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Le nabab, tome II XXIII.

Publié le 11/04/2014

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Le nabab, tome II XXIII. MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.--DERNIERS FEUILLETS Je consigne ici, à la hâte et d'une plume bien agitée, les événements effroyables dont je suis le jouet depuis quelques jours. Cette fois, c'en est fait de la Territoriale et de tous mes songes ambitieux... Protêts, saisies, descentes de la police, tous nos livres chez le juge d'instruction, le gouverneur en fuite, notre conseil Bois-l'Héry à Mazas, notre conseil Monpavon disparu. Ma tête s'égare au milieu de ces catastrophes... Et dire que, si j'avais suivi les avertissements de la sage raison, je serais depuis six mois bien tranquille à Montbars en train de cultiver ma petite vigne, sans autre souci que de voir les grappes s'arrondir et se dorer au bon soleil bourguignon, et de ramasser sur les ceps, après l'ondée, ces petits escargots gris excellents en fricassée. Avec le fruit de mes économies, je me serais fait bâtir au bout du clos, sur la hauteur, à un endroit que je vois d'ici, un belvédère en pierres sèches comme celui de M. Chalmette, si commode pour les siestes d'après-midi, pendant que les cailles chantent tout autour dans le vignoble. Mais non. Sans cesse égaré par des illusions décevantes, j'ai voulu m'enrichir, spéculer, tenter les grands coups de banque, enchaîner ma fortune au char des triomphateurs du jour; et maintenant me voilà revenu aux plus tristes pages de mon histoire, garçon de bureau d'un comptoir en déroute, chargé de répondre à une horde de créanciers, d'actionnaires ivres de fureur, qui accablent mes cheveux blancs des pires outrages, voudraient me rendre responsable de la ruine du Nabab et de la fuite du gouverneur. Comme si je n'étais pas moi aussi cruellement frappé avec mes quatre ans d'arriéré que je perds encore une fois, et mes sept mille francs d'avances, tout ce que j'avais confié à ce scélérat de Paganetti de Porto-Vecchio. Mais il était écrit que je viderais la coupe des humiliations et des déboires jusqu'à la lie. Ne m'ont-ils pas fait comparoir devant le juge d'instruction, moi, Passajon, ancien appariteur de Faculté, trente ans de loyaux services, le ruban d'officier d'Académie... Oh! quand je me suis vu montant cet escalier du Palais de Justice, si grand, si large, sans rampe pour se retenir, j'ai senti ma tête qui tournait et mes jambes s'en aller sous moi. C'est là que j'ai pu réfléchir, en traversant ces salles noires d'avocats et de juges, coupées de grandes portes vertes derrière lesquelles s'entend le tapage imposant des audiences; et là-haut, dans le corridor des juges d'instruction, pendant mon attente d'une heure sur un banc où j'avais de la vermine de prison qui me grimpait aux jambes, tandis que j'écoutais un tas de bandits, filous, filles en bonnet de Saint-Lazare, causer et rire avec des gardes de Paris, et les crosses de fusil retentir dans les couloirs, et le roulement sourd des voitures cellulaires. J'ai compris alors le danger des combinazione, et qu'il ne faisait pas toujours bon de se moquer de M. Gogo. Ce qui me rassurait pourtant, c'est que, n'ayant jamais pris part aux délibérations de la Territoriale, je ne suis pour rien dans les trafics et les tripotages. Mais expliquez cela. Une fois dans le cabinet du juge, en face de cet homme en calotte de velours, qui me regardait de l'autre côté de la table avec ses petits yeux à crochets, je me suis senti tellement pénétré, fouillé, retourné jusqu'au fin fond des fonds, que, malgré mon innocence, eh bien! j'avais envie d'avouer. Avouer, quoi? je n'en sais rien. Mais c'est l'effet que cause la justice. Ce diable d'homme resta bien cinq minutes entières à me fixer sans parler, tout en feuilletant un cahier surchargé d'une grosse écriture qui ne m'était pas inconnue, et brusquement il me dit, sur un ton à la fois narquois et sévère: «Eh bien! monsieur Passajon... Y a-t-il longtemps que nous n'avons pas fait le coup du camionneur?» Le souvenir de certain petit méfait, dont j'avais pris ma part en des jours de détresse, était déjà si loin de moi, que je ne comprenais pas d'abord; mais quelques mots du juge me prouvèrent combien il était au courant de l'histoire de notre banque. Cet homme terrible savait tout, jusqu'aux moindres détails, jusqu'aux choses les plus secrètes. Qui donc avait pu si bien l'informer? Avec cela, très bref, très sec, et quand je voulais essayer d'éclairer la justice de quelques observations sagaces, XXIII. MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.--DERNIERS FEUILLETS 93 Le nabab, tome II une certaine façon insolente de me dire: «Ne faites pas de phrases,» d'autant plus blessante à entendre, à mon âge, avec ma réputation de beau diseur, que nous n'étions pas seuls dans son cabinet. Un greffier assis prés de moi écrivait ma déposition, et derrière, j'entendais le bruit de gros feuillets qu'on retournait. Le juge m'adressa toutes sortes de questions sur le Nabab, l'époque à laquelle il avait fait ses versements, l'endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s'adressant à la personne que je ne voyais pas: «Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l'expert.» Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la table. C'était M. Joyeuse, l'ancien caissier d'Hemerlingue et fils. Mais je n'eus pas le temps de lui présenter mon hommage. «Qui a fait ça? me demanda le juge en ouvrant le grand-livre à l'endroit d'une page arrachée... Ne mentez pas, voyons.» Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant jamais des écritures. Pourtant je crus devoir signaler M. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout seul pendant des heures à la comptabilité. Là-dessus, le petit père Joyeuse s'est fâché tout rouge: «On vous dit là une absurdité, monsieur le juge d'instruction... M. de Géry est le jeune homme dont je vous ai parlé... Il venait à la Territoriale en simple surveillant et portait trop d'intérêt à ce pauvre M. Jansoulet pour faire disparaître les reçus de ses versements, la preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté... Du reste, M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explications nécessaires.» Je sentis que mon zèle allait me compromettre. «Prenez garde, Passajon, me dit le juge très sévèrement... Vous n'êtes ici que comme témoin; mais si vous essayez d'égarer l'instruction, vous pourriez bien y revenir en prévenu... (Il avait vraiment l'air de le désirer, ce monstre d'homme!...) Allons, cherchez, qui a déchiré cette page?» Alors, je me rappelai fort à propos que, quelques jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m'avait fait apporter les livres à son domicile, où ils étaient restés jusqu'au lendemain. Le greffier prit note de ma déclaration, après quoi le juge me congédia d'un signe, en m'avertissant d'avoir à me tenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il me rappela: «Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci. Je n'en ai plus besoin.» Il me tendait les papiers qu'il consultait, tout en m'interrogeant; et qu'on juge de ma confusion, quand j'aperçus sur la couverture le mot «Mémoires» écrit de ma plus belle ronde. Je venais de fournir moi-même des armes à la justice, des renseignements précieux que la précipitation de notre catastrophe m'avait empêché de soustraire à la rafle policière exécutée dans nos bureaux. Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut de mettre en morceaux ces indiscrètes paperasses; puis, réflexion faite, après m'être assuré qu'il n'y avait dans ces Mémoires rien de compromettant pour moi, au lieu de les détruire, je me suis décidé à les continuer, avec la certitude d'en tirer parti un jour ou l'autre. Il ne manque pas à Paris de faiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que des histoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas fâchés de m'acheter un petit cahier de renseignements. Ce sera ma façon de me venger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvé mêlé pour ma honte et pour mon malheur. Du reste, il faut bien que j'occupe mes loisirs. Rien à faire au bureau, complètement désert depuis les investigations de la justice, que d'empiler des assignations de toutes couleurs. J'ai repris les écritures de la XXIII. MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.--DERNIERS FEUILLETS 94

« une certaine façon insolente de me dire: «Ne faites pas de phrases,» d'autant plus blessante à entendre, à mon âge, avec ma réputation de beau diseur, que nous n'étions pas seuls dans son cabinet.

Un greffier assis prés de moi écrivait ma déposition, et derrière, j'entendais le bruit de gros feuillets qu'on retournait.

Le juge m'adressa toutes sortes de questions sur le Nabab, l'époque à laquelle il avait fait ses versements, l'endroit où nous tenions nos livres, et tout à coup, s'adressant à la personne que je ne voyais pas: «Montrez-nous le livre de caisse, monsieur l'expert.» Un petit homme en cravate blanche apporta le grand registre sur la table.

C'était M.

Joyeuse, l'ancien caissier d'Hemerlingue et fils.

Mais je n'eus pas le temps de lui présenter mon hommage. «Qui a fait ça? me demanda le juge en ouvrant le grand-livre à l'endroit d'une page arrachée...

Ne mentez pas, voyons.» Je ne mentais pas, je n'en savais rien, ne m'occupant jamais des écritures.

Pourtant je crus devoir signaler M. de Géry, le secrétaire du Nabab, qui venait souvent le soir dans nos bureaux et s'enfermait tout seul pendant des heures à la comptabilité.

Là-dessus, le petit père Joyeuse s'est fâché tout rouge: «On vous dit là une absurdité, monsieur le juge d'instruction...

M.

de Géry est le jeune homme dont je vous ai parlé...

Il venait à la Territoriale en simple surveillant et portait trop d'intérêt à ce pauvre M.

Jansoulet pour faire disparaître les reçus de ses versements, la preuve de son aveugle, mais parfaite honnêteté...

Du reste, M. de Géry, longtemps retenu à Tunis, est en route pour revenir, et pourra fournir, avant peu, toutes les explications nécessaires.» Je sentis que mon zèle allait me compromettre. «Prenez garde, Passajon, me dit le juge très sévèrement...

Vous n'êtes ici que comme témoin; mais si vous essayez d'égarer l'instruction, vous pourriez bien y revenir en prévenu...

(Il avait vraiment l'air de le désirer, ce monstre d'homme!...) Allons, cherchez, qui a déchiré cette page?» Alors, je me rappelai fort à propos que, quelques jours avant de quitter Paris, notre gouverneur m'avait fait apporter les livres à son domicile, où ils étaient restés jusqu'au lendemain.

Le greffier prit note de ma déclaration, après quoi le juge me congédia d'un signe, en m'avertissant d'avoir à me tenir à sa disposition. Puis, sur la porte, il me rappela: «Tenez, monsieur Passajon, remportez ceci.

Je n'en ai plus besoin.» Il me tendait les papiers qu'il consultait, tout en m'interrogeant; et qu'on juge de ma confusion, quand j'aperçus sur la couverture le mot «Mémoires» écrit de ma plus belle ronde.

Je venais de fournir moi-même des armes à la justice, des renseignements précieux que la précipitation de notre catastrophe m'avait empêché de soustraire à la rafle policière exécutée dans nos bureaux. Mon premier mouvement, en rentrant chez nous, fut de mettre en morceaux ces indiscrètes paperasses; puis, réflexion faite, après m'être assuré qu'il n'y avait dans ces Mémoires rien de compromettant pour moi, au lieu de les détruire, je me suis décidé à les continuer, avec la certitude d'en tirer parti un jour ou l'autre.

Il ne manque pas à Paris de faiseurs de romans sans imagination, qui ne savent mettre que des histoires vraies dans leurs livres, et qui ne seront pas fâchés de m'acheter un petit cahier de renseignements.

Ce sera ma façon de me venger de cette société de haute flibuste où je me suis trouvé mêlé pour ma honte et pour mon malheur. Du reste, il faut bien que j'occupe mes loisirs.

Rien à faire au bureau, complètement désert depuis les investigations de la justice, que d'empiler des assignations de toutes couleurs.

J'ai repris les écritures de la Le nabab, tome II XXIII.

MÉMOIRES D'UN GARÇON DE BUREAU.—DERNIERS FEUILLETS 94. »

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