Devoir de Philosophie

Étudiez le rôle et la signification des objets dans Fin de partie.

Publié le 16/10/2010

Extrait du document

 

  L'une des caractéristiques du théâtre de l'époque où Beckett écrit Fin de partie c'est l'utilisation de plus en plus importante des objets. Les chaises (1951) de Ionesco, par exemple, est encombrée par toute sorte d'objets hétéroclites; et comme sont titres l’indique de chaises qui envahissent l’espace scénique. Si l'auteur de Fin de partie ne va pas aussi loin, il donne néanmoins aux objets un importance qu'ils n'avaient pas dans le théâtre traditionnel et leur fait jouer un rôle non négligeable bien que paradoxal comme on va le voir.

 

I. Des objets comme dans un monde « normal «

 

      I.1. Un semblant de normalité

      Au sein d'un monde où toute vie semble avoir disparu, où les choses elles-mêmes se dégradent irrémédiablement, le «refuge« qu'occupent les quatre personnages fait figure de lieu de survie. Certes, l'intérieur «sans meubles«, comme le précise la première didascalie, n'a rien d'accueillant; mais il reste, malgré tout, un escabeau et une lunette pour observer le paysage, une burette pour graisser les roulettes du fauteuil de Hamm, des biscuits pour se nourrir, un chien en peluche pour se distraire, un réveil pour savoir l'heure qu'il est, un sifflet pour appeler, de la poudre pour lutter contre les morpions et des poubelles pour se débarrasser de ses détritus: bref, toute une série d'accessoires qui, à défaut d'assurer une vie confortable, ont au moins le mérite de rassurer en rappelant le monde d'autrefois.

 

      I.2. Combler le vide

      À Clov qui «commence à ramasser les objets par terre« (p. 76) pour mettre de l'ordre (sans qu'on sache exactement de quels objets il est question), Hamm ordonne de «laisser tomber«, comme si la présence, même encombrante, d'objets disparates leur était absolument nécessaire. Car les objets ont un mérite; ils les aident à supporter leur condition en leur donnant une raison de vivre, en répondant à leur besoin d'agir et en leur offrant des sujets de discussion.

 

      I.3. Créer du lien

      Ainsi les multiples va-et-vient de Clov s'expliquent la plupart du temps par la nécessité d'aller chercher à la cuisine les objets que Hamm lui réclame, souvent par caprice d'ailleurs. Et s'il le fait, de mauvaise grâce souvent, c'est pour maintenir un lien avec son maître, même s'il s'agit, d'un lien de subordination:

HAMM. - Va me chercher la gaffe.

Clov va à la porte, s'arrête.

CLov. - Fais ceci, fois cela, et je le fais. Je ne refuse jamais. Pourquoi?

HAMM. - Tu ne peux pas. [ ... ]. (Clov sort.) Ah les gens, les gens, il faut tout leur expliquer.

Entre Clav, la gaffe à la main.

CLov. - Voilà ta gaffe. Avale-la. (p. 59)

NB : une gaffe est une perche munie d’un croc et d’une pointe pour manœuvrer une embarcation ou accrocher le poisson.

Car les objets, en dépit des motifs d'affrontement qu'ils engendrent, ont aussi le mérite de nourrir la conversation. Qu'auraient à se dire Hamm et Clov, s'il n'y avait pas la gaffe à apporter, l'escabeau et la lunette à placer sous les fenêtres, le fauteuil à déplacer, le chien en peluche à « dresser« ? ...

 

      Dans le vide de l'espace et du temps auxquels ces personnages sont désormais confrontés, les accessoires servent donc d'abord de divertissement au sens pascalien.

 

II. La force comique des objets : l’humour noir

 

II. 1. Des objets décalés

      Mais ils sont aussi, pour l'auteur, objets de dérision dans la  mesure où ils manifestent ce que l'absurdité des êtres et du monde peut avoir de risible. Beckett, non sans humour, s'applique ainsi à mettre en évidence, dans la pièce, le décalage fréquent entre la fonction de l'objet, sa destination, et l'usage que les personnages en font. Le mouchoir ensanglanté de Hamm, par exemple, lui sert à essuyer ses lunettes noires d'aveugle, les poubelles contiennent des êtres humains et le réveil, loin de donner l'heure, est requis pour signaler que Clov est encore vivant (p. 65); quant à la gaffe (on appréciera au passage le jeu de mots), elle est destinée aussi bien à faire avancer le fauteuil à roulettes qu'à chasser les intrus (p.103).

 

II.2. Des accessoires de cirque ou de mime

      Tout se passe comme si chacun de ces objets faisait figure d'accessoire dans un numéro comique de cirque. Du reste Clov et Hamm ressemblent à deux clowns. Ils en ont le comportement puéril. Hamm, par exemple, fait un numéro de dressage avec le chien en peluche ou joue avec lui comme le feraient des enfants ; et sa promenade en fauteuil roulant autour de la pièce a tout d’un jeu d'enfant capricieux. Le prologue fait même penser à la séquence comique d'un film de Charlie Chaplin ou de Buster Keaton. En effet, Clov tire les rideaux des fenêtres, retire les draps des poubelles et le mouchoir qui masque le visage de Hamm, déplace l’escabeau et la lunette avec les gestes saccadés et mécaniques d'un acteur comique du cinéma muet.

 

III. La dimension tragique des objets

 

III.1. Solitude et décrépitude

      L'impression de jeu plaisant et dérisoire qu'engendrent les objets, dans Fin de partie, ne peut masquer, pour autant, le sentiment de solitude tragique et de dégradation qu'éprouvent les personnages. L'accumulation des objets peut faire ressortir paradoxalement le vide qu'ils remplissent; mais dans la pièce de Beckett, ce sentiment est aussi lié au fait que les objets, comme les personnes, subissent des dégradations ou finissent par manquer et qu'on ne peut ni les réparer ni les remplacer. Le fauteuil aurait besoin de roues de vélo, mais il n'y a plus de bicyclette et la boîte de calmants est désormais vide. Si «les choses ont une vie« ainsi que le proclame un personnage de Oh les beaux jours (NB : une autre pièce de Beckett) elles ont aussi une mort.

 

III.2. Vie et mort des objets

      Comme les réserves de nourriture s'épuisent, les besoins les plus vitaux sont sur le point de ne plus être satisfaits; à défaut de bouillie les parents de Hamm devront désormais se contenter, pour tout repas, d'un seul biscuit. Dès lors, le refuge dans lequel se trouvent les quatre personnages et qui était censé les protéger des menaces extérieures (comme un bunker ou un abri antiatomique), ressemble de plus en plus à un enfer dans lequel les objets, détournés de leur fonction, deviennent les symboles manifestes de la cruauté du monde et des êtres qui le peuplent encore. Ainsi Clov trahit son envie de meurtre en assénant, avec le chien en peluche, un grand coup sur la tête de Hamm qui lui conseille d'utiliser plutôt la gaffe pour parvenir à ses fins (p. 99). Hamm souhaite à lusieurs reprises que Clov boucle le couvercle des poubelles… Telles des niches, elles rabaissent les parents de Hamm au rang d'animaux (cf l’allusion à la la sciure ou au sable comme une litière page 30) page avant de leur servir de tombe, pour Nell du moins.

 

      Comme souvent dans le théâtre contemporain, les objets jouent donc un rôle important dans Fin de partie; mais c'est un rôle paradoxal. Ils permettent en effet, à travers les dialogues qu'ils suscitent, de maintenir un lien entre les personnages tout en manifestant la cruauté de leurs rapports. Ils introduisent, dans un univers désolé, absurde, non pas un espoir mais au moins une note de fantaisie loufoque qui prête à rire. Ils contribuent ainsi à donner à la pièce son caractère de farce tragique qui est l'un des traits les plus originaux du théâtre de Beckett.

 

Liens utiles