Devoir de Philosophie

Claude Duchet : Pour une socio-critique

Publié le 29/03/2011

Extrait du document

Un territoire se définit par des frontières : celles du texte sont mouvantes. Dans le cas d'un roman, le titre, la première et la dernière phrases sont tout au plus des repères entre texte et hors-texte. En fait jaquette et couverture ont déjà parlé le texte, situé son contenu et son mode d'écriture, déjà distingué « littérature « et « sous-littérature «, nouveau roman et roman nouveau, déjà choisi le lecteur sans lequel il n'y aurait pas de texte du tout. Autour du texte donc une zone indécise, où il joue sa chance, où se définissent les conditions de la communication, où se mêlent deux séries de codes : le code social, dans son aspect publicitaire, et les codes producteurs ou régulateurs du texte. Les variantes éventuelles appartiennent aussi à la zone textuelle. Y sont lisibles certaines des conditions de production du texte, son effort vers la cohérence, la trace des pressions culturelles [...]. De l'autre côté du texte, mais liés à lui par la pratique sociale de la lecture, qui rend un texte indissociable des formes de culture ou d'enseignement par quoi il est transmis, la glose des « scholiastes « \ tous les méta-langages ou médiations qui le font « littérature «. Il n'y a pas de texte « pur «. Toute rencontre avec l'œuvre, même sans prélude, dans l'espace absolu entre livre et lisant, est déjà orientée par le champ intellectuel où elle survient. L'œuvre n'est lue, ne prend figure, n'est écrite qu'au travers d'habitudes mentales, de traditions culturelles, de pratiques différenciées de la langue, qui sont les conditions de la lecture. Nul n'est jamais le premier lecteur d'un texte, même pas son « auteur «. Tout texte est déjà lu par la « tribu sociale «, et ses voix étrangères — et familières — se mêlent à la voix du texte pour lui donner volume et tessiture 2. L'on m'opposera que la parole de l'écrivain est « ad hominem « 3, que la seule question légitime est « que peut la littérature pour moi «, que la lecture est plaisir et investigation du plaisir. Il s'agit là d'une autre dimension, vécue, de la lecture, d'un rapport privé et privilégié (lui-même produit culturel), d'un bon usage de la lecture qui peut être l'auto-analyse : « l'œuvre me lit «. Mais elle lit aussi l'histoire et quelle que soit la qualité de la lecture, celle-ci ne peut, selon nous, échapper à son statut social, si l'on veut bien admettre que les conditions de réception d'un texte le créent en partie. C'est pourquoi le bout d'un texte n'est pas sa fin, mais l'attente de sa lecture, le début de son pourquoi, de son vers quoi. Au bout de la Recherche, la recherche commence, « dans le temps «, et le roman se recommence [...]. Mais le début d'un texte n'est pas non plus son commencement : un texte ne commence jamais, il a toujours commencé avant. Pour une socio-critique, ou variations sur un incipit, Littérature, n° 1, 1971.

1. Les commentaires ajoutés au texte de la Bible, par extension tous les commentaires. 2. Tessiture : en musique, l'ensemble des notes qui reviennent le plus souvent dans un morceau et qui lui donnent sa texture, son registre, sa tonalité. 3. Pour un homme, adressé à un seul.

Liens utiles