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HUMAINES (SCIENCES)

Publié le 02/04/2015

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HUMAINES (SCIENCES)

La dénotation du concept d'homme est double ; il s'agit d'abord d'une espèce animale, mais il s'agit aussi d'un être déterminé par rapport à des productions qui semblent uniques en leur genre (langage, société, connaissance, etc.). Cette dualité rend le concept de science humaine ambigu : rapporté à la nature, l'homme n'offre aucune particularité, ce n'est que rapporté à la culture qu'il présente une originalité pour la connaissance. Au sens propre, les sciences

humaines concerneraient essentiellement les phénomènes culturels, c'est pourquoi on leur donnait au XIXe siècle le nom de sciences de l'Esprit. Cette appellation a l'inconvénient de se rattacher à une thèse ontologique concernant la spécificité du phénomène humain ; elle n'échappe pas à l'ambiguïté soulignée plus haut : il semble par exemple facile de rapporter la pratique médicale à la biologie et d'en faire une science naturelle ; la médecine cependant est aussi science humaine, non parce qu'elle s'occupe de l'homme, mais en ce qu'elle a affaire à des phénomènes traditionnellement rapportés à l'esprit (ex. : maladies mentales). La référence « humaine « ne suffit pas à définir les sciences humaines ; la référence « science « non plus,: on peut certes opposer l'anthropologie kantienne (1) à une démarche scienti­fique reposant sur l'établissement des faits, sur des mesures, etc., mais le modèle de scientificité donné par les sciences de la nature ne peut définir la psychanalyse ou la linguistique.

Comprendre le phénomène récent que constitue le développement des disciplines aussi différentes que la sociologie, l'ethnologie, la psycha­nalyse, la linguistique ou la psychologie, nécessite qu'on parte de leur existence même, afin de mettre en lumière les obstacles épistémo­logiques qu'elles ont dû surmonter pour se constituer, et les conditions de cette constitution.

1. Obstacles épistémologiques

1 — La transcendance. Le premier obstacle à la constitution des sciences humaines est la valeur accordée à l'homme dans un univers ordonné par la volonté divine. Si l'homme tient son être et agit en fonction de l'ordre cosmique, il ne saurait être pour lui-même objet d'investigations ou de manipu­lations, ce qu'il est et ce qu'il fait dépend des fins voulues par le créateur. C'est pourquoi paradoxalement les sciences humaines ne deviennent possibles que par la désacralisation du monde, c'est-à-dire par la constitution des sciences physiques. Voir Galilée.

2 — Le concept d'homme. L'âge classique qui désacralise la nature fait de l'homme un sujet et se donne pour modèle de scientificité une science de la nature, ayant pour fondement l'expérimentation, la causalité et la mesure des quantités. Cela a deux conséquences ; la première semblant positive : la séparation radicale du sujet et de l'objet dans les sciences de la nature met en lumière la spécificité du premier, et par là permet qu'il soit lui-même objet d'une connaissance propre (2). La seconde est nécessairement néga­tive : comme sujet, 1 homme n'est pas une partie de la nature, c'est un être libre échappant au réseau des causalités naturelles. Les normes épistémologiques dessciences physiques lui deviennent inapplicables : il échappe au principe de causalité, il n'est pas déterminé quantita­tivement. En outre, c'est la séparation radicale de l'objet à

connaître et du sujet de la connaissance qui assure aux sciences leur objectivité. Comment cette objectivité pourrait-elle être préservée si l'observateur et ce qui est observé sont le même être ? Telle est, par exemple, l'objection que Comte fait à la psychologie introspective. Aussi l'idée même de sciences humaines a-t-elle rencontré de grandes oppositions (voir Bergson) ; c'est pourquoi l'école allemande (Dilthey, 1833-1911) fait des sciences humaines les sciences de l'Esprit, et leur donne une fonction originale : « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique. «

3 — La normativité. En définissant les sciences pratiques (morale, politique) comme celles qui ont pour but la perfection de l'agent, Aristote leur donnait à connaître non ce qui est, mais de déterminer en quelque sorte ce qui doit être. Cette orientation a pesé lourdement sur les sciences humaines qui ont longtemps été conçues comme normatives. La Grammaire générale de Port-Royal (XVIIe siècle), par exemple, ne se propose pas comme but de connaître le fonctionnement du langage, mais comment on doit parler et penser. Cet aspect normatif se concilie à l'âge classique avec l'exigence descriptive de la science par la médiation d'une certaine idée de nature (3). Dans tous les phénomènes humains (droit, société, religion, langage), il y a deux parts : l'une qui provient de la nature humaine, et constitue l'essence du phénomène en question, l'autre qui provient des circonstances, et est arbitraire. En décrivant cette nature, les classiques satisfont à l'exigence d'universalité de la scientificité, tout en proposant une norme absolue, mais laissent de côté comme inessentiel tout ce qui justement aux yeux des modernes sera l'objet des sciences humaines.

4 — L'historicisme. L'un des obstacles les plus importants et les plus subreptices rencontrés par les sciences humaines, c'est l'idée que leurs objets sont des singularités historiques. Il s'ensuit nécessairement que la connaissance qu'elles apportent est non seulement sans valeur universelle, mais totalement inutile à l'action. Hegel, par exemple, affirme que, la connaissance d'une figure de l'esprit n'est possible qu'après le déploiement et la mort de celle-ci. Le jeune Marx critique l'économie politique classique parce qu'elle prétend illégitimement « éterniser « ses catégories, s'occupant uniquement à calculer des quantités et ignorant la spécificité historique des formes sous lesquelles elles apparaissent. Pourtant si l'histoire était pour les sciences humaines non le simple champ empirique où elles prennent leurs exemples et vérifient leurs hypothèses, mais le lieu où apparaissent sans cesse des objets éphémères, elles n'auraient de sens que par rapport à une fin historique ; ce qui signifierait que les lois qu'elles établissent seraient uniquement celles d'un progrès vers un but nécessaire, et qu'elles n'atteidraient leur univer­salité et leur absoluité de science qu'en posant l'achèvement de l'histoire.

2.   Les sciences humaines et leur objet

Rompre avec la transcendance le concept d'homme, la normativité et l'historicisme : telle est la condition permettant l'apparition de véritables sciences humaines. Plusieurs déplacements conceptuels ont permis cette rupture. Saussure, par exemple, ne rapporte pas comme les classiques le langage aux idées qui sont dans l'esprit de chacun et à la possibilité de les communiquer, mais à la masse parlante dans son ensemble ; il ne se propose pas de donner les règles de la correction linguistique, mais de décrire la vie normale d'un idiome déja constitué ; il ne prétend pas s'occuper de la seule réalité empirico-historique, mais construit un objet abstrait, la langue, système des rapports constituant les lois de cette réalité. La psychologie ne cherche plus à savoir comment l'esprit de l'homme parvient à la connaissance du monde, mais, par exemple, comment une classe d'individus, définis par certains paramètres, réagit en telles et telles circonstances définis­sables et répétables. Nos sciences humaines n'ont ni le même type d'objectivité ni les mêmes méthodes, et une épisté­mologie tant de leur forme globale que de chacune d'elles est encore à naître. On peut néanmoins repérer quelques polarités conceptuelles caractéristiques.

Dans plusieurs d'entre elles, un rôle essentiel est joué par le concept d'inconscient  il ne s'agit souvent pas du concept élaboré par Freud, et, de Lévi-Strauss à Lacan, son contenu varie largement. On peut dire cependant que sa fonction reste la même : assurer que les sciences humaines s'occupent d'un ordre de faits indépendants de la conscience et de la volonté du sujet individuel qui, en tant qu'il relève de la science en question, n'a de sens que par cet ordre (que celui-ci soit règle de linguistique, regle de parenté, ou l'inconscient psychanalytique lui-même). Beaucoup d'entre elles affectent de considérer leurs objets comme un système de signes : pour Lacan, l'inconscient est structuré comme un langage ; pour Lévi-Strauss, le système de parenté est un réseau de communication. Soutenir que l'objet des sciences humaines est d'ordre symbolique c'est rejeter la définition idéologique qui en faisait les sciences de l'Esprit, et produire un nouveau type d'objectivité qui 'n'emprunte rien aux sciences de la nature, et pourtant ne renie pas leur matérialisme.

Il faut reconnaître enfin que le développement des mathéma­tiques modernes n'est pas étranger a l'essor contemporain des sciences humaines ; il est désormais acquis qu'elles ne s'appliquent pas seulement à une région privilégiée de l'Être, figures géométriques ou rapport numérique, rangés sous le nom de quantités. Certaines sciences humaines (économie, psychologie, sociologie) utilisent les mêmes techniques mathématiques que la physique (fonctions numériques, matrices, calcul différentiel, probabilité), d'autres utilisent

plutôt les structures algébriques ou encore la théorie des automates (4). C'est peut-être l'unité problématique de ces trois polarités conceptuelles qu'on a essayé ces dernières années de penser sous le concept ambigu de structure.

·        On comprendra mieux maintenant le paradoxe relevé au début de cet article : si la référence « humaine « ne suffit pas à définir les sciences humaines, c'est tout simplement qu'elles n'ont pas l'homme pour objet, mais l'inconscient, la langue, la parenté, etc. Les sciences humaines sont inhumaines (5), peut-être parce que la nature humaine, le concept d'homme produit par l'âge classique est un

mythe. Elles sont exposées à deux types de critique ; les uns leur reprocheront d'oublier cette nature humaine, et en déterminant, par exemple, les règles de mariage dans une société, de ne pas rendre compte de ce qui pousse cet homme et cette femme à s'aimer (6) ; les autres, en

remarquant le rôle que jouent les psychologues et les socio­logues dans les entreprises (en sélectionnant le personnel, en

améliorant les relations de travail) les accusent de participer à l'aliénation de l'homme par l'homme (7). Si notre analyse

est exacte, la première critique est sans objet ; la seconde est plus profonde, mais peut-elle recevoir une réponse interne

aux sciences humaines ?

1.Kant donne pour tâche à la philosophie de répondre aux questions « Que puis-je savoir, que puis-je faim que puis-je espérer ? « qui, selon lui se ramènent à la question « Qu'est-ce que l'homme ? «

2.C'est dans l'espace culturel de l'âge classique que l'histoire, l'économie politique, la grammaire, la psychologie prennent leur essor.

3.Voir Lumières (philosophie des) : Montesquieu seul a une attitude différente.

4.Voir machine, Chomsky.

5.Foucault, Les Mots et les choses.

6.Cf. la réaction des existentialistes face au structuralisme.

 

7.Cf. Marcuse, L'Homme unidimensionnel, 1, 4.

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