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Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1796) / Discours du vieillard tahitien

Publié le 18/09/2010

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Introduction : Le navigateur français Bougainville publia en 1771 un Voyage autour du monde pour raconter son expédition maritime à Tahiti, île initialement découverte par l’anglais Wallis en 1767. Diderot, auteur des Lumières ayant notamment participé à L’Encyclopédie, écrit un dialogue intitulé Supplément au Voyage de Bougainville en réaction à ce récit de voyage. L’auteur y brosse le tableau d’une société océanienne idéale qu’il faudrait protéger de la prétendue civilisation ; un sage Tahitien, dans ses adieux à Bougainville et ses compagnons, y condamne l’intrusion des Européens et prédit le sort de l’île que les Français s’approprient en 1769.

Pbq : Comment le discours du vieillard dénonce-t-il la colonisation européenne ?

 

I) L’art de persuader : la stratégie argumentative du vieillard

 

a) L’organisation du discours :

      • 2 paragraphes, l’un dans lequel le vieillard s’adresse aux Tahitiens (« ô Otaïtiens «, « vous «), l’autre adressé à Bougainville et ses compagnons (« Et toi, chef des brigands «).

      • L’étude des pronoms laisse apparaître des oppositions très tranchées : dans le 1er§, entre « vous « et « ils, eux « => les Tahitiens opprimés/ les Européens oppresseurs cf. « vous servirez sous eux « ; dans le 2d §, entre « tu « (pfs « vous «) et « nous « => Bougainville (voire les Européens)/ la communauté tahitienne victime des méfaits de la colonisation.

      • Stratégie fondée sur l’antithèse : honnêteté des Tahitiens mise en parallèle avec les exactions des Européens (« nous sommes heureux «/ « tu ne peux que nuire à notre bonheur «).

 

b) l’ethos de l’orateur et sa stratégie (1er §)  (il s’agit de l’image que le locuteur donne de lui-même dans son discours pour établir sa crédibilité) :

      • Il s’appuie sur son âge (symbole de sagesse et de clairvoyance cf. « un air sévère «) pour renforcer son propos : « je ne verrai point «, « je touche à la fin de ma carrière «. L’évocation de sa mort prochaine peut aussi toucher son auditoire.

      • Il utilise au début le registre pathétique (« pleurez «, « malheureux «) + apostrophes « ô Otaïtiens ! ô mes amis « (ton paternel et amical).

      • Il se pose en prophète (« je vous annonce «) pour mettre en garde les Tahitiens contre les Européens : utilisation du futur (« ils reviendront «, « vous les connaîtrez mieux «), anaphore de « un jour «. Rythme ternaire et gradation « vous enchaîner, vous égorger, vous assujettir «. Tout cela, allié aux termes « calamité «, « funeste avenir «, contribue à dramatiser son propos et montre qu’il cherche à donner une leçon aux Tahitiens et à provoquer une prise de conscience. A la fin du premier discours, appel à la révolte sous-entendu : suggère que le seul moyen de s’en sortir serait de tuer Bougainville et ses compagnons. Même chose dans « Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? « : s’adresse indirectement aux habitants de l’île.

 

c) Un ton offensif et polémique (2d §) :

      • Discours commence par une apostrophe méprisante (tutoiement + périphrase) à l’égard de Bougainville et ses compagnons (« Et toi, chef des brigands «). De même, « ces hommes « avec le démonstratif qui traduit le dédain du vieillard. Ensuite, anaphore de « Tu « qui fait du texte un réquisitoire contre Bougainville.

      • Nombreux impératifs (« écarte «, « laisse-nous «) qui traduisent l’assurance du vieillard et la violence de son propos. Même effet produit par les exclamations (« ce pays est à toi ! «) et les questions rhétoriques (« Avons-nous pillé ton vaisseau ? « etc.).

 

II) Le réquisitoire contre les Européens

 

a) Les Européens vus comme des bourreaux :

      • Des êtres caractérisés par la violence : « méchants «, « fureurs «, « égorger «, « sang «, etc. Rythme ternaire et gradation « vous enchaîner, vous égorger, vous assujettir «. Allusion aux outils de la conquête : le « morceau de bois « et le « fer «, synecdoques pour le crucifix (motifs religieux invoqués pour la conquête) et l’épée (allusion aux conversions forcées).

      • Des êtres sans aucune morale : hypocrisie (« un jour, vous les connaîtrez mieux «) ; des êtres « corrompus « et « vils «, « ambitieux et méchants «. Bafouent la morale chrétienne (« le Tahitien est ton frère «).

 

b) Dénonciation de la colonisation :

      • La conquête présentée comme quelque chose de cruel et d’illégitime : « faire des esclaves «, voc. du vol (« le vol de toute une contrée «, « t’emparer comme de la brute «).

      • L’affirmation « ce pays est à nous « donne à réfléchir sur les fondements de la propriété du sol et sur la légitimité de la colonisation cf. « ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? «.

      • Raisonnement par l’absurde (une situation peu vraisemblable est envisagée pour faire réfléchir) : « si un Tahitien débarquait…. qu’en penserais-tu ? «. L’auteur envisage une colonisation inverse pour démontrer l’absurdité de tels comportements.

      • Paradoxes dans le comportement des Européens : « tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! «

      • La colonisation semble desservir les deux camps : parallélisme : « elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs «.

 

c) Dénonciation des valeurs européennes :

      • Le vieillard cherche à les dénoncer comme de fausses valeurs : « ce que tu appelles notre ignorance «, « je ne sais quelle distinction du tien et du mien «. (modalisations de l’énoncé = subjectivité, appréciation). Traduit le caractère relatif des valeurs et des civilisations.

      • Caractère superficiel, vain, des Européens, qui s’attachent à de « méprisables bagatelles «. Idée que les Européens ont oublié la nature et que la civilisation corrompt l’individu cf. « distinction du tien et du mien « : la propriété comme point de départ des malheurs des hommes. (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, que de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne. «).

      • Conclusion : « inutiles lumières «. Mais ce n’est pas le point de vue de Diderot, plutôt l’occasion de se livrer au genre de l’utopie et de développer le mythe du « Bon sauvage «, en vogue au XVIIIe. (idée que l’homme primitif, vivant au contact de la nature, est foncièrement bon)(Rousseau notamment).

 

III) L’éloge de la vie naturelle

 

a) Valorisation des Tahitiens :

      • Nombreux adjectifs mélioratifs : « innocents «, « sages «, « honnêtes « (avec comparatifs « plus « pour marquer leur supériorité sur les Européens) => mise en valeur des vertus morales des Tahitiens. Asyndète « nous sommes innocents, nous sommes heureux « qui traduit un rapport de cause à conséquence : innocence associée au bonheur. (cf. mythe du Bon sauvage). C’est leur vertu qui perdra les Tahitiens, puisqu’ils font confiance aux Européens alors qu’ils devraient les tuer.

      • Antithèse : « nous sommes libres «/ « esclavage « qui montre les méfaits de la colonisation.

      • Hospitalité et tolérance des Tahitiens : « Avons-nous pillé ton vaisseau ? « ; « nous avons respecté notre image en toi «. (rappel des événements passés). Valeurs chrétiennes partagées par les « sauvages «.

      • Image de l’homme naturel : « nous suivons le pur instinct de la nature «.

 

b) Une société idéale :

      • Présentation d’une utopie : c’est une société tahitienne idéale et non réelle qui intéresse Diderot (pas de réalisme). Image d’une société collectiviste primitive.

      • Absence de propriété privée : « tout est à tous «, y compris les femmes.

      • Pas d’agressivité : ce sont les Européens qui ont apporté la violence (avec l’idée de propriété) : « Elles ont commencé à se haïr «.

      • Egalité des hommes : « ton frère «, « deux enfants de la nature «.

      • La vie sauvage sort valorisée de la comparaison avec la civilisation européenne.

Conclusion : Le vieillard – avec l’éloquence et les convictions de Diderot- dénonce la colonisation, injuste, immorale, violente face à un monde libre, simple, et tolérant. L'art oratoire prêté par le philosophe au vieillard fait triompher le point de vue de ce dernier, celui de l'esprit des Lumières, c'est à dire le combat pour la liberté, la tolérance et l'égalité.

 

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