Devoir de Philosophie

Peut-On Dire "À Chacun Sa Vérité" ?

Publié le 20/07/2010

Extrait du document

Nous admettons volontiers que les autres puissent soutenir des vérités différentes des nôtres, comme en témoigne l'expression courante : "à chacun sa vérité". Cette formule est souvent utilisée lorsqu'il s'agit de mettre fin à une discussion. Elle revient à avouer un désaccord, mais elle invite en même temps à considérer ce désaccord comme normal, étant donné la necessaire divergence des points de vue. D'une part nous sommes souvent prêts à nous accommoder de cette formule par souci de posséder pour nous-même d'abord la certitude rassurante et la supériorité que confère la vérité. Chacun considère donc assez spontanément qu'il a raison de penser, parler ou agir comme il le fait, et si personne n'est d'accord, peu importe, c'est simplement qu'il y a plusieurs vérités. D'autre part, l'expression "à chacun sa vérité" se présente comme une maxime de tolérance : on revendique ici pour chacun le droit de penser ce qu'il veut, car en matière d'opinion, chacun est son propre maître et il lui revient en toute liberté de choisir sa vérité. Si nous ne sommes pas d'accord, peu importe, ce n'est pas une raison pour nous entretuer. L'expression "à chacun sa vérité" est donc porteuse d'une double revendication, à la fois de vérité et de liberté, l'une sur le plan théorique, l'autre sur le plan pratique. Pourtant, la vérité et la liberté sont-elles bien garanties par cette expression ? D'une part, en effet, suffit-il à chacun de juger par lui-même pour être dans le vrai ? Si chacun a raison, en quoi peut-il donc dire qu'il a raison ? Le mot "vérité" garde-t-il son sens si on admet qu'il puisse exister autant de vérités que d'individus ? En d'autres termes, la vérité peut-elle être plurielle, subjective, relative ? La vérité ou des vérités ? D'autre part, l'esprit de tolérance qui semble animer l'expression "à chacun sa vérité" ne cache-t-il pas lui aussi des présupposés discutables ? Le repli de chacun sur "sa" vérité garantit-il vraiment le respect des libertés ? La véritable tolérance consiste-t-elle à dire qu'il n'y a rien d'intolérable en matière d'opinion, ou bien faut-il imposer des limites à la liberté d'opinion pour la garantir ? Peut-on dire : "à chacun sa vérité" ? Cette expression qui se présente comme une défense de la vérité et de la liberté doit donc être examinée, interrogée du point de vue de sa légitimité - examen qui nous invite au fond à préciser d'une part les exigences de la vérité, d'autre part les exigences de la liberté de penser, mais aussi à situer la place de la subjectivité face à ces exigences.
 
INTRODUCTION :
L'opinion commune soutient que l'on peut légitimement dire « à chacun sa vérité «. Elle
voit en effet dans cette formule une preuve de tolérance qui s'opposerait à l'arrogance du
dogmatisme. Mais. ne conviendra-t-il pas de rectifier et même de renverser cène opinion ?
Avant toute chose nous pourrons commencer par en rechercher la généalogie. Ne faudra-t-
il pas alors se tourner vers la pensée des Sophistes et analyser leur relativisme ?
Il sera nécessaire, pour finir, de montrer que la formule n'est pas légitimement recevable.
Pourquoi ne peut-on pas dire « a chacun sa vérité " ?
1 - COMMENT DIRE « A CHACUN SA VERITE « ?
Commencer par exposer l'opinion communément admise : dire « à chacun sa vérité «, se
présente comme une maxime de tolérance. Elle met en évidence la nécessité d'accepter la
diversité des points de vue. Mais d'où cette opinion provient-elle, où plonge-t-elle ses
racines ?
Elle prend source dans la pensée des Sophistes. En effet, lorsque Protagoras déclare
« L'homme est la mesure de toutes choses«, il donne explicitement à penser que chacun de
nous sommes dépositaires, détenteur d'une vérité. Mais qui son] les Sophistes ? Ce sont des
intellectuels qui faisaient profession de vendre leur savoir : lu rhétorique ou art de persuader,
à qui voulait réussir une brillante carrière publique. Le moyen des Sophistes est le langage, et
très précisément l'éloquence. Il s'agit d'utiliser le langage comme moyen, comme arme pour
gagner une cause.
Mais l'art de persuader ne fait-il pas bon marché de la vérité ? Dans la rhétorique ce qui
compte, ce n'est pas ce que l'on dit. mais la manière dont on le dit. Les Sophistes qui tout
grand usage de la rhétorique, ne s'occupent que de Informe du discours, et pas du tout de sa
valeur de vérité. Il faut persuader l'auditoire (et non le convaincre), par un discours qui donne
toute l’apparence de la rationalité afin de flâner sa sensibilité. La rhétorique est une technique
de langage (utile dans les tribunaux et dans les affaires publiques), c'est l'art de faire passer
pour vrai une thèse fausse, et inversement. Ainsi il faut essentiellement retenir que la
sophistique est une technique de langage sans référence a un critère de vente.
TRANSITION : nous avons pu montrer quel est le pernicieux enracinement de la formule
il à chacun sa vérité «. Comment dès lors la corriger et la récuser ?
Il - POURQUOI REFUSER DE DIRE « A CHACUN SA VERITE « ?
Commencer par corriger et réfuter l'opinion commune. En effet l'opinion commune ne
confond-elle pas opinion et vérité ? Dans la mesure où l'opinion est toujours fluctuante et
changeante. elle ne présuppose aucune réelle argumentation. Ainsi conviendrait-il peut-être de
transformer la formule « à chacun sa vérité « en « à chacun on opinion «.
Par ailleurs, et même si ceci peut paraître paradoxal, déclarer et soutenir : « à chacun sa
vérité « ce n'est nullement faire preuve d'ouverture d'esprit ou de tolérance. C'est en fait unmoyen de mettre un terme à toute discussion possible. Si chacun détient sa vérité. Tout effort
de pensée devient alors inutile. Le dialogue, le raisonnement et l'argumentation deviennent
vains. Nous pouvons dès lors renverser la perspective, et soutenir que sous les apparences de
la tolérance, " à chacun sa vérité « représente une certaine forme de terrorisme intellectuel
tout aussi dangereux, si ce n'est plus, que le dogmatisme. qui lui au moins ne refuse pas
l'argumentation.
Même si la science défend l'idée d'une vérité relative, elle peut nous aider à rejeter ta
formule « à chacun sa vérité «. Il y certes dans les sciences une certaine forme de relativisme.
C'est ce que tend a montrer Bachelard par exemple lorsqu'il écrit : « En revenant sur un passé
d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait. on connaît contre un
connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites.« (La Formation de
l'esprit scientifique). Mais il est important de bien souligner que ce relativisme scientifique
est de bon aloi, il ne ressemble en rien au relativisme des Sophistes, relayé par ce lui de
l'opinion commune. En effet, le relativisme scientifique est essentiellement la remise en cause
que l'homme puisse parvenir à des connaissances de type métaphysique (Cf. A. Comte et sa
« loi des trois états «).
Par ailleurs c'est aussi Bachelard qui soulignera la méfiance que te scientifique doit avoir
vis-à-vis de l'opinion ; « La science dans son besoin d'achèvement comme dans son principe.
s'oppose absolument à l'opinion... L'opinion pense mal. elle ne pense pas... On ne peut rien
fonder sur l'opinion ; il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. « (La
Formation de l'esprit scientifique «. On ne saurait récuser plus clairement et plus
explicitement l'opinion, et par-la même le relativisme du « à chacun sa vérité «.
Mais, déjà avant Bachelard, toute une tradition philosophique rejette l'opinion ainsi que la
formule «à chacun sa vérité«. C'est explicitement contre le relativisme des Sophistes et
contre le mobilisme d'Heraclite, que Platon a pu écrire : « De la connaissance non plus il ne
peut être probablement question, Cratyle, si tout se transforme et rien ne demeure. « (Cratyle}.
Contre le relativisme des Sophistes. Platon va soutenir la nécessité de concevoir l'idée d'une
vérité absolue afin de pouvoir en Unir avec l'opinion toujours changeante et fluctuante : ainsi,
développera-t-il la théorie des Idées et des Essences (Cf. « / L'allégorie de la caverne «).
Mais encore, lorsque Descartes montre la nécessité de commencer par douter (en évitant
toutefois le scepticisme'), c'est bien encore une fois d'une critique de l'opinion dont il s'agit.
Par ailleurs, en développant sa théorie des "idées innée", ainsi qu'en défendant la notion d' une
« intuition intellectuelle «, qui permet de les connaître; c'est bien encore une fois d'une
référence à une vérité absolue dont il est question.
 
CONCLUSION ;
II convient certes de se méfier d'une certaine conception figée et « absolutistee « de la
vérité ; ainsi Nietzsche dénoncera-t-il ce besoin « de vérité à tout prix « ( le Gai savoir). Il
faut toujours se méfier d'un dogmatisme excessif et outrecuidant.
Toutefois, le relativisme est inconsistant dans la mesure où il clôt le dialogue. Alors ne
faudrait-il pas revenir à une tonne de sagesse socratique ainsi qu'au moment libérateur et
stimulant pour la pensée, du doute cartésien?
 

Liens utiles