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Milosevic, l'homme du malheur serbe

Publié le 17/01/2022

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5 octobre 2000 C'EST UN HOMME TENDU qui se tient sur le perron de la salle des fêtes de Kosovo Polje, dans la banlieue de Pristina. En ces premiers jours de 1987, le destin du petit bureaucrate en costume gris peut basculer. La foule des Serbes du Kosovo lui fait face. A dessein, la salle a été choisie trop exiguë afin que des incidents éclatent avec la police, à majorité albanaise, de cette province encore autonome. Hésitant, Slobodan Milosevic se lance : « Ce peuple, personne n'a le droit de le frapper. » L'ovation transforme l'apparatchik en leader. Deux ans plus tard, il reviendra à Kosovo Polje pour le 600e anniversaire de la bataille du Champ des merles ; il descendra en hélicoptère sur un million de personnes amenées de toute la Yougoslavie pour célébrer la « glorieuse défaite » du prince Lazar contre les infidèles turcs, symbole de tous les combats menés par les Serbes au nom de la civilisation contre la barbarie. Milosevic a trouvé le thème qu'il va rabâcher pendant les dix années suivantes : l'exaltation de la Serbie, seule contre tous, encerclée par l'ennemi, bombardée par la plus grande puissance militaire de tous les temps, mais debout, fière dans la débandade et intransigeante dans l'humiliation. Dans les Balkans, au tournant des années 80-90, il n'est pas le seul à entonner les chants nationalistes. Il y a même quelques compères qui confortent leur pouvoir par leur hostilité réciproque. Il ne le fait pas non plus par conviction. Il n'a jamais été ni un idéologue, ni un dogmatique, même si à douze ans il lisait Lénine pendant que les garçons de son âge jouaient au football. C'est même en luttant contre le nationalisme supposé de ses rivaux dans la Ligue des communistes yougoslaves qu'il est arrivé au sommet de la pyramide. Jusque-là, il n'avait été qu'un dirigeant de deuxième rang, effacé, obséquieux avec ses supérieurs et implacable avec ses subordonnés. Dans l'ombre de son protecteur, Ivan Stambolic, il était devenu chef du parti de la ville de Belgrade puis à l'arraché, avec les voix des camarades du Kosovo et de la Voïvodine, les deux provinces auxquelles il supprimera l'autonomie dès qu'il en aura le pouvoir, chef du parti de Serbie. Entre-temps, il a passé quelques mois aux Etats-Unis comme représentant de la banque de Belgrade. Il en a profité pour acquérir des connaissances d'anglais qui épateront ses interlocuteurs occidentaux quand il aura décidé de les charmer. Partout, sa gestion est médiocre. Même dans le socialisme autogestionnaire, ce n'est pas un handicap pour grimper dans la hiérarchie ; la fidélité au parti est plus importante. Pour accéder au sommet et devenir président de Serbie, il ne lui reste plus qu'à poignarder dans le dos Ivan Stambolic. En 1987, il accomplit le parricide symbolique. En août 2000, Ivan Stambolic disparaîtra mystérieusement pendant son jogging dans la banlieue de Belgrade. La mort encore, toujours, omniprésente dans l'histoire de Slobodan Milosevic et de sa famille. L'écrivain d'origine serbe Vidosav Stevanovic, qui vient de publier un essai biographique - Milosevic, une épitaphe (« Le Monde des livres » du 15 septembre) -, attribue à cette obsession son étrange comportement. « A une époque plus paisible, écrit- il, il n'eût certainement pas causé de grands dommages. » Il eût été un névrosé ordinaire. La fin du communisme et l'éclatement de la Yougoslavie l'ont plongé dans une folie meurtrière. La névrose familiale se résout dans une tragédie à l'échelle de l'histoire où les milliers de morts de Vukovar, de Sarajevo, de Srebrenica, de Pristina, ne comptent ni plus ni moins que les proches, les féaux ou les rivaux qui disparaissent dans des conditions mystérieuses. Slobodan Milosevic est né le 20 août 1941 à Pozarevac, dans une famille du Monténégro. Pour faciliter sa carrière dans le parti, il se proclamera « Serbe d'origine monténégrine ». Son frère aîné, Borislav, qui est aujourd'hui ambassadeur à Moscou, se présentera, lui, comme « Monténégrin d'origine serbe ». Dans la nomenklatura, l'essentiel est d'être sur la bonne liste au bon moment. Leur père était un prêtre de l'Eglise orthodoxe, excommunié après la guerre pour avoir dénoncé ses collègues aux nouvelles autorités communistes. Il se suicidera quelques années plus tard. Leur mère, qui élèvera seule le petit Slobo, était institutrice et membre du parti. Elle s'est pendue peu avant son frère, l'oncle de Slobodan. Au lycée, Slobodan rencontre sa future femme, Miriana, dite Mira, le prénom que sa mère portait dans la clandestinité. La mère de Miriana aussi s'est suicidée. Depuis, ils sont inséparables, unis par « la peur de la mort mêlée à son désir inconscient, la tentation de la mort et la volonté affolée de la fuir », écrit Vidosav Stevanovic. Ils ne peuvent vivre l'un sans l'autre. Pendant les discussions de Dayton, quand les négociateurs étaient censés être coupés du monde, Milosevic avait obtenu des Américains la possibilité de téléphoner tous les soirs à sa femme... Comment ce bureaucrate couleur passe-muraille, cet « homme sans qualité », ce « vide qui absorbe tout et s'accommode de tout », a-t-il tenu en échec la communauté internationale pendant une décennie ? La réponse se trouve dans la rencontre entre une folie individuelle et une folie collective, qui a jeté ces nouveaux Atrides dans l'incendie des Balkans par eux-mêmes allumé. Slobodan et Miriana partagent une autre obsession qui, dans la tragédie antique, est l'autre nom de la mort : le pouvoir, celui qui justement donne le droit de sacrifier les mortels et de défier les dieux. Milosevic prend le pouvoir à la fin des années 80, à un moment où la perestroïka gorbatchévienne répand en Europe de l'Est l'idée saugrenue qu'il est possible de sortir du socialisme. En Yougoslavie aussi, il y a un premier ministre fédéral, Ante Markovic, qui se pique de libéralisme économique, voire de libéralisme politique. Milosevic flaire le danger et l'occasion. Le libéralisme politique signifie la fin du système, sauf s'il peut être retourné au profit des forces les plus nationalistes. RÉPÉTITION GÉNÉRALE Les Serbes, « ce peuple qui ne doit plus être battu », tiennent la revanche attendue depuis la création de la « deuxième Yougoslavie », qui a été, pendant quarante ans, dominée par le Croate Tito. Ou bien les Serbes auront la place éminente qui leur revient dans la Fédération (comme au temps de la Yougoslavie des origines), ou bien ils saboteront la Fédération. Le dernier représentant serbe à la présidence collégiale, Borislav Jovic, le dit sans détour dans ses mémoires. Le général Veljko Kadijevic, ministre des armées et chef d'état-major, l'exprime en ces termes : « La Yougoslavie sera un Etat fédéral ou ne sera pas ! » L'écrivain Dobrica Cosic, qui fera un brin de chemin avec Milosevic, ajoute un avertissement : « Pour sortir de la Yougoslavie, il faudra en payer le prix. » Le prix, c'est la guerre. Avec la Slovénie, c'est la répétition générale de la pièce qui se joue d'abord avec la Croatie, ensuite et surtout avec la Bosnie- Herzégovine. « Notre objectif est d'éviter les effusions de sang, d'établir des frontières à l'intérieur desquelles on ne fera pas la guerre. Hors de ces frontières, la guerre ne peut être évitée, car la Bosnie-Herzégovine ne peut survivre en tant qu'Etat, or la lutte pour le territoire peut difficilement se livrer sans effusion de sang », écrit Borislav Jovic. Pour dépecer la Bosnie, Slobodan Milosevic trouve des alliés qui ont aussi des comptes à régler avec la mort : Radovan Karadzic, le psychiatre fou, expert en vers de mirliton, qui, depuis son fief de Pale, fait bombarder Sarajevo ; Ratko Mladic, l' « assassin charismatique », comme l'appelait le négociateur américain Richard Holbrooke, qui prenait plaisir à trinquer avec les généraux des forces de l'ONU qu'il venait de narguer en prenant leurs hommes en otages. Confrontée aux atrocités commises par son propre père, la jeune Ana Mladic a mis fin à ses jours après les massacres de Srebrenica. Ni Karadzic ni Mladic, aujourd'hui inculpés de « génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité » et recherchés à ce titre, comme leur mentor, par le Tribunal pénal international, n'avaient sans doute lu le Mémorandum de l'Académie des sciences de Belgrade. Ils n'en avaient nul besoin. Dans ce texte de 1986, qui déclencha alors une sourde lutte politique en Serbie, quelques académiciens, menés par Dobrica Cosic, posaient la « question serbe », décomposée en deux parties : premièrement, dans la Yougo-slavie titiste, la Serbie n'avait pas l'influence que devait lui donner son importance démographique et culturelle ; deuxièmement, les Serbes, dispersés dans plusieurs Républiques, devaient pouvoir se rassembler dans un seul Etat. C'était l'idée de la Grande Serbie, qui allait arracher aux Républiques voisines les lambeaux de terre serbe, usurpés au nom d'un équilibre politique injuste. S'il n'était pas nécessaire que les généraux serbes aient lu le Mémorandum, il n'était pas inutile que quelques intellectuels en aient eu connaissance pour donner un lustre historique à leurs harangues nationalistes. LA PERFECTION DANS L'ART DE MENTIR La communauté internationale regarde, incrédule. Dans certaines capitales européennes, la « question serbe » paraît pertinente ; dans d'autres, elle est un prétexte à régler la « question croate », comme si les Balkans étaient redevenus le champ clos des rivalités des grandes puissances. On se croirait transportés au début du siècle. Les dirigeants américains cherchent à situer Sarajevo sur la carte : « Nous n'avons aucune bille dans ce conflit », déclare le secrétaire d'Etat (républicain) James Baker. Son successeur démocrate, Warren Christopher, s'illustre par son ignorance des réalités régionales. Les Russes se demandent si l'invocation de la fraternité slave et orthodoxe ne va pas leur permettre de reprendre pied dans les Balkans, mais Boris Eltsine se méfie de Milosevic qui a soutenu les putschistes d'août 1991 à Moscou. C'est pain bénit pour l'homme fort de Belgrade, qui se prépare à partager la Bosnie avec son alter ego de Zagreb, Franjo Tudjman. Avec le président croate, il dessine les nouvelles frontières sur un plan que les chancelleries nt au pacte germano-soviétique de 1939. De Belgrade, du salon aux canapés à fleurs où il reçoit tous ses visiteurs, Slobodan Milosevic tire les ficelles. Il lance ses sbires de Pale à l'assaut des Bosniaques, fait mine de freiner leurs ardeurs pour rehausser sa stature d'homme d'Etat responsable quand la réaction internationale apparaît plus sérieuse. C'est lui le fauteur de guerre ; c'est avec lui qu'il faut faire la paix. Il n'est pas encore le « boucher de Belgrade », le « nouvel Hitler » que la propagande américaine dénoncera pendant la guerre du Kosovo. Il est le président d'un pays que l'on menace, que l'on sanctionne éventuellement, mais avec qui on négocie. Le bureaucrate sans charisme sait se montrer charmeur. Il a atteint dans l'art de mentir une perfection qui étonne même son vieux complice, l'ancien communiste et ultranationaliste Vojislav Seselj. A Dayton, en novembre 1995, il est l' « homme de la paix », celui qui fera les ultimes concessions pour sauver les négociations. Quand la crise du Kosovo entre dans une phase aiguë, les Américains pensent pouvoir répéter le même scénario. Ils misent sur le Milosevic calculateur que la menace de quelques frappes bien ajustées conduira à un repli tactique. Ils ont oublié Slobodan l'irrationnel. Le petit Slobo de Pozarevac, le fils du théologien orthodoxe qui, une fois par semaine, écrit Vidosav Stevanovic, haranguait dans un champ « d'étranges pierres semblables à des hommes en marche », a fini par croire à ses délires nationalistes. Il joue son va-tout dans une aventure où il venge les ancêtres et se hisse au niveau du héros légendaire Milos Obilic, qui aurait tué le sultan turc sur le champ des Merles. Il croit sans doute que, en majorité, les Serbes partagent les mêmes fantasmes, puisqu'il leur demande, sans raison impérieuse, de perpétuer son pouvoir par une nouvelle élection. Il se trompe. La magie du verbe n'agit plus. La peur de la répression est inefficace. La force de l'opposition dépasse ses capacités pourtant démesurées de manipulation. Il est placé devant un choix : ou se démettre, ou tirer ses dernières cartouches contre un peuple dont il aura précipité le malheur.

« moment où la perestroïka gorbatchévienne répand en Europe de l'Est l'idée saugrenue qu'il est possible de sortir du socialisme.En Yougoslavie aussi, il y a un premier ministre fédéral, Ante Markovic, qui se pique de libéralisme économique, voire delibéralisme politique.

Milosevic flaire le danger et l'occasion.

Le libéralisme politique signifie la fin du système, sauf s'il peut êtreretourné au profit des forces les plus nationalistes. RÉPÉTITION GÉNÉRALE Les Serbes, « ce peuple qui ne doit plus être battu », tiennent la revanche attendue depuis la création de la « deuxièmeYougoslavie », qui a été, pendant quarante ans, dominée par le Croate Tito.

Ou bien les Serbes auront la place éminente qui leurrevient dans la Fédération (comme au temps de la Yougoslavie des origines), ou bien ils saboteront la Fédération.

Le dernierreprésentant serbe à la présidence collégiale, Borislav Jovic, le dit sans détour dans ses mémoires.

Le général Veljko Kadijevic,ministre des armées et chef d'état-major, l'exprime en ces termes : « La Yougoslavie sera un Etat fédéral ou ne sera pas ! »L'écrivain Dobrica Cosic, qui fera un brin de chemin avec Milosevic, ajoute un avertissement : « Pour sortir de la Yougoslavie, ilfaudra en payer le prix.

» Le prix, c'est la guerre.

Avec la Slovénie, c'est la répétition générale de la pièce qui se joue d'abordavec la Croatie, ensuite et surtout avec la Bosnie- Herzégovine.

« Notre objectif est d'éviter les effusions de sang, d'établir desfrontières à l'intérieur desquelles on ne fera pas la guerre.

Hors de ces frontières, la guerre ne peut être évitée, car la Bosnie-Herzégovine ne peut survivre en tant qu'Etat, or la lutte pour le territoire peut difficilement se livrer sans effusion de sang », écritBorislav Jovic. Pour dépecer la Bosnie, Slobodan Milosevic trouve des alliés qui ont aussi des comptes à régler avec la mort : RadovanKaradzic, le psychiatre fou, expert en vers de mirliton, qui, depuis son fief de Pale, fait bombarder Sarajevo ; Ratko Mladic, l' «assassin charismatique », comme l'appelait le négociateur américain Richard Holbrooke, qui prenait plaisir à trinquer avec lesgénéraux des forces de l'ONU qu'il venait de narguer en prenant leurs hommes en otages.

Confrontée aux atrocités commises parson propre père, la jeune Ana Mladic a mis fin à ses jours après les massacres de Srebrenica.

Ni Karadzic ni Mladic, aujourd'huiinculpés de « génocide, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité » et recherchés à ce titre, comme leur mentor, par leTribunal pénal international, n'avaient sans doute lu le Mémorandum de l'Académie des sciences de Belgrade.

Ils n'en avaient nulbesoin. Dans ce texte de 1986, qui déclencha alors une sourde lutte politique en Serbie, quelques académiciens, menés par DobricaCosic, posaient la « question serbe », décomposée en deux parties : premièrement, dans la Yougo-slavie titiste, la Serbie n'avaitpas l'influence que devait lui donner son importance démographique et culturelle ; deuxièmement, les Serbes, dispersés dansplusieurs Républiques, devaient pouvoir se rassembler dans un seul Etat.

C'était l'idée de la Grande Serbie, qui allait arracher auxRépubliques voisines les lambeaux de terre serbe, usurpés au nom d'un équilibre politique injuste.

S'il n'était pas nécessaire queles généraux serbes aient lu le Mémorandum, il n'était pas inutile que quelques intellectuels en aient eu connaissance pour donnerun lustre historique à leurs harangues nationalistes. LA PERFECTION DANS L'ART DE MENTIR La communauté internationale regarde, incrédule.

Dans certaines capitales européennes, la « question serbe » paraît pertinente ;dans d'autres, elle est un prétexte à régler la « question croate », comme si les Balkans étaient redevenus le champ clos desrivalités des grandes puissances.

On se croirait transportés au début du siècle. Les dirigeants américains cherchent à situer Sarajevo sur la carte : « Nous n'avons aucune bille dans ce conflit », déclare lesecrétaire d'Etat (républicain) James Baker.

Son successeur démocrate, Warren Christopher, s'illustre par son ignorance desréalités régionales.

Les Russes se demandent si l'invocation de la fraternité slave et orthodoxe ne va pas leur permettre dereprendre pied dans les Balkans, mais Boris Eltsine se méfie de Milosevic qui a soutenu les putschistes d'août 1991 à Moscou.C'est pain bénit pour l'homme fort de Belgrade, qui se prépare à partager la Bosnie avec son alter ego de Zagreb, FranjoTudjman.

Avec le président croate, il dessine les nouvelles frontières sur un plan que les chancelleries nt au pacte germano-soviétique de 1939. De Belgrade, du salon aux canapés à fleurs où il reçoit tous ses visiteurs, Slobodan Milosevic tire les ficelles.

Il lance ses sbiresde Pale à l'assaut des Bosniaques, fait mine de freiner leurs ardeurs pour rehausser sa stature d'homme d'Etat responsable quandla réaction internationale apparaît plus sérieuse.

C'est lui le fauteur de guerre ; c'est avec lui qu'il faut faire la paix.

Il n'est pasencore le « boucher de Belgrade », le « nouvel Hitler » que la propagande américaine dénoncera pendant la guerre du Kosovo.

Ilest le président d'un pays que l'on menace, que l'on sanctionne éventuellement, mais avec qui on négocie.

Le bureaucrate sanscharisme sait se montrer charmeur.

Il a atteint dans l'art de mentir une perfection qui étonne même son vieux complice, l'anciencommuniste et ultranationaliste Vojislav Seselj.

A Dayton, en novembre 1995, il est l' « homme de la paix », celui qui fera les. »

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