conscience de pouvoir. Ce qui est donné en lui de façon immédiate, c'est un contenu quelconque en tant qu'il se trouve sous le pouvoir de notre volonté. On a souvent tenté de réduire ce « pouvoir » à une représentation de quelque chose à faire ou à réaliser, plus le souvenir d'avoir déjà réalisé une fois ce contenu, plus la prévision que nous le réaliserons de nouveau si l'occasion s'en présente. En d'autres termes, on a supposé que, pour savoir que je « peux » quelque chose, il faille d'abord que je me rappelle telles ou telles conditions déjà effectuées ou que j'évoque des impulsions analogues précédentes, et mon « pouvoir » ne signifierait rien de plus que le fait que je m'attends à refaire le cas échéant ce que j'ai déjà fait une fois. Cette réduction intellectualiste du « pouvoir » repose sur une erreur totale. C'est parce que nous avons immédiatement conscience « de pouvoir quelque chose » que nous nous attendons à le refaire le cas échéant. [•••] Cette conscience même pré-suppose déjà le pouvoir comme une modalité du "vivre-d'expérience-vécue" de la tendance et cette modalité est elle-même tout autre chose qu'une disposition. Ce qui montre d'une façon particulièrement nette l'autonomie et l'originalité du « pouvoir », c'est cette sorte particulière de satisfaction, de joie et de plaisir que nous éprouvons à sentir que nous « pouvons » quelque chose. Ce plaisir n'a rien à voir avec celui que nous attendons éventuellement de la réalisation de ce que nous avons conscience de pouvoir. Il n'est pas non plus le plaisir de faire ce que nous pouvons, mais bien plutôt le plaisir de pouvoir faire ce que nous faisons. On le voit clairement dans les cas où précisément nous ne réalisons pas quelque chose, où nous renonçons par exemple à une jouissance, où nous ne nous efforçons même pas de l'obtenir, précisément parce que nous avons conscience qu'elle est continûment en notre pouvoir. Inversement la conscience du non-pouvoir, c'est-à-dire de l'impuissance (qui est une expérience vécue parfaitement positive et non pas une tendance à pouvoir qui reste sans succès.., une qualité du pouvoir lui-même, non une absence de pouvoir) ne se réduit aucunement au simple fait que nous savons que nous manquerons dans l'avenir de ce plaisir qui résulte de la réalisation de ce que nous pouvons réaliser ou de l'acte même par quoi nous le réalisons. On ne comprendra jamais, par exemple, ce que signifie la tendance à la richesse ou à la puissance économique, si on prétend la réduire à une simple évocation et une simple attente des joies et des jouissances que peut procurer la richesse, ou à la joie d'acquérir et de travailler à leur évocation. Il n'est pas douteux que bien plutôt le moteur essentiel est ici l'acquisition même de cette conscience-de-pouvoir et de-puissance économique, de pouvoir-commander, organiser, ordonner, dominer-le-marché, conscience qui est vécue par le négociant ou par le grand industriel lorsqu'il envisage ses possessions. [...] Nous vivons très souvent la conscience d'un « Je peux ceci et cela » à l'égard de contenus que nous n'avons jamais encore réalisés, dans des situations tout à fait nouvelles, devant des tâches tout à fait neuves et originales que nous présente la vie. Au contraire la réalisation effective, même la stimulation des dispositions réelles qui conduisent à cette effectuation dans la mesure où ces dispositions appartiennent vraiment à nos forces intérieures, dépendent très souvent de la conscience expresse de notre « pouvoir ». C'est pourquoi les éducateurs ont souvent noté qu'il fallait prendre soin d'augmenter chez les élèves la conscience de leur pouvoir et de cultiver pour ainsi dire cette conscience pour elle-même. Il arrive que beaucoup de puissances restent en sommeil qui jamais ne se réaliseront, et cela tout simplement faute pour l'intéressé de posséder la vraie conscience de son pouvoir, la conscience des forces réelles de son vouloir. En réalité il faudrait considérer comme pathologique le comportement où nous douterions de pouvoir quelque chose tant que nous n'évoquerions pas le souvenir d'avoir déjà fait quelque chose d'analogue. Quoi de plus pathologique que de se demander : « En suis-je capable? » avant chaque : « Je veux ceci ou cela? » Celui qui, pour prendre conscience de son pouvoir, a besoin d'évoquer d'anciennes conduites, souffre d'une hésitation morbide, qui peut prendre toutes les formes possibles selon les domaines (langage, etc.) où peut s'appliquer la déficience de l'expérience-vécue immédiate de pouvoir. M. SCHELER.

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