En quoi l'Odyssée est elle un récit initiatique ?

Nous savons qu'Ulysse n'est pas un explorateur et que s'il prend la mer, c'est pour rentrer chez lui. Mais son retour, il doit le mériter. Son récit est donc celui d'un parcours chaotique, périlleux, fait par amour pour les siens qu'il tient plus que tout à retrouver. Mais ce parcours semble être aussi fait en rédemption de ses erreurs. Aussi, en quoi l'Odyssée constitue t-elle un récit initiatique ?  D'une part, Ulysse est éloigné des siens pour avoir transgressé des interdits.  D'autre part, après avoir été éloigné de manière divine des siens, il purge sa peine, en errant, et ce en étant en contact perpétuel avec la mort.  Enfin, après la rédemption de ses péchés, Ulysse renait d'abord chez les Phéaciens, puis en reprenant contact avec ses proches, à Ithaque. I] L'éloignement : la transgression d'un interdit

a) La transgression première Si Ulysse doit subir un rituel initiatique qui le coupe des siens, c'est parce qu'il a transgressé un interdit. Au chant III, Nestor rappelle à Télémaque que « Zeus réserva aux Grecs un funeste retour parce qu'ils n'écoutaient ni la raison ni la justice « (v. 132-133). Au chant IV (v. 472-474), Ménélas apprend au même Télémaque qu'il n'a pas pu rentrer rapidement dans son pays, car il n'a pas offert « à Zeus et aux autres divinités de belles hécatombes «. Il rappelle ainsi que « les dieux n'admettent point qu'on transgresse jamais à leurs lois « (v. 352). Ulysse, comme d'autres chefs achéens, n'a pas accompli le sacrifice rituel après la victoire contre Troie, signe de remerciement aux dieux, mais aussi de purification. Il a donc commis une faute envers les dieux, qui l'exclut de la communauté liant monde humain et monde divin. Cette transgression l'éloigne du cosmos, monde équilibré où dieux, Hommes et nature vivent en harmonie tant que les Hommes en respectent les règles. La guerre de Troie a été approuvée par les dieux à condition que les Hommes ne dépassent pas certaines limites et reconnaissent la place qui est la leur par des sacrifices aux dieux. Fautifs envers Athéna elle-même, pourtant protectrice des Achéens, les Grecs devront suivre un parcours rédempteur s'ils désirent rentrer chez eux. b) Les transgressions secondaires

Pourquoi ce parcours a-t-il été exceptionnellement long pour Ulysse ? Pourquoi est-il resté aussi longtemps éloigné de chez lui et du monde des Hommes au point que, comme le dit Athéna lors de l'assemblée des dieux au début du chant V, « nul n'a gardé le souvenir d'Ulysse chez ceux qu'il gouvernait avec la tendresse d'un père « (v. 11-12) ? Ce qui peut expliquer cette longue exclusion, c'est qu'Ulysse et/ou ses compagnons n'ont cessé de répéter la transgression première. Ils pillent la ville sacrée d'Ismaros chez les Cicones, abusent de vin et de viande, déclenchant les représailles sanglantes des Cicones, la colère de Zeus et le déchaînement d'une tempête par « le Rassembleur des nues «, qui les éloigne de leur route (IX, v.39-83). Plus tard, ils abattront les vaches du Soleil, acte contre lequel les avaient pourtant mis en garde le devin Tirésias et la magicienne Circé. Homère emploie dans les deux cas la même formule d'avertissement ; « Si tu n'y touches pas et ne penses qu'à ton retour,/vous pourrez arriver, malgré tous vos maux, en Ithaque « (XI, v. 110-111 et XII, v. 137-138). On pourrait objecter que, ni dans un cas ni dans l'autre, Ulysse n'est l'auteur de la transgression. Mais, comme le lui rappelle Tirésias, en tant que Seigneur et chef, il se doit d'être son propre « maitre « et « le maitre de [ses] marins « (XI, v. 105) ; il est par la même responsable du crime. II] L'errance, une rencontre avec la mort

Ces transgressions excluent donc le futur initié qui, pour réintégrer la communauté des Hommes et sa patrie, doit affronter le rituel de la mort initiatique. Symboliquement, par une série d'épreuves probatoires, le héros doit en effet connaitre ou du moins approcher la mort. Dans l'Odyssée, c'est après les épisodes des Cicones, où la mort est abordée de façon connue, qu'Ulysse commence une errance qui va le mener sur un terrain funeste et mystérieux : faire l'expérience de la mort sans mourir pour autant. C'est pourquoi lui seul échappera à la mort, alors que ses compagnons périront un à un. Ainsi échappe-t-il au démembrement par différents monstres, le cyclope Polyphème, les géants Lestrygons, la « terrible aboyeuse « Scylla. C'est là une mort inhumaine où les Hommes deviennent des proies ou des chiots que l'on assomme (« la cervelle en giclant mouilla le sol «, IX, v. 290). Autre étape importante, le séjour aux Enfers : Ulysse a le grand privilège de revenir du royaume des morts, étape fondamentale car il en revient initié par le devin Tirésias, comme le sera Enée par Anchise, son père, dans l'Enéide de Virgile. Il y rencontre aussi sa mère, Anticlée, personnage symboliquement important car, pour que l'initiation soit complète, il faut qu'il y ait une renaissance, c'est-à-dire un retour dans le ventre de la mère. On peut dès lors comprendre l'importance des rencontres féminines dans l'initiation d'Ulysse.  Circé, tout d'abord, la magicienne hospitalière, qu'Ulysse, avec l'aide d'Hermès, va transformer en déesse hospitalière ; les Sirènes, ensuite, qui incarnent l'érotisme féminin ;  Calypsoenfin, la déesse cachée (Kaluptô en grec signifie « cacher «), qui vit dans une grotte, et qui représente la régression dans le ventre de la mère, in utero. Ulysse va donc subir, en quelque sorte, sept longues années de gestation avant de pouvoir renaitre transformé par ces expériences de la mort.  III] La renaissance et l'initiation aux savoirs

Le retour d'Ulysse vers Ithaque est donc plus qu'un simple retour : il s'agit d'un retour à la vie, d'une renaissance. Il redécouvre le monde avec un regard nouveau. Lui qui passait ses jours, « le cœur brisé de larmes de soupirs et de tristesse « (V, v.82), reprend sa dignité d'Homme en s'habillant, en construisant un radeau – dont Homère s'attarde à décrire les différentes étapes techniques –, en prenant la mer et en se guidant suivant les constellations. Ainsi, après ses rudes épreuves aux confins de la mort et de l'humanité, c'est tout un savoir que le héros retrouve, seul, sans l'aide de ses compagnons. S'y montrant « habile « (V, v.259), « homme du métier « (V. v.270), il est à même d'incarner ce qui fait l'humanité, la capacité à créer et à lire le monde.C'est aussi dans le cadre de la renaissance et de l'initiation qu'il faut interpréter l'étape chez les Phéaciens. Ce peuple fabuleux représente une société idéale, une utopie où règnent harmonie, ordre et richesse. Le palais et le jardin d'Alcinoos font penser à un éden, au mythe de l'âge d'or. Les Phéaciens ont des relations privilégiées avec les dieux et vivent à l'écart des Hommes. Pourtant, ils ont des rituels de sacrifice et d'hospitalité semblables à ceux des humains.  Ils représentent donc un cadre médian, un lieu ultime par lequel l'initié doit passer avant de réintégrer son foyer. Ils sont les passeurs qui vont donner à Ulysse un bateau pour qu'il regagne Ithaque. Initié, transformé, assagi, Ulysse va dès lors pouvoir retrouver son trône et rétablir l'ordre dans son royaume.  Ainsi, Ulysse depuis l'éloignement à la renaissance, a vécu un parcours initiatique, une odyssée périlleuse où il a vu sa condition de mortel, son humanité, mais aussi et surtout les péchés dont l'humanité est tributaire. Entouré par Athéna, déesse défendant les Achéens, les grecs, il a via son instinct de survie lutté inlassablement face aux plus grands dangers, avide de retrouver la vie réelle. Ce parcours initiatique lui redonne sa vie en puissance, et le purifie de ses maux.