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Beaumarchais (1732-1799) - Le mariage de Figaro, V, 3 (Monologue de Figaro)

Publié le 03/03/2011

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beaumarchais

   Le comte Almaviva, maître de Figaro, convoite la fiancée de celui-ci, Suzanne. Croyant que Suzanne a donné rendez-vous au comte, Figaro espère surprendre cette rencontre. Seul, la nuit, il médite sur son sort. En retraçant l'itinéraire de sa vie, il trace un portrait peu élogieux de la société dans laquelle il vit.    Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier! Qu'avez-vous fait pour tant de biens? vous vous êtes donné la peine de naître et rien de plus : du reste, 5 homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu, perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes; et vous voulez jouter1 !... [...] Que je voudrais bien tenir un de ces puissants 10 de quatre jours, si légers sur le mal qu'ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil! je lui dirais... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui 15 redoutent les petits écrits, (il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire2, on me met un jour dans la rue; et comme il faut dîner, quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il 20 s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions3, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle, en mes écrits, ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit4, ni de l'Opéra, ni des autres spectacles, 25 ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et, croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou! je vois s'élever 30 contre moi mille pauvres diables à la feuille5; on me supprime; et me voilà derechef sans emploi! — Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place, mais par malheur j'y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler ; je me fais 35 banquier6 de pharaon : alors, bonnes gens! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que pour gagner du bien, le savoir-faire vaut 40 mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde; et vingt brasses7 d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un dieu bienfaisant m'appelle à mon premier état8.        1. Rivaliser. — 2. Figaro a été mis en prison. — 3. Produits.— 4. Des gens influents. — 5. Journalistes. — 6. Celui qui, au jeu de Pharaon (jeu semblable au baccara) tient la banque. — 7. Environ 30 mètres. — 8. Figaro était barbier.

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