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Mon désir de posséder un tel récit n'était pas très différent du désir qu'avait mon grand-père de croire aux histoires du voisin juif ou de la benne polonaise.

Publié le 06/01/2014

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Mon désir de posséder un tel récit n'était pas très différent du désir qu'avait mon grand-père de croire aux histoires du voisin juif ou de la benne polonaise. Les deux étaient motivés par un besoin de croire à une histoire qui, aussi horrible fût-elle, donnait un sens à leurs morts - qui ferait qu'ils seraient morts de quelque chose. Jack Greene m'a dit autre chose, ce soir-là : ses propres parents, comme Shmiel, avaient espéré pouvoir mettre leur famille à l'abri, obtenir des visas ; mais, en 1939, la liste d'attente pour obtenir des papiers était de six ans (et six ans plus tard, tout le monde était mort, a-t-il ajouté). Comme je suis quelqu'un de sentimental, j'aimerais croire - nous ne le saurons jamais, bien sûr - que mon grand-père, ses frères et ses soeurs, ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour Shmiel et sa famille. Ce que nous savons, au moins, c'est que, en 1939, rien de ce qu'ils auraient pu faire n'aurait pu les sauver. Pendant tout notre voyage, j'avais été déçu parce que aucune des histoires dont j'avais entendu parler n'était confirmée par ce que nous pouvions entendre et voir ; pendant tout le voyage, j'avais désiré un récit passionnant. C'était seulement en écoutant Jack Greene que j'ai compris que j'étais à la recherche de la mauvaise histoire - l'histoire de la façon dont ils étaient morts, plutôt que celle dont ils avaient vécu. Les circonstances particulières des vies qu'ils avaient vécues étaient, inévitablement, les choses impossibles à mémoriser qui font la vie quotidienne de chacun. C'est seulement lorsque la vie quotidienne prend fin - quand le fait de savoir que vous allez mourir dans trois mois plutôt que le lendemain ressemble a une oasis de « sécurité » - que de tels détails perdus paraissent rares et beaux. L'histoire réelle, c'était le fait qu'ils avaient été des gens ordinaires, qu'ils avaient vécu et qu'ils étaient morts, comme tant d'autres. Et une fois de plus, nous avons appris qu'il existe encore, chose surprenante, beaucoup plus de preuves de ces vies et de ces morts ordinaires que vous ne l'aviez imaginé au départ. C'est pour cette raison que, lorsque j'ai commencé à penser que je ne pouvais pas tout apprendre par téléphone de cette nouvelle source d'informations si riche et si inattendue, lorsque Jack, comme s'il avait lu dans mes pensées, a dit que je devrais vraiment venir en Australie passer un peu de temps avec lui et son frère, et, il me le disait à présent, deux autres survivants de Bolechow qui vivaient là-bas, que j'ai su que j'irais. Ils y avaient vécu, ils les avaient connus, et je savais qu'il me fallait les voir. L'homme qui avait surgi de nulle part pour me raconter en un coup de téléphone plus que tout ce que ma famille avait jamais su, cet homme, qui me faisait penser à mon grand-père quand il parlait, était sorti avec la petite Ruchele ; et sa mère avait été tuée le même jour qu'elle. Nous étions liés, désormais, à Jack par des liens d'amour et de mort. Il y avait aussi un autre facteur : Alors je devrais vraiment venir en Australie ? ai-je demandé à Jack à la fin de notre conversation, ce soir-là. N'hésitez pas, a-t-il répondu... (D'accord, je n'hésiterai pas ! ai-je coupé, avec l'envie de lui faire plaisir, comme si j'avais essayé de faire plaisir à mon grand-père.) ... parce que je ne vais pas faire long feu. L'Australie a donc été pour nous l'étape suivante. Et c'est en Australie, quand nous avons rencontré Jack Greene et les quatre autres Juifs de Bolechow qui avaient choisi, après la guerre, de s'installer dans ce continent éloigné, aussi loin qu'il est possible de l'être de la Pologne, que les contours de l'histoire sont enfin devenus plus précis et que nous avons pu obtenir les détails concrets que nous avions tant désirés, connaître les circonstances particulières qui transforment les statistiques et les dates en une histoire. Quelle était la couleur de la maison, comment elle tenait son sac  à main. Et puis, l'Australie nous a entraînés en Israël, où nous avons rencontré Reinharz et Heller, et d'Israël nous avons été conduits à Stockholm, où nous avons fait la connaissance de Mme Freilich, et de Stockholm nous sommes retournés en Israël, d'Israël nous sommes repartis pour le Danemark, où nous avons rencontré Kulberg et son remarquable récit. A la fin, nous avons eu notre histoire. Mais il y avait un fait particulier, concret, que je connaissais déjà, concernant une des Jäger de Bolechow, avant même que nous nous lancions dans tous ces voyages et que nous rencontrions tous ces gens. Nous savions, comme je l'ai dit, que Ruchele Jäger, la troisième fille de Shmiel, était morte au cours de la première Aktion, soit le 28, soit le 29 octobre 1941. Nous ne savons pas, et nous ne pouvons pas le savoir exactement, quel âge elle avait exactement : pour une raison quelconque, les Archives nationales polonaises à Varsovie, qui possèdent les certificats de naissance de ses deux soeurs aînées, ne peuvent retrouver ceux de Ruchele et de sa soeur cadette, Bronia. Jack Greene pense qu'elle avait seize ans, et c'est probablement vrai. Mais je sais de façon certaine, je le sais comme un fait, et je n'ai pas besoin d'archives qui me disent que c'est vrai : je sais que Ruchele a dû naître après le 3 septembre 1923. Je le sais parce que c'est le jour où une autre jeune femme nommée Rachel, Ruchele, est morte. Parce que les Juifs d'Europe de l'Est ne donnent à leurs enfants que les prénoms des morts - mes frères, ma soeur et moi portons les prénoms de parents morts, tout comme c'était le cas de mon grand-père et de ses six frères et soeurs, et en raison de cette pratique les gens qui s'intéressent à la généalogie juive disposent d'une méthode remarquablement fiable pour déterminer certaines dates, si l'information est par ailleurs lacunaire -, je sais parfaitement que Ruchele Jäger, la fille de Shmiel, a dû naître après la mort de la soeur de son père et de mon grand-père : la première Rachel Jäger, née en 1896, la future épouse dont la mort tragique et inattendue, terriblement prématurée, allait devenir par la suite, après bien des années, la plus grande histoire de ma famille, un récit mythique au coeur duquel, c'est du moins ce que je crois, se trouve une légende plus ancienne encore sur la proximité et la distance, l'intimité et la violence, l'amour et la mort, cette légende première entre toutes, ce mythe premier entre tous, sur la facilité avec laquelle nous tuons ceux qui nous sont les plus proches. Même s'il punit sévèrement le premier meurtre de l'histoire, Dieu déclare que si Caïn est tué, il sera vengé sept fois. Là encore, le commentateur médiéval et le commentateur moderne offrent des interprétations radicalement divergentes du texte. Le point crucial est la nature du châtiment de celui qui tuerait Caïn, exprimé dans le mot shiv'ahthayim, qui signifie littéralement « multiplié par sept ». Rachi, une fois de plus, déploie des trésors d'ingéniosité pour contourner la lecture la plus naturelle du verset ; il veut plutôt que nous le lisions comme étant composé de deux éléments distincts. Le premier, insiste-t-il, est la demi-phrase «Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn... ! ». Invoquant des parallèles syntaxiques tirés de textes hébraïques, Rachi souligne que cette demi-phrase doit être lue comme une menace implicite mais non spécifique contre celui, quel qu'il soit, dont le but serait de faire du mal au premier meurtrier de l'histoire. « C'est un des versets qui fait l'économie de ses mots, avance-t-il, et se contente d'une allusion, mais n'explique pas. "Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn " est une menace -- "Il subira le même sorti", "Tel sera son châtiment !" --, mais le châtiment n'est pas spécifié. » Cette manipulation du texte laisse Rachi avec un fragment de deux mots, shiv'ahthayim yuqqâm, « subira une vengeance multipliée par sept ». Rachi insiste, toutefois, sur le fait que le sujet sous-entendu de cette proposition n'est pas, comme nous serions tentés de le croire, celui qui serait tenté de tuer Caïn, mais Caïn lui-même. Ce que Dieu dit ici, selon Rachi, c 'est « Je ne tiens pas à me venger de Caïn maintenant. A la fin de sept générations, je me vengerai de lui, car Lamech naîtra parmi les enfants de ses enfants et le tuera. » -- et c'est bien ce qui se passe dans Genèse 4, 23. Pourquoi Rachi est-il si soucieux d'éviter une lecture du texte qui suggérerait qu'un assassin de Caïn serait châtié « sept fois » -- subirait, en d'autres termes, une peine sept fois supérieure à celle qu'il a infligée ? (c'est une question que nous sommes d'autant plus tentés de poser que Friedman accepte tranquillement la lecture plus naturelle du texte, comme l'indique sa traduction « Par conséquent : quiconque tue Caïn, il sera vengé sept fois » et, plus encore, comme semble le suggérer l'absence complète de commentaire de sa part). Une note dans la traduction du commentaire de Rachi sur ce verset nous dit pourquoi : « Le verset ne signifie pas que Dieu va le punir sept fois plus qu'il ne le mérite, car Dieu est juste et ne punit pas injustement. » En lisant cela, il me vient à l'esprit que la divergence entre les approches de Rachi et de Friedman a peut-être sa source dans la différence entre le XIe  siècle et le XXe. Je me demande s'il est plus facile pour nous que pour Rachi d'imaginer que, peut-être, Dieu pourrait, après tout, punir injustement.     Le péché entre les frères est à présent marqué au fer rouge dans l'histoire de notre famille, thème récurrent du passé greffé, désormais, sur le futur. Le 11 août 2002, presque un an, jour pour jour, après notre arrivée dans Bolechow, et précisément soixante ans après la mise en marche du mécanisme qui allait détruire le frère de mon grand-père et sa famille, ma soeur Jennifer s'est mariée. Comme je l'ai dit, elle est la seule de nous cinq à avoir épousé un Juif. C'est bien entendu, une pure coïncidence - poétique, néanmoins, qui n'aurait pas pu être plus artistique, si on l'avait  inventée, crée comme un symbole pour la fiction qu'on est en train d'écrire - ce que le nom de famille de l'homme qu'elle a épousé soit Abel. Troisième partie Noach, ou Annihilation totale (mars 2003)     Le cours du Temps, irrésistible, toujours changeant, soulève et emporte toutes les choses qui naissent et les plonge dans l'obscurité absolue, aussi bien les actes sans importance que les actes éminents et dignes de commémoration... Néanmoins, la science de l'Histoire est un grand rempart contre le cours du Temps ; d'une certaine façon, elle contrôle ce flot irrésistible, elle étreint d'une main ferme tout ce qu'elle peut saisir flottant à la surface et elle ne le laissera pas glisser dans les profondeurs de l'oubli. Je... Anna Comnena, The Alexiad

« avons rencontré ReinharzetHeller, etd'Israël nousavons étéconduits àStockholm, oùnous avons faitlaconnaissance deMme Freilich, etde Stockholm noussommes retournés enIsraël, d'Israël noussommes repartispourleDanemark, oùnous avons rencontré Kulbergetson remarquable récit. A la fin, nous avons eunotre histoire. Mais ilyavait unfait particulier, concret,quejeconnaissais déjà,concernant unedesJäger de Bolechow, avantmême quenous nouslancions danstouscesvoyages etque nous rencontrions tous cesgens.

Noussavions, commejel'ai dit, que Ruchele Jäger,latroisième filledeShmiel, était morte aucours delapremière Aktion, soit le28, soit le29 octobre 1941.Nousnesavons pas, etnous nepouvons paslesavoir exactement, quelâgeelle avait exactement :pour une raison quelconque, lesArchives nationales polonaises àVarsovie, quipossèdent lescertificats de naissance deses deux sœurs aînées, nepeuvent retrouver ceuxdeRuchele etde sasœur cadette, Bronia.JackGreene pensequ'elle avaitseize ans,etc'est probablement vrai.Mais je sais defaçon certaine, jelesais comme unfait, etjen'ai pasbesoin d'archives quime disent que c'est vrai:je sais que Ruchele adû naître aprèsle3septembre 1923. Je lesais parce quec'est lejour oùune autre jeune femme nommée Rachel, Ruchele, est morte.

ParcequelesJuifs d'Europe del'Est nedonnent àleurs enfants quelesprénoms des morts – mes frères, masœur etmoi portons lesprénoms deparents morts,toutcomme c'était le cas demon grand-père etde ses sixfrères etsœurs, eten raison decette pratique lesgens qui s'intéressent àla généalogie juivedisposent d'uneméthode remarquablement fiablepour déterminer certainesdates,sil'information estpar ailleurs lacunaire –, jesais parfaitement que Ruchele Jäger,lafille deShmiel, adû naître aprèslamort delasœur deson père etde mon grand-père :la première RachelJäger,néeen1896, lafuture épouse dontlamort tragique et inattendue, terriblement prématurée,allaitdevenir parlasuite, après biendesannées, laplus grande histoire dema famille, unrécit mythique aucœur duquel, c'estdumoins ceque jecrois, se trouve unelégende plusancienne encoresurlaproximité etladistance, l'intimitéetla violence, l'amouretlamort, cettelégende première entretoutes, cemythe premier entretous, sur lafacilité aveclaquelle noustuons ceuxquinous sontlesplus proches. Même s'ilpunit sévèrement lepremier meurtre del'histoire, Dieudéclare quesiCaïn esttué, il sera vengé septfois.Làencore, lecommentateur médiévaletlecommentateur moderne offrent desinterprétations radicalementdivergentesdutexte.

Lepoint crucial estlanature du châtiment decelui quituerait Caïn,exprimé danslemot shiv'ahthayim, quisignifie littéralement « multipliéparsept ».

Rachi,unefoisdeplus, déploie destrésors d'ingéniosité pour contourner lalecture laplus naturelle duverset ;il veut plutôt quenous lelisions comme étant composé dedeux éléments distincts.Lepremier, insiste-t-il, estlademi-phrase «Aussi bien, siquelqu'un tueCaïn... ! ».

Invoquant desparallèles syntaxiques tirésdetextes hébraïques, Rachisouligne quecette demi-phrase doitêtre luecomme unemenace implicite mais nonspécifique contrecelui,quelqu'ilsoit, dont lebut serait defaire dumal aupremier meurtrier del'histoire.

« C'estundes versets quifait l'économie deses mots, avance-t-il, etse contente d'uneallusion, maisn’explique pas."Aussi bien,siquelqu’un tueCaïn "est une menace —"Ilsubira lemême sorti","Telsera sonchâtiment !" —,mais lechâtiment n'estpas spécifié. » Cette manipulation dutexte laisse Rachiavecunfragment dedeux mots, shiv'ahthayim yuqqâm ,« subira unevengeance multipliéeparsept ».

Rachiinsiste, toutefois, surlefait que le sujet sous-entendu decette proposition n'estpas,comme nousserions tentésdelecroire, celui qui serait tentédetuer Caïn, maisCaïnlui-même.

Ceque Dieu ditici, selon Rachi, c'est « Je ne. »

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