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Sur le traité de Lausanne

Publié le 04/04/2013

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En 1923, Jacques Ancel, spécialiste de l’histoire bulgare et de l’Orient, publie un ouvrage intitulé Manuel historique de la question d’Orient. Ce livre paraît peu après la signature du traité de Lausanne. Avec le recul, l’historien s’interroge sur la notion de stabilité mise en avant dans le traité, que beaucoup jugent définitivement acquise, grâce à l’engagement de la SDN à faire respecter le traité. S’il souscrit en partie à cette analyse, il n’omet pas, cependant, de rappeler que la persistance d’intérêts concurrentiels entre grandes nations contribue à déstabiliser les équilibres politiques et territoriaux encore fragiles dans cette région du monde.

Réflexions à propos du traité de Lausanne

 

Le traité de Lausanne clôt-il la question d’Orient ? Il réinstalle le gouvernement turc en Europe, dans la Thrace dépeuplée de Grecs, sur les Détroits ; il expulse de Constantinople les Anglais qui s’en croyaient les maîtres, il omet les intérêts politiques et navals des Russes, il néglige les intérêts financiers et spirituels de la France. En renvoyant aux calendes grecques la solution des problèmes sur lesquels l’accord immédiat ne pouvait se faire — attribution de Mossoul, statut des minorités, mode de paiement de la Dette, concessions de chemins de fer — il ajourne les difficultés. Né de la lassitude européenne, il se présente comme un acte de foi dans la justice d’une Turquie limitée et assagie. C’est aussi une tentative de règlement par l’exclusion de la puissance russe, dont dépend, somme toute, la stabilité du monde oriental. Cependant la Russie acquiesce à la convention des Détroits (Rome, 14 août). Ni les armes ni la diplomatie ne peuvent écarter les facteurs permanents de la politique orientale. Cette histoire de la question d’Orient a permis précisément de discerner ces éléments stables. Mais, parce qu’ils ont été, seront-ils toujours ? I. La question d’Orient est en premier lieu l’histoire de la formation des États balkaniques : cette formation fut d’abord intellectuelle, puis politique, finalement territoriale. 1° Dans un empire ottoman, qui, à la fin du XVIIIe siècle, englobe en Europe tous les peuples balkaniques, apparaissent des nations ; une littérature, généralement religieuse, parfois aussi laïque, inspirée le plus souvent des idées d’affranchissement semées par la Révolution française, dresse les titres de ceux qu’unit une communauté de civilisation, marquée par une identité de langage. Ainsi des Renaissances serbo-croate, hellénique, roumaine, bulgare, albanaise, plus tard turque, précèdent toute agitation, tout soulèvement des peuples. 2° L’appui prêté à ces révoltes par les armées ou la diplomatie de l’Europe permet à ces nations de constituer des États : tour à tour une Serbie, une Grèce, une Roumanie, une Bulgarie, une Albanie, enfin une Turquie anatolienne apparaissent, d’abord autonomes, puis indépendantes. Partout l’éducation politique est lente ; l’État s’installe d’abord dans les formes de la monarchie constitutionnelle, européanisation superficielle : il reste la proie de familles, de clans, et, derrière eux, des grandes puissances « protectrices «. Cependant peu à peu, grâce au manque de traditions monarchiques, aristocratiques, il s’achemine vers la démocratie paysanne. 3° Ces États naissent dans de minuscules cellules : ils tendent à occuper le cadre entier de leurs régions naturelles. Née dans la Choumadia boisée, la Serbie, de bassin en bassin, remonte la Morava, descend le Vardar, route centrale des Balkans, puis, par l’intermédiaire de la Bosnie, sœur de langue, de la Mésopotamie serbe, génératrice de sa culture, s’agrège le karst adriatique stérile mais accouplé à la plaine bordière et fertile du Nord. La petite Grèce péninsulaire de 1829 élabore d’étape en étape l’empire égéen des côtes et des Îles. Les Roumanies jumelées de 1856, par-delà la Montagne karpatique, suivent les chemins de leurs pâtres, rejoignent la Transylvanie, foyer de civilisation traditionnel. La Bulgarie, longtemps asservie à la glèbe dans les plaines proches de Stamboul, y naît et y atteint aisément son cadre territorial : la diplomatie ou la force ne créent de temps à autre que des Bulgaries artificielles, aussi vite déchues que dressées. Allégés des nations chrétiennes, les États musulmans prennent corps, l’Albanie dans les vallées montagnardes de l’Ouest, la Turquie dans les steppes de l’Est, de Thrace, unies au plateau anatolien. À l’heure actuelle il n’y a plus place pour la formation de nouveaux pays. II. La question d’Orient est ensuite l’histoire de l’intervention à leur profit des puissances européennes. 1° Si l’on essaie de déterminer les forces qui ont suscité cette intervention, nous trouvons avant tout des traditions verbales, sans doute héritières d’intérêts moraux et matériels, mais qui avec le temps se roidissent dans une formaliste rigueur : les diplomaties de Pétersbourg, de Londres, de Paris n’arrivent point à se dégager de formules enfantées au XVIIIe siècle, voire à l’époque des croisades, « mer libre «, « route des Indes «, « protectorat catholique « ; la force des mots perpétue des traditions politiques, donc des raisons d’intervention. Une crise intérieure, provoquée par la révolte d’un peuple, ébranle-t-elle l’empire ottoman, nous assistons à une résurrection de cette logomachie diplomatique. Sans doute le mysticisme chrétien et velléitaire d’Alexandre Ier, le panslavisme agressif de l’entourage d’Alexandre II ne semblent point afficher le même programme, pas plus que le doctrinarisme asiatique d’un lord Curzon ne se contente du panbritannisme maritime d’un Palmerston : mais ce sont toujours des concepts dogmatiques, qui, pour changer leurs modes d’application, n’en restent pas moins les prisonniers d’un verbalisme intangible. 2° Toute la force de ces théories a résidé dans leur étai géographique : la « mer libre « pour la Russie, c’est la révolte contre cette fatalité géographique, qui emprisonne cet empire continental dans des mers closes dont un étranger tient le verrou ; la « route des Indes « pour l’Angleterre, c’est la nécessité de remédier par l’étirement des escales maritimes à la longueur démesurée de cette thalassocratie mondiale ; le « protectorat catholique «, héritage des « gesta Dei per Francos «, qui n’a plus de sens au XIXe siècle où les catholiques ottomans sont une minorité infime, c’est l’affirmation du « mare nostrum «, de l’hégémonie intellectuelle sur la Méditerranée où, de Marseille aux Échelles, les villes marchandes parlent le « franc «. Tant que ces contingences géographiques purent négliger un empire ottoman religieusement autoritaire, administrativement vermoulu, elles déterminaient une politique qui ne trouvait de résistances que dans la concurrence même de ces programmes enchevêtrés : un empire britannique, qui prétend monopoliser les voies méditerranéennes, se heurte tour à tour à l’empire français, qui jalonne de ses postes Égypte, Corfou, Illyrie, les chemins de l’Orient, à l’empire russe qui veut fracturer les Détroits, s’échapper de la mer Noire, à l’empire allemand qui « pousse « son second, l’empire austro-hongrois, vers Salonique, ou qui exige la domination du Berlin-Byzance-Bagdad. Les rivalités même neutralisaient les convoitises. 3° Au fur et à mesure que l’empire ottoman s’effrite, se dérobe le point d’appui géographique qui donnait à ces idées impérialistes une forme concrète, une base territoriale. Les États, affranchis avec l’aide des grandes puissances, cessèrent d’être des auxiliaires qui ouvraient les voies, se convertirent en obstacles. Les peuples balkaniques s’émancipent de la tutelle européenne : témoin l’Union balkanique de 1912, la politique jeune turque depuis 1914. Les diplomates, esclaves des formules, ne renoncent point au but, tout en se faufilant par d’autres voies. Les Tsars rétrécissent petit à petit leur empire balkanique : le grand « empire grec « de Catherine II fait place, un siècle plus tard, au modeste « empire bulgare « ; plus réaliste, Tchitchérine songe seulement à édifier sur les ruines de l’empire ottoman un « mur mitoyen « entre le monde anglais et le monde russe. L’Angleterre, qui durant un siècle se préoccupe de tenir les escales méditerranéennes, arabes et persiques, prétend y ajouter les étapes terrestres : elle a défendu contre une Russie menaçante l’« intégrité « ottomane ; la Russie défaillante, elle veut Constantinople, Bakou, Bagdad. Mais sa politique continentale, moins heureuse que sa politique maritime, rencontre la résistance des Soviets russes, de la nation turque : le traité de Lausanne vient de consacrer sa défaite en Arménie, à Constantinople, à Smyrne ; d’autres difficultés l’attendent en Égypte, en Mésopotamie, en Palestine. L’éphémère empire allemand, dont les banques et les chemins de fer dressaient les jalons sur les transversales balkaniques, anatoliennes, s’appuyait sur la carte, négligeait les peuples : la nation serbe révéla la menace et fut la pierre d’achoppement du pangermanisme envahisseur. La France, qui a dominé la Méditerranée par sa marine, voit se lever la puissance maritime italienne, jeune mais orgueilleuse, pour lui contester le protectorat catholique et envier, à côté des sables libyens, la prospérité tunisienne ; l’expansion spirituelle française est menacée par la Turquie même : le traité de Lausanne doit la passer sous silence. Si l’empire économique des États-Unis se profile, il affiche la « porte ouverte « ; les compagnies pétrolières anglaise, américaine, qui convoitent les gisements d’Asie, doivent s’entendre et non plus combattre. Il semble que le XXe siècle ne soit plus l’ère des hégémonies. À cet égard le traité de Lausanne, renvoyant à la Société des Nations les difficultés d’application, est une sauvegarde d’avenir : c’est « sous la garantie de la Société des Nations « que sont placés les droits des minorités non musulmanes (art. 44) ; c’est à des commissions ou arbitres désignés par la Société des Nations que ressortiront les contestations relatives à l’échange des populations (convention du 30 janvier, art. 11), aux minorités (traité, art. 42), à la Dette ottomane (art. 47-48), aux chemins de fer de Thrace (art. 107), à l’hygiène des pèlerinages (art. 118) ; c’est elle qui a sous ses « auspices « la Commission internationale des Détroits (convention des Détroits, art. 15) ; c’est elle qui assurera la protection de la liberté des Détroits, la sécurité des zones démilitarisées, et ce « par tous les moyens « (art. 18). La Société des Nations — c’est là une innovation capitale des actes de Lausanne — fait son entrée dans la police de l’Orient.

 

 

Source : Ancel (Jacques), Manuel historique de la question d'Orient, Paris, Librairie Delagrave, 1923.

 

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