L'homme Qui Rit Le loup, sous la table, soupait, inattentif à ce qui n'était point son os.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
mur s'appelait le mur d'Effroc ou Effroc-Stone.
York, quand elle était saxonne, s'appelait Effroc.
La légende
contait qu'un duc d'Effroc s'était noyé au pied de ce mur.
L'eau en effet y était assez profonde pour un duc.
A
mer basse il y avait encore six bonnes brasses.
L'excellence de ce petit mouillage attirait les navires de mer, et
la vieille panse de Hollande, dite la Vograat, venait s'amarrer à l'Effroc-Stone.
La Vograat faisait directement
une fois par semaine la traversée de Londres à Rotterdam et de Rotterdam à Londres.
D'autres coches
partaient deux fois par jour, soit pour Deptfort, soit pour Greenwich, soit pour Gravesend, descendant par une
marée et remontant par l'autre.
Le trajet jusqu'à Gravesend, quoique de vingt milles, se faisait en six heures.
La Vograat était d'un modèle qu'on ne voit plus aujourd'hui que dans les musées de marine.
Cette panse était
un peu une jonque.
En ce temps-là, pendant que la France copiait la Grèce, la Hollande copiait la Chine.
La
Vograat, lourde coque à deux mâts, était cloisonnée étanche perpendiculairement, avec une chambre très
creuse au milieu du bâtiment et deux tillacs, l'un l'avant, l'autre à l'arrière, pontés ras, comme les vaisseaux de
fer à tourelle d'aujourd'hui, ce qui avait l'avantage de diminuer la prise du flot sur le navire dans les gros
temps, et l'inconvénient d'exposer l'équipage aux coups de mer, à cause de l'absence de parapet.
Rien
n'arrêtait au bord celui qui allait tomber.
De là de fréquentes chutes et des pertes d'hommes qui ont fait
abandonner ce gabarit.
La pause Vograat allait droit en Hollande et ne faisait même pas escale à Gravesend.
Une antique corniche de pierre, roche autant que maçonnerie, longeait le bas de l'Effroc-Stone, et, praticable
à toute mer, facilitait l'abord des bateaux amarrés au mur.
Le mur était de distance en distance coupé
d'escaliers.
Il marquait la pointe sud de Southwark.
Un remblai permettait aux passants de s'accouder au haut
de l'Effroc-Stone comme au parapet d'un quai.
De là on voyait la Tamise.
De l'autre côté de l'eau, Londres
cessait.
Il n'y avait plus que des champs.
En amont de l'Effroc-Stone, au coude de la Tamise, presque vis-à-vis le palais de Saint-James, derrière
Lambeth-House, non loin de la promenade appelée alors Foxhall (vaux-hall probablement), il y avait, entre
une poterie où l'on faisait de la porcelaine et une verrerie où l'on faisait des bouteilles peintes, un de ces
vastes terrains vagues où l'herbe pousse, appelés autrefois en France cultures et mails, et en Angleterre
bowling-greens.
De bowling-green, tapis vert à rouler une boule, nous avons fait boulingrin.
On a
aujourd'hui ce pré-là dans sa maison; seulement on le met sur une table, il est en drap au lieu d'être en gazon,
et on l'appelle billard.
Du reste, on ne voit pas pourquoi, ayant boulevard (boule-vert), qui est le même mot que bowling-green,
nous nous sommes donné boulingrin.
Il est surprenant qu'un personnage grave comme le dictionnaire ait de
ces luxes inutiles.
Le bowling-green de Southwark s'appelait Tarrinzeau-field, pour avoir appartenu jadis aux barons Hastings,
qui sont barons Tarrinzeau and Mauchline.
Des lords Hastings, le Tarrinzeau-field avait passé aux lords
Tadcaster, lesquels l'avaient exploité en lieu public, ainsi que plus tard un duc d'Orléans a exploité le
Palais-Royal.
Puis le Tarrinzeau-field était devenu vaine pâture et propriété paroissiale.
Le Tarrinzeau-field était une sorte de champ de foire permanent, encombré d'escamoteurs, d'équilibristes, de
bateleurs, et de musiques sur des tréteaux, et toujours plein d'imbéciles qui «viennent regarder le diable»,
comme disait l'archevêque Sharp.
Regarder le diable, c'est aller au spectacle.
Plusieurs inns, qui prenaient et envoyaient du public à ces théâtres forains, s'ouvraient sur cette place fériée
toute l'année et y prospéraient.
Ces inns étaient de simples échoppes, habitées seulement le jour.
Le soir le
tavernier mettait dans sa poche la clef de la taverne, et s'en allait.
Un seul de ces inns était une maison.
Il n'y
avait pas d'autre logis dans tout le bowling-green, les baraques du champ de foire pouvant toujours
disparaître d'un moment à l'autre, vu l'absence d'attache et le vagabondage de tous ces saltimbanques.
Les
bateleurs ont une vie déracinée.
L'homme Qui Rit
LIVRE TROISIÈME.
COMMENCEMENT DE LA FÊLURE 182.
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