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La rhétorique et les passions

Publié le 28/03/2015

Extrait du document

Mais il y a toujours un risque de représentation imaginaire quand on renvoie un comportement à la passion censée l'expliquer.

 

Car une objection dirimante se présente alors invariablement : une conduite peut être simulée, de sorte que la supposition de la passion censée alors l'accompagner peut s'avérer tout à fait illusoire.

 

La rhétorique ne vient donc pas se surajouter aux passions, qu'elle utiliserait prétendument comme le matériau affectif de ses agencements langagiers : invoquer des passions, c'est déjà faire de la rhétorique, c'est-à-dire vouloir faire exister des fictions, quand une explication mécaniste immanente aux «commencements intérieurs« suffirait amplement.

 

Loin des vices qui nous irritent, on en parle avec moins d'indignation ; loin des maux qui nous touchent, le coeur est moins ému.

 

Depuis que je ne vois plus les hommes, j'ai presque cessé de haïr les méchants.

 

D'ailleurs le mal qu'ils m'ont fait à moi-même m'ôte le droit d'en dire d'eux.

 

Ce passage très remarquable noue d'une manière singulière le mal, la passion et la vertu, si elle veut n'être pas réactive : ce qui fait que nous ne pouvons éviter les passions, c'est que nous ne pouvons empêcher que, dans la vie sociale, les autres aient l'initiative et nous blessent, au moins par maladresse.

 

L'alternative à la passion est en vérité à chercher en amont de toute affectivité : dans le fait que la socialité ne réunit que des êtres dénaturés.

 

Toutefois, la passion peut être atténuée («moins ému«) même si la hantise de ta ressemblance avec l'agent de notre pâtir nous menace indéfiniment d'être seulement réactifs.

 

D'où il suit que la rhétorique des passions, mise en scène au théâtre, ne peut manquer de tromper de tels êtres.

 

Toute la critique rous-seauiste de la nocivité des passions représentées est suspendue à cette assertion que les humains sont entrés dans leur particularité par le fait de leur dénaturation : à l'origine, on pouvait dire que «l'homme est un«, mais nous n'avons même plus ce rapport à l'origine que permet d'ordinaire l'expérience du sacré.

 

La rhétorique convient donc par excellence à «l'homme modifié«, selon une formule de Rousseau, parce qu'elle suppose que la possibilité de déterminer si mon partenaire feint, ou pas, de sentir ce qu'il affiche est une possibilité de peu d'importance.

 

Les tropes sont pour la parole l'équivalent des gestes pour le corps : ils peuvent être contrefaits tout comme ceux-là demeurent matière à exercice ; la rhétorique est ainsi une véritable logique de l'insincérité, qui dénature jusqu'à ce qui semblait infalsifiable chez l'homme naturel, à savoir ses émotions.

 

Rousseau reste un classique en ce qu'il veut désespérément maintenir la priorité de la valeur des termes sur la valeur des rapports, alors qu'une passion n'est jamais qu'une manière de se rapporter à ce que l'on sent.

 

Tous les hommes éprouveraient bien les mêmes passions s'ils étaient encore pleinement humains, mais la vie en société contribue depuis longtemps à les différencier.

 

Le goût pour ce dispositif est un indice d'une sensibilité émoussée, qui recherche ainsi des excitations de plus en plus rares à trouver.

 

Pourtant nul n'irait bientôt plus au théâtre s'il n'était assuré d'avoir quelque chance de ressentir (car il s'agit bien là d'une conduite de répétition) une stimulation propre à l'étourdir.

 

Ce postulat implique le refus d'imaginer le retour à un état initial du dispositif émotionnel, mais pose au contraire en principe implicite une théorie des seuils, où le palier d'excitation s'élève au fil de ta répétition des jouissances.

 

Il n'y a de culture que par ce qui se maintient et seul le passage à l'intériorité permet cette maintenance.

 

La passion est poétique parce que toute action est prosaïque, devant composer avec la «réalité des choses«.

 

Mais la valorisation du «faire« qui semble s'opérer par le biais de la poétisation de la passion est en vérité une exaltation de l'agir (rappelons que faire laisse un produit, quand agir disparaît dans l'acte).

 

« La passion elle doit être subie pour pouvoir délivrer son savoir propre.

La rhéto­ rique peut ainsi prétendre se fonder sur une universalité au moins équi­ valente à celle de la rationalité.

Historiquement, cette ambivalence de la condition humaine a pris notamment la figure de l'antagonisme entre philosophie et sophistique, car cette dernière tradition a manifestement accompagné les premiers pas de la rhétorique judiciaire.

Porté au plan des concepts, ce conflit se reformule dans l'opposition de la conviction et de la persuasion: si les humains ne se réglaient que sur la Raison, l'exercice des seules procédures de conviction serait suffisant.

Et même le processus d'édu­ cation comporterait en priorité des exercices d'apprentissage rationnel.

de sorte qu'en un sens précis les «philosophes seraient rois» -selon l'une des branches de la fameuse alternative platonicienne -puisque le domaine de la formation deviendrait leur royaume, eux qui ont pour première tâche de classer l'importance des dispositifs éducatifs.

Pourtant, il faut convenir de deux faits : d'une part que les moyens de persuasion sont efficaces et qu'on peut fléchir un être humain en s'inté­ ressant à ses émotions ; d'autre part que les arguments rationnels eux-mêmes sont inégalement convaincants, de sorte que c'est parfois l'affectivité qui nous fait choisir l'un d'eux.

Il convient même d'imaginer la possibilité qu'il y ait un pathos du logos, c'est-à-dire une présence des émotions dans la Raison elle-même, de sorte que la partition envi­ sagée au début de la philosophie n'introduirait en réalité qu'une pré­ cision illusoire.

En effet, on sait que Platon propose une première version de ce que les contemporains nommeront « division du sujet » : pour comprendre les motivations contraires que nous ressentons avant certains actes, la supposition d'une partition de l'âme paraît fondée.

Cependant Platon maintient la thèse d'une unité de principe pour l'âme, sans quoi le «gouvernement de soi » deviendrait impossible : « On aurait tort de dire de l'archer que ses mains repoussent et attirent l'arc en même temps ; mais on dit très bien que l'une de ses mains le repousse et l'autre l'attire » (République, Livre IV, 439 c).

Platon ne juge donc pas d'emblée nécessaire de recourir au concept de passion, qu'il n'uti­ lise du reste pas dans ce passage, car il considère que l'opposition de deux actions simultanées (tirer et pousser) est une opération suffisante pour introduire une intelligibilité dans cette affaire.

Nous nous trouvons donc devant un caractère problématique du fait de la persuasion : on doit admettre que certains individus changent d'opinion quand on parvient à leur faire ressentir ce qu'a dû éprouver une personne pour agir comme elle l'a fait, mais l'admettre ne suffit pas à le faire comprendre.

L'efficacité rhétorique semble incompréhen­ sible dans le contexte d'une prédominance de l'élément rationnel dans l'être humain, mais l'hypothèse alternative de la subordination de cet élément ne permet alors plus de faire du logos un principe de direction.

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