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Alain SEGUY-DUCLOT La Roue de bicyclette de Duchamp

Publié le 19/10/2016

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Alain SEGUY-DUCLOT

La Roue de bicyclette de Duchamp

Considérons [...] la Roue de bicyclette (1913) de Marcel Duchamp. Elle est constituée d'une roue de bicyclette fixée à la verticale sur un tabouret. Sa réalisation a supposé un travail de démontage et de montage: l'appellation de ready-made est donc ici impropre. Ce travail sur la matérialité sensible de l'objet a eu pour intention de faire obstacle à tout usage réel de la roue (comme du tabouret, sur lequel on ne peut s'asseoir) et par là même d'induire son appréhension déréalisante par le spectateur. Nous avons donc affaire à un objet intentionnellement esthétique, et donc à un objet artistique.

Cette création ne relève toutefois aucunement du grand art. Certes on reconnaît ici une intention esthétique qui s'apparente plutôt au sublime, à travers les déterminations objectives d'irrégularité, de dyssymétrie, d'imperfection, d'impureté, de pluralité, etc. Mais la convergence de la création vers cette intention esthétique n'engage ni riche matérialité ni virtuosité formelle.

On pourrait ici m'objecter qu'une telle œuvre peut mettre en jeu une symbolique privée particulièrement riche. Mais c'est également le cas des objets-souvenirs de notre enfance qui ne deviennent pas des œuvres d'art pour autant, même s'ils sont capables de nous émouvoir. En effet, la simple vue de l'objet ne permet alors nullement à un spectateur étranger d'entrevoir une telle symbolique.

Par ailleurs, j'admets également qu'une telle production puisse être l'occasion d'associations symboliques infinies chez le spectateur, comme n'importe quel objet. Mais à nouveau, cette symbolicité reste privée. Elle n'est pas construite par l'auteur à travers le travail de la matérialité artistique de l'objet. L'interprétation du spectateur n'étant plus alors fidèle à l'intention esthétique de l'auteur, sa richesse symbolique est étrangère à l'objet artistique.

La Roue de bicyclette de Duchamp n'est en fait remarquable que par sa nouveauté. C'est un mode de neutralisation ontologique de l'objet auquel on n'avait pas encore pensé. Mais nous avons vu que la nouveauté, qui n'est pas nécessairement identique à l'originalité, est insuffisante pour affirmer que l'on a affaire à une œuvre magistrale

Pourquoi un tel objet artistique figure-t-il actuellement dans un musée des Beaux-Arts et non dans un musée d'histoire des techniques artistiques ou un musée Marcel Duchamp ? Par simple respect pour le nom de son auteur, qui est par ailleurs un grand peintre. Seulement, contrairement à ce que pensent beaucoup de critiques, toute production artistique d'un grand artiste n'est pas pour autant du grand art : le génie ne met pas à l'abri de l'échec. C'est ce que n'ignorait pas un Picasso, qui se moquait des visiteurs s'extasiant sur n'importe quelle toile pourvu qu'elle fût signée de son nom, et auxquels, naturellement, il s'amusait à ne présenter que les moins réussies. 

Définir l'art, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 206-207.

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