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« LA MUTATION DES SCIENCES ET DES TECHNIQUES EXIGE LA MUTATION INTERNE DES DOCTRINES ET DES HOMMES »

Publié le 12/08/2011

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La nouvelle révolution scientifique et technique exige, pour y répondre, la plus radicale révolution de l'histoire des hommes. D'abord parce que les fins mêmes de la culture sont déplacées. Désormais au coeur même de la production matérielle, et non en marge, peuvent se développer, et pour un nombre d'homme qui ne cessera de croître, les aptitudes à la synthèse, au renouvellement et à l'interrogation qui caractérisaient naguère la culture d'une e élite humaniste «. La culture de la dimension spécifiquement humaine de l'homme devient la condition première du développement. Tout ce que la religion et l'art avaient situé à côté ou au-delà du travail, en dehors de lui, en devient le centre : et d'abord les dimensions spécifiquement humaines de la subjectivité et de la transcendance. La mutation a contraint, par exemple, les plus lucides des chrétiens et des marxistes à un dialogue exigeant qui les a aidés à repenser et approfondir, dans les conditions de notre temps, cette spécificité humaine. Pour les chrétiens, si le christianisme a cultivé en eux le souci de la subjectivité, une longue tradition les avait trop souvent conduits à réduire la subjectivité à la seule intériorité. Leur foi était alors condamnée à s'évaporer en pure piété personnelle. Un dialogue exigeant avec le marxisme les a aidés à redonner à leur foi sa dimension historique et sociale, sa dimension active, militante. Pour les marxistes, que les conditions historiques du développement de leur doctrine avaient conduits à mettre, à juste titre, l'accent sur les moments objectifs de la réalité historique et de la lutte sociale, la subjectivité avait été trop souvent réduite à n'être que le reflet historique de la réalité objective et de son mouvement. Un dialogue exigeant avec le christianisme les a aidés à découvrir, dans le marxisme, celui de Marx et de Lénine, le rôle capital de l'initiative historique des masses auquel la conscience théorique donna sa pleine efficacité. En ce qui concerne la transcendance, les marxistes... la niaient et la rejetaient en bloc, en raison de toutes les tendances à l'irrationalisme et à la thaumaturgie qui l'ont constamment parasitée dans la tradition religieuse. Une confrontation sérieuse avec la conception spécifiquement chrétienne, biblique, de l'homme les a amenés à distinguer la signification essentielle de la transcendance de ses conceptions aliénées et mystifiées. Ils ont pu ainsi cerner la transcendance, non comme attribut d'un Dieu, mais comme dimension spécifiquement humaine de l'homme, comme émergence du nouveau, comme moment du dépassement dialectique. Par une significative action en retour, les chrétiens ont été amenés à commencer la désaliénation de leur foi, à se demander si la religion n'est pas une aliénation de la foi. Ils sont désormais de plus en plus nombreux à concevoir la transcendance non comme un principe d'ordre mais comme un principe de liberté, et à vivre leur foi, non pas comme résignation mais comme révolte, comme rupture révolutionnaire avec le donné. ... Le problème entier de l'homme et de sa formation se trouve ainsi posé. Par une juste réaction contre le formalisme des « humanités « traditionnelles, qui tombaient en dehors de la vie, l'on a tendance à ne vouloir plus fonder l'enseignement que sur la science de la nature objective. Du grand rationalisme cartésien au petit rationalisme positiviste, une même trajectoire descendante a conduit à éliminer la subjectivité propre de l'homme, comme si le subjectif n'était qu'un reflet ou un enregistrement d'un « donné « objectif. Or, il n'a jamais été plus apparent qu'aujourd'hui que nous vivons au contraire dans un monde créé par l'homme, dans une nature entièrement humanisée, et la première tâche d'un humanisme scientifique de notre temps, c'est d'aider chacun à ressaisir, dans la longue marche de l'humanité, les moments de la création humaine qui ont fait cette nature, c'est de faire revivre en chacun, sous une forme condensée, l'aventure créatrice de l'humanité dans la connaissance et la transformation du monde. L'esthétique, au sens profond de réflexion sur l'acte créateur de l'homme et sur ses conditions, devient ainsi un moment essentiel de la formation de l'homme, comme pédagogie de l'invention. Une esthétique de la « modernité «, c'est-à-dire une esthétique de la grande inversion, une esthétique qui n'est plus fondée sur le principe aristotélicien de la mimésis, de l'imitation d'une nature donnée, mais une esthétique « non aristotélicienne «, comme dit Brecht, fondée sur la distanciation et la participation interne et créatrice du lecteur, de l'auditeur, du spectateur, qui doit reprendre pour son compte les suggestions multiples de l'oeuvre, ses problèmes, ses défis, pour élaborer les variantes du futur. Un tel art peut être une propédeutique de la révolution nécessaire. Car le problème n'est pas, comme il l'a été pendant des millénaires, de former un certain type d'homme adapté aux exigences d'un ordre social stable, mais de préparer l'homme à se former lui-même, tout au long de sa vie, à se recréer lui-même dans un monde en incessante et rapide métamorphose. Il s'agit, écrit Radovan Richta, de « faire de l'objet de l'éducation le sujet de sa propre éducation «. Cela même implique un changement des moyens de l'éducation comme de ses fins. Si, de plus en plus, l'éducation permanente prend le pas sur l'école, jusqu'ici chargée de transmettre un système de connaissances et de donner les éléments d'un apprentissage valable en principe toute la vie, si les recyclages périodiques deviennent de plus en plus fréquents, le principe ancien de l'enseignement, en raison de la croissance rapide du nombre des enseignants, aboutirait très vite à cette absurdité : la moitié de la nation enseignerait à l'autre moitié, le recyclage des enseignants eux-mêmes aggravant encore le paradoxe! Il faut donc envisager que les mass media électroniques viennent au secours de l'école, que l'apprentissage des éléments permettant d'utiliser l'ordinateur, et le maniement de cet ordinateur, deviennent l'éducation première de base, comme la lecture et le calcul, et qu'à partir de là l'essentiel de l'éducation se fasse par la télévision et le magnétoscope, les « cours « de la plus haute qualité étant ainsi transmis et visualisés pour des millions d'enfants, d'hommes et de femmes, à n'importe quel âge de leur vie. Ainsi seulement chacun peut être habité par les plus hautes créations de la science, de la technique, de la vie de l'esprit, et être initié à la création, créé créateur. Ainsi seulement chacun pourra être familiarisé avec les problèmes de la construction de l'avenir, être informé des questions, des objectifs, des options possibles et de leurs variantes, dans l'élaboration des perspectives à long terme, être associé activement à une élaboration, se sentir, selon le rêve de Jaurès, un collaborateur efficace de la civilisation universelle. Tel est l'homme nouveau qu'il faut apprendre à naître : - un militant de la révolution contre toutes les aliénations, - un poète de la création contre l'entropie.

Roger GARAUDY. Le Grand tournant du socialisme, Chap. I. Editions Gallimard, 1969.

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