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De la poésie de Raymond Queneau, Christian Prigent écrit dans Ceux qui merdrent qu'elle "n'est pas d'abord à apprécier en termes positifs: elle est à évaluer dans l'ordre de [la négation radicale et sombre], de la noirceur sardonique de son humeur". En vous appuyant sur une lecture des deux dernières sections du recueil L'instant fatal, vous expliciterez ces propos.

Publié le 05/05/2011

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Une orthographe à la fois phonétique et fantaisiste, une alliance d'archaïsme et d'argot et une jonglerie verbale, voilà ce qui tisse la toile de fond de L'instant fatal. Un curieux mélange certes, une poésie nébuleuse qui peut, au premier abord, paraître énigmatique. Mais il serait bien réducteur de la cantonner à une poésie gouailleuse, simple prétexte à des acrobaties verbales. La poésie quenelienne offre, à travers un humour déroutant, un ostensible aperçu des angoisses obsessionnelles de Raymond Queneau et des valeurs poétiques qu'il défend. On comprend alors aisément que Christian Prigent considère que cette poésie «n'est pas d'abord à apprécier en termes positif«. Dans cet optique, on peut donc se demander quels éléments permettent de faire de la poésie de Queneau une sorte d'anti-poésie teintée de noirceur sardonique. De la noirceur au cynisme, l'auteur dénonce l'insoutenable condition humaine avec un humour caustique parfois déconcertant. Il nie les valeurs surréalistes, démystifiant l'art poétique et faisant d'une ritournelle le porte-parole de la poésie du lucide. Il réussit à conquérir son écriture et, de déformation en transformation, il compose un nouveau langage poétique; animé par cette nécessaire création d'un nouveau langage, il va jusqu'à inventer un véritable idiolecte.   

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« d'être mortel» («Tous les droits»).

L'humain, impuissant, est condamné à être spectateur de la vie qui «s'en vas'écoulant», «s'épuisant», «s'éteignant» («Si la vie s'en va») vers cette «mort si proche» («Toute une biographie»).Queneau dénonce donc l'impossibilité de freiner l'hémorragie du temps qui court inéluctablement vers une mortcertaine, enfermant son oeuvre dans un cercle sans fin.

Mais, comme le souligne Georges-Emmanuel Clancier dans lapostface de L'instant fatal, «le cercle n'emprisonne que du néant».

Ce néant qui devient presque palpable dans lesdeux dernières sections.

Néant de la poésie d'abord, qui se résume pour ainsi dire à rien, qui est, comme le poètel'affirme, «bien peu de chose» (premier poème de «Pour un art poétique»).

Néant de la vie ensuite et de toutes sesprétendues valeurs, puisque les humains tolèrent l'intolérable: «puisque vous dites oui aux misères des hommes» («Ad'autres»).

Toutes ces supposées valeurs sont donc rendues à leur état d'inanité par la «chanson du néant» («Jecrains pas ça tellment») et le poète se retrouve «en face de rien/de rien du tout/du néant» (huitième poème dePour un art poétique).

Tout dans la vie est éphémère, même la vie elle-même, et tout finit par disparaître, parretourner au néant: «Tout plaisir s'efface» («Complainte»); «les vivants et les morts/à la fin s'évaporent» («Lesvivants et les morts»).

L'association des vivants et des morts englobe l'intégralité de l'existence et de la «non-existence», induisant l'idée qu'absolument tout s'évapore.La poésie quenelienne se fait alors porte-parole du néant et de toutes les craintes caractéristiques des humains.

Onpeut bien sûr considérer qu'il s'agit là d'une sorte de thérapie contre la crainte de la mort: «cette oeuvre créée àpartir de la conscience du vide n'est-elle pas une défense contre le vertige?» demande Georges-Emmanuel Clancier.En effet, la mort n'apparaît pas ici comme quelque chose de redoutable.

Bien au contraire, elle semble risible:«toujours l'instant fatal viendra pour nous distraire» («L'instant fatal»); «Je suis si mort déjà que je puis rire auxlarmes» («Le havre de grâce»).

Et comme le dit Montaigne: «La mort ne vous concerne ni mort ni vif : vif parce quevous êtes ; mort parce que vous n'êtes plus.».

Que nous importe la mort, puisque lorsqu'elle advient nous cessonsd'être, et perdons par là même notre conscience.

En ce sens, nous ne nous rendrons même pas compte que noussommes morts.

Queneau reprend cette idée dans «Le gai rétameur» où il demande : «Qui sait si l'on meurt».

Notrepropre mort ne peut donc nous affecter, alors pourquoi la craindre? C'est pourquoi le poète ne «crain[t] pas çatellment».Même s'il s'agit ici plus d'une négation de la mort que de la vie, cette poésie réduit tout de même à néant lesillusions consolantes qui bercent les hommes.

En effet, si la poésie de Queneau affirme que nous n'avons rien àcraindre de la mort, elle dénonce également la cruauté de la vie, puisque seuls les vivants peuvent ressentirl'angoisse et «l'excès de l'absence» («Je crains pas ça tellment») que laissent derrière eux ceux que la mort afauché.

C'est eux encore qui entendent «le cri des absents» («Une fleur mauve»), qui portent des «chaînes» etsubissent «tant de malheurs et tant de peines» («Tant de sueur humaine»).Bien qu'elle se fasse thérapie contre la crainte de la mort, la poésie quenelienne n'en demeure pas moins teintée denoir.

Noir certes, mais d'une noirceur sardonique, portée par l'humour corrosif du poète. L'humour quenelien se fait en effet adversaire de la mort et du néant et parvient à éclaircir cette poésieenténébrée.

On note un foisonnement considérable de jeux de mots.

Tout d'abord dans le quatrième poème de«Pour un art poétique», où le vers «Nos noms nos mots nos herbes» devient à la fin du poème «nos noms nos motset nos malherbes», formant ainsi un jeu de mot sur le poète grammairien Malherbe.

Il en est de même pour «larousse» qui constitue un calembour sur le nom propre Larousse, auteur du Grand Dictionnaire, d'autant plus que levocable «dictionnaire» est présent dans le vers suivant.

Puisque le poème sonne comme une exhortation à nommer(«nos monts» que l'on peut lire comme «nommons»), on peut également y lire le nom du poète lui-même en mettantbout à bout les syllabes initiales des vers 2, 3 et 4 : « sè », « que », « nos » (c'est Queneau).

Dans le même esprit,l'expression «sansonnet» désignant un étourneau, peut être comprise comme «sans sonnet» ou «cent sonnets»,dans le onzième poème de la section «Pour un art poétique».

Dans ce même poème, l'adjectif «épique» qui suit le«hérisson» ne peut que susciter l'idée des piquants, attributs du hérisson.

Dans «Evolution», l'expression «que-veux-tu» deviens «queue-veux-tu», portant ainsi une connotation grivoise en adéquation avec le verbe «procréer» qui laprécède.

De même, dans «Trains dans la banlieue ouest», les premières strophes jouent sur l'opposition entre«court» (le verbe courir, mais on entend aussi l'adjectif «court») et «longues».Ce contorsionniste des mots se joue du langage avec un humour parfois railleur.

C'est la cas du neuvième poème de«Pour un art poétique» où il promet un poème «pour la postérité?», pour finalement lui offrir un triple juron:«à/la/postérité/j'y dis merde et remerde/et reremerde».

La présence des blancs interstrophiques ne faitqu'accentuer l'effet comique de la chute, et la fin du poème sonne comme une satisfaction personnelle du poèted'avoir dupé la postérité, et par là même le lecteur qui en fait partie: «drôlement feintée/la postérité/qui attendaitson poème/ah mais».Le comique naît également de l'insolite de certaines occurrences issues du langage parlé populaire, que l'on nes'attendrait pas à trouver dans un poème.

En effet, bien que peu nombreuses, elles suffisent à irradier les poèmeset à les arracher à la morosité qui les guette.

Ainsi, on trouve dans la poésie quenelienne l'expression «bon dieu» etle verbe «entuber» (cinquième poème de «Pour un art poétique»), le verbe «barber» (septième poème de «Pour unart poétique), l'interjection «fichtre» (neuvième poème de «Pour un art poétique»), un lit «percuté par la morve»(dixième poème de «Pour un art poétique»), une «gueule ed' de travers» et l'adjectif «foutu» («L'instant fatal»), unpoète qui «reste sur le cul» et «déconne» («Vieillir»), «lmonde [qui] va sfairfoutre» («Ombre d'un doute»),l'expression «bayer aux corneilles» («Les vivants et les morts»), le terme «son lard» désignant familièrement lagraisse humaine («Tous les droits»), le verbe transitif «se gourer» («Si tu t'imagines»), la comparaison de l'heureavec «un bourrin» («Je crains pas ça tellment»), le juron «con» et l'expression «pour des prunes» («Complainte»),l'emploi du vocable «poire» pour désigner le visage humain («Les malheureux»), le mot «pelletée» («L'espècehumaine»), le verbe «foutre» («Si la vie s'en va»), la «tronche» du poète («Sans délire»), «l'espèce de connerie»(«Toute une biographie»), le verbe «cocotter» («Le ciel s'est couvert»), «des godasses» et une «putain» («Saint-ouen's blues»), des «cons» encore, des «trous du cul», des «mioches», «la marmaille» et «des chiards»(«Evolution»), le verbe «pisser» et «les pisseuses» («Retour à la terre»).

L'humour, carapace ou plutôt scaphandrier. »

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