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Commentaire d'un extrait du Gorgias de Platon

Publié le 25/09/2010

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gorgias

 

Introduction

 

L’intention de Calliclès dans ce passage est de justifier les passions et l’accomplissement de celles-ci et de montrer comment la loi, et plus largement le droit, ont été crées afin d’empêcher aux plus forts d’assouvir ces passions. Cette analyse répond à une double nécessité: il faut d’une part montrer ce que signifie être heureux selon la nature et d’autre part, montrer à quelles fins les hommes établissent la loi.

La thèse de Calliclès consiste alors à dire que les plus habiles son,t ceux qui ont les plus fortes passions et que les valeurs morales sont le fruit de la faiblesse et du ressentiment de la foule. C’est donc à une réflexion sur les rapports entre nature et convention que nous invite le texte.

Le problème soulevé par le texte est dès lors celui de savoir que faut-il faire pour vivre selon la vertu. Faut-il se maîtriser, avoir une emprise sur ses passions ou bien faut-il au contraire les débrider?

La structure du passage est très claire: le premier aspect de la thèse de Calliclès (« Mais si Socrate (…) tout ce qu’elles peuvent désirer «) souligne la nécessité d’assouvir tous ses désirs et de mettre en œuvre de l’habilité pour y parvenir. C’est alors vivre bien, vivre en conformité avec la nature et seuls les plus forts peuvent jouir d’un tel mode de vie. Ceci est l’objet du second aspect de la thèse défendue par Calliclès (« Seulement, tout le monde n’est pas capable (…) à cause du manque de courage de leur âme «) qui monte que la plupart des individus, les gens de la foule, ne parviennent à réaliser leurs désirs en raison de leur faiblesse. A cause de cette faiblesse même, ils créèrent les valeurs morales (la justice, le bien, la vertu, etc.) contraires aux valeurs de la nature, si bien que la vertu pour eux consiste à vivre bien. 

 

Première partie: explication du texte

 

Dans le Gorgias de Platon, trois interlocuteurs différents répondent aux questions de Socrate, et parmi l’un deux, se trouve Calliclès.  Celui-ci prend la parole après que Socrate ait eu l’outrecuidance, selon lui, d’affirmer qu’il vaut mieux être puni injustement que de commettre l’injustice sans être puni. Ceci donne alors à Calliclès l’occasion de faire ici l’apologie du pouvoir fort. Il commence par définir ce qu’il entend par la vertu, non pas selon la convention, mais selon la nature. Pour lui, il faut donner à ses désirs le plus de concrétude possible, chercher à tous les réaliser, sans imposer de limites à son appétit de jouissance. Comme la vraie vertu suppose une connaissance authentique du bien, être vertueux selon les valeurs de la nature (la nature renvoyant à l’opposé de la convention, ou encore des lois de la raison), c’est laisser aller ses passions. Ce « il faut « renvoie à une obligation morale, qui n’est jamais une contrainte à laquelle nous ne pouvons échapper, car pour Calliclès, être vertueux s’accorde avec notre intérêt, et c’est justement en suivant nos passions que nous pouvons atteindre le bonheur (c’est-à-dire un état durable de plénitude de la conscience). Le bonheur peut se définir dès lors  concrètement comme la capacité de pouvoir satisfaire toutes nos inclinations sensibles et ceci autant en terme de quantité qu’en terme de qualité. Calliclès identifie donc le bien et le plaisir, l’un étant moyen de l’autre. Or, dans cette recherche des satisfactions des passions, entendues comme désir aveugle et irréfléchi, chacun devra, d’après Calliclès, mettre en œuvre « son courage [et] son intelligence « . En effet, l’homme qui recherche l’accomplissement de ses désirs aura à calculer, user de stratégies rationnelles pour parvenir à ses fins. Il devra être capable d’accomplir ce qu’il aura conçu et ne pas reculer par une sorte de mollesse d’âme. Assouvir ses désirs suppose donc une force, une certaine puissance d’âme. Cette puissance d’âme, c’est celle qui caractérise le personnage Adrien , dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen. Adrien Deume passe sa vie à calculer, à être malin et à tenter de tirer toutes les ficelles afin de réaliser ses désirs. Il agit toujours de manière intéressée. Pour Calliclès, donc, bien vivre revient à assouvir tous ses désirs. Mieux: c’est mettre toutes ses ressources rationnelles au service de la réalisation de ces désirs. Il s’ensuit alors que selon la nature la justice veut que le plus puissant possède plus que celui qui est plus faible. En d’autres termes, d’après la loi de la nature, et non celle des hommes, est juste l’inégalité qui donne plus aux plus puissants. La justice se définit en termes d’équité où le mérite de chacun dépend de sa capacité à satisfaire ses désirs. 

Pour Calliclès, la vertu réside dans la recherche systématique du bonheur: il faut suivre ses désirs et tous faire pour les réaliser, ce que seuls les plus puissants des hommes peuvent faire. Là où Socrate voit la démesure qui rend l’homme malheureux, Calliclès voit l’expression de la force vitale. Pour Socrate en effet, chercher à satisfaire tous ses désirs s’apparente à vouloir remplir des tonneaux percés. De même que les Danaïdes furent condamnées à remplir d’eau des tonneaux percés parce qu’elles assassinèrent leur père, de même celui que l’appétence ne veut arrêter passe sa vie à chercher une satisfaction, une plénitude qui reste de toute façon illusoire. Or, pour Calliclès, c’est justement cette course sans fin qui est le moteur de la vie:  « une fois les tonneaux remplis, dit-il, on n’a plus joie ni peine, mais ce qui fait l’agrément de la vie, c’est de verser le plus possible «. Seulement, remarque-t-il, « tout le monde n’est pas capable de vivre comme cela «. La puissance est l’attribut d’une minorité: seuls quelques êtres d’exception sont capables de réellement poursuivre et réaliser leurs désirs. La foule, elle, en est incapable et ne peut que ressentir haine, jalousie et ressentiment envers ces hommes capables de jouir de la vie grâce à leur propre force. Naturellement impuissants à  satisfaire leurs désirs, cette masse a retourné les valeurs de la nature en imposant celles de leur propre ressentiment si bien que la force de la nature devient faiblesse et inversement. Celui qui cherche à satisfaire tous ses désirs reçoit ainsi l’opprobre, il est l’intempérance et d’une faible volonté. Il pèche par sa faiblesse morale. Au contraire, celui qui ne court pas après ses désirs fait montre d’une grandeur d’âme et d’une puissance morale exemplaire. La morale conventionnelle qui retourne les valeurs de la nature élève donc les faibles pour les protéger contre les forts. Les faibles ont intérêt à refuser l’inégalité naturelle, c’est pourquoi ils affirment que la justice c’est l’égalité. L’éducation qu’ils proposent tend à brimer les individus doués pour les faire entrer dans le troupeau. Les faibles ne sont vertueux que par impuissance, que grâce à cette justice artificielle et covenantaire dont ils sont les créateurs. 

 

Que penser toutefois de cette vie intempérante élevée dans les nues par Calliclès et érigée comme modèle de vertu? N’est-ce pas au contraire de ce qu’il pense mener une vie insociable livrée au désespoir, et donc au malheur?

 

Deuxième Partie: Commentaire du texte

 

Calliclès par cette morale démystifie donc la morale de troupeau et anticipe les thèses de Nietzsche à la fois en montrant que cette morale démocratique n’est que l’expression du ressentiment (le sentiment de vengeance des faibles) et en dénonçant la médiocrité d’une conception égalitaire de la justice. Calliclès propose donc une conception hédoniste du bonheur (il s’agit de satisfaire tous ses désirs) qui sera réfutée terme à terme par Platon. Pour Platon, le dérèglement, la liberté de faire ce que l’on veut, l’assouvissement de chacun aux désirs, constitue une vie redoutable. En effet, vivre en satisfaisant sans ces tous nos désirs, en nous efforçant de les combler, n’est-ce pas vivre hors de nous-mêmes? N’est-ce pas de plus mener une vie sans aucun sens dans toutes les acceptions du terme (c’est-à-dire insensée et ne menant nulle part)? Avec un peu plus d’attention, alors que Calliclès voit dans une telle attitude la force vitale, expression de la plénitude de la vie, ne peut-on toutefois y voir derrière une certaine faiblesse, et même une faiblesse certaine? Cette vie qui consiste à bouillonner de passions et à réaliser ses désirs, c’est celle de Don Juan. On peut reprocher les deux personnages, Don Juan et Calliclès, car chez les deux, est mise en avant l’idée d’une vie exubérante. Ce qu’ils souhaitent, c’est dévorer chaque instant de la vie, croquer à pleine dent chaque seconde de jouissance qu’offre la vie, mais cette jouissance n’est-elle pas le symptôme d’un déséquilibre, et ce malgré le caractère rassurant du plaisir? En fait, leurs vies ne sont qu’une fuite incessante. Elles ne sont qu’une addition d’occasions sans événements. Ils sont dissociés d’eux-mêmes: ils se perdent dans cette multiplicité d’occasions. Ce qu’il leur manque, c’est une frontière intérieure, des limites à leurs désirs mais comment pourraient-ils acquérir ce sens du juste milieu puisque justement cette vie refuse toute morale? Assouvir ses désirs, c’est certes jouir de ce que la vie offre de plus agréable, mais c’est surtout vivre hors de soi-même, c’est ôter toute possibilité de sens à sa vie, c’est s’accorder une identité abstraite. D’ailleurs, une telle vie n’est-elle pas dès le départ vouée à l’échec? En effet, ce qui caractérise le désir, c’est son insatiabilité. Contrairement au besoin qui peut être satisfait, même provisoirement, le désir se renouvelle en permanence. Le désir, cet élan de la vie, cette puissance d’être, se noircit aussi des traits de l’infinie satisfaction, de la frustration permanente, en un mot, du manque. Dans la vie que prône Calliclès, c’est à l’insatisfaction que nous sommes condamnés, à la souffrance et l’inquiétude. Notre vie exclurait donc toute forme d’ataraxie, cette absence de troubles de l’âme que les Épicuriens considèrent comme la perfection du bonheur et de l’idéal de la vie. 

En outre, ce qu’encourage Calliclès par cette morale, c’est un égoïsme forcené. Chacun serait vivrait par soi et pour soi: l’intempérant est trop soucieux de lui-même pour qu’autrui occupe la moindre place dans son existence. Il est aliéné par son propre désir, esclave de son corps et ses appétits. Dans la tempérance, la maîtrise de soi, la satisfaction présente nous libère d’une sorte d’impétuosité des plaisirs et nous rend disponible pour autrui. C’est comme si dans le cas de la tempérance, le bonheur était expansif. A la différence de ce bonheur qui se répand à l’extérieur, dans l’intempérance il y a cette insatisfaction égoïste qui nous rend insensible à autrui. La vraie jouissance est celle qui en me libérant de moi-même me permet d’être ouvert à autrui. Ainsi, moins je me soucie de moi-même et plus je suis libre et bon. C’est pour cette raison que Descartes fait de la générosité le principe qui concilie le bonheur et la morale. Il considère que l’homme qui maîtrise ses passions s’ouvre à autrui est libre et c’est-ce qui fait sa force. Le tempérant n’est donc pas un faible, contrairement à ce que soutient Calliclès.  Ainsi, une société dont tous les membres se distingueraient par leur intempérance, ne risque-t-elle pas d’être atomisée, morcelée à l’infinie et régie par la règle du chacun pour soi? Le risque est aussi; et surtout; de voir un morcellement de l’individu toujours en quête de lui-même. 

De plus, on peut avancer que la vision de Calliclès consistant à dire que les valeurs morales sont nées de la faiblesse et du ressentiment de la foule pour les forts est problématique car tacitement la force est érigée en loi suprême. Pourtant, en instituant une hiérarchie des forts et des faibles, il ne nous assure pas du tout que l’excellence est partagée comme la force. En effet, le plus fort est-il nécessairement le meilleur? L’asservissement dont parle Calliclès prend pour critère d’excellence la force et non le mérite ou le talent. 

Socrate proposera une solution de mesure (de modération). Platon montrera que Calliclès défend une conception illusoire de la liberté car l’homme le plus fort qui agit au nom de toutes ses passions n’est en fait que l’esclave de ses ambitions. L’homme tempérant est celui qui établit une hiérarchie entre ses désirs par référence à une valeur, le Bien. Or, le Bien ne saurait se confondre avec l’utile ou l’agréable (cette idée serait d’ailleurs poussée à son extrême par Kant à qui l’on a reproché son rigorisme moral). Le Bien, c’est l’ordre qui convient à la nature, il permet de réaliser l’idéal d’harmonie qui est de toute vie humaine. La tempérance suppose justement la connaissance de cet ordre.

 

Conclusion

 

Le texte invite donc à réfléchir sur ce que peut être la meilleure forme de vie .La position de Calliclès sera considérée comme exemplaire par Machiavel et surtout Nietzsche. Pour ce dernier, la recherche de la pureté qualifiera le fond d’une conscience mauvaise: la pureté du cœur (la cible de Nitzsche sera plus précisément les Chrétiens qui selon lui se sont séparés de l’idéal enseigné par le Christ) exprime une volonté de vengeance des faibles contre les forts. Toutefois, ce rapprochement a ses limites. Chez Nietzsche, il ne s‘agit pas de lutter pour prendre et posséder le pouvoir. Les plus forts sont ceux qui ont le pouvoir de se dépasser. La valeur des choses n’est pas calquée sur le plaisir. De ce point de vue, Nietzsche considérait cette thèse de Calliclès comme superficielle.

 

 

 

 

« Calliclès: Mais si Socrate, c’est d’eux que tu parles, absolument! Car comment un homme pourrait-il être heureux s’il est esclave de quelqu’un d’autre? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste selon la nature? Hé bien, je vais te le dire franchement! Voici, si on veut vire comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le mon,de n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement - j’en ai déjà parlé è est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’ esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. «

 

Platon, Gorgias

 

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