Comme on le voit, la réflexion morale contemporaine est
confrontée aux tragédies du XXe siècle. La question de l'inhumanité
se place au centre de nombreuses interrogations. Comment
comprendre que l'être humain soit le seul qui puisse agir
de manière inhumaine ? Comment concevoir que l'humanité
puisse se retourner en son contraire ? Comme nous venons de
le comprendre avec Sartre, l'humanité ne désigne ni un genre
ni une nature universelle : elle se caractérise plutôt par une
liberté moralement non orientée au fondement de notre existence.
Arendt propose de son côté une réflexion originale et
riche.
Face au mal radical : l'étude du cas Eichmann
En 1961, en Israël, l'officier nazi Eichmann fut jugé par un
tribunal exceptionnel. Hannah Arendt fut envoyée comme
correspondante d'un journal américain pour rendre compte
des débats. Tandis que tous écoutaient les souffrances
inhumaines dont les victimes témoignaient, Arendt s'est,
quant à elle, tournée vers le bourreau, avec la volonté de
comprendre comment de tels actes furent possibles.
Comment les camps d'extermination ont-ils été possibles ?
Comment ce mal absolu qu'est la Shoah peut-il être conçu ?
Elle consignera ses réflexions dans un ouvrage qui fit date :
Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963) –
auquel fait écho l'ouvrage d'Anders, Nous, fils d'Eichmann
(1988), plus axé sur la dimension technique de la catastrophe.
Vous avez dit « Shoah » ?
Parmi les événements qui bouleversèrent la réflexion morale contemporaine, le
génocide perpétré par les nazis principalement contre les Juifs est l'événement le
plus tragique et le plus inouï du XXe siècle. C'est le meurtre gratuit de millions
d'innocents, c'est la destruction de la personnalité juridique et l'avilissement de
la personne humaine, inhumainement traitée jusqu'à l'horreur. Voilà les raisons
qui font de l'extermination de masse exercée par les nazis un événement absolument
unique, voire irreprésentable, au sens où ce qui a eu lieu est inimaginable
et inconcevable. Il requiert un nom propre, « Shoah », qui appartient à la langue
hébraïque et qui signifie « la plus grande catastrophe ». Au procès de Nuremberg,
le concept de "crime contre l'humanité", d'ailleurs imprescriptible, fut inventé
pour qualifier juridiquement ce qui est le plus grand crime de l'histoire. On pourra
s'approcher de ce qui eut lieu en lisant la littérature de témoignage qui lui est
consacrée.
L'impensable banalité du mal
Qu'Eichmann à Jérusalem ait pu déclencher de violentes
polémiques importe peu, tant il est dorénavant reconnu
comme une contribution majeure à la philosophie morale
contemporaine. Arendt défendit une thèse sur « l'effrayante,
l'indicible, l'impensable banalité du mal » (Eichmann à
Jérusalem).
Soucieuse de ne pas renoncer au fait que ce furent des individus
concrets qui, par leurs actions, avaient organisé et effectivement
réalisé un meurtre de masse d'innocents dans des conditions
qui furent réellement horribles et inhumaines, Arendt récusa un
certain nombre d'explications.
Elle soulignait les carences de l'explication par la bureaucratie :
« Le tribunal reconnut, dans le jugement, qu'un tel crime ne pouvait
être commis que par une bureaucratie gigantesque
s'appuyant sur les moyens que le gouvernement mettait à sa disposition.
Mais dans la mesure où un crime reste un crime – ce qui
est la condition de tout procès – tous les "rouages" de la machine,
si insignifiants soient-ils, redeviennent, dans un tribunal, des
acteurs, c'est-à-dire des êtres humains. »
Arendt, Eichmann à Jérusalem
Qu'un tel crime de masse ait exigé une bureaucratie et des
moyens industriels et militaires est un fait indiscutable qui ne
permet pourtant pas de comprendre complètement comment
des individus se sont résolus à y participer activement.
Arendt récusa aussi l'explication qui mobilise l'idée de barbarie.
Croire qu'un tel bourreau a pu accomplir ses crimes parce qu'il
était un fou barbare sanguinaire le rejette en quelque sorte "endehors"
de l'humanité et évite la brûlante question, la seule qui
intéresse la compréhension morale, de comprendre comment
des êtres humains ont pu agir inhumainement. Arendt rejette
donc l'idée qu'Eichmann puisse être compris à partir de la
notion de méchanceté, qu'il ait, en quelque sorte, agi en voulant
diaboliquement réaliser le plus grand mal possible.
L'effondrement moral, conséquence de l'absence
de pensée
C'est au contraire une étrange normalité, une inquiétante
banalité qu'Arendt découvre dans les réponses et les justifications
d'Eichmann à son procès. Il illustre ainsi la situation de
l'individu dans un régime totalitaire qui est privé de repères
éthiques et dont le jugement ne s'articule plus à la réalité.
Eichmann s'exprimait par des clichés, des banalités, et manifestait
apparemment un manque d'imagination et de pensée
qui le rendait incapable de savoir ce qu'il faisait. Les clichés et
les expressions toutes faites permettent de nous protéger de la
réalité et de l'effort de pensée qu'elle requiert pour juger correctement
les situations et les actes. Arendt repère ainsi
« l'étrange lien entre l'absence de pensée et le mal » (Eichmann
à Jérusalem, 461).
« Mon avis est que le mal n'est jamais "radical", qu'il est seulement
extrême et qu'il ne possède ni profondeur ni dimension
démoniaque. Il "défie la pensée" parce que la pensée essaie
d'atteindre la profondeur, de toucher aux racines et, du moment
qu'elle s'occupe du mal, elle est frustrée parce qu'elle ne trouve
rien. C'est là sa "banalité". »
Arendt, Lettre à Sholem, 24 juillet 1963
Ainsi donc la modernité se caractérise par la ruine du jugement
moral : la crise de la culture, l'extinction de la religion, l'émergence
de sociétés de masse pluralistes sans repères précis pour
les individus, conduisent à comprendre à nouveaux frais la
conduite morale. « L'effondrement moral de l'Allemagne nazie »
(Responsabilité et jugement), l'amoralité des individus emportés
par le régime totalitaire est la pointe extrême d'un même phénomène.