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Haïti, le président Aristide revient

Publié le 27/02/2008

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15 octobre 1994 -   Pendant un mois, les Américains ont été seuls maîtres en Haïti, évacuant le régime militaire illégal, organisant le rétablissement du pouvoir constitutionnel. Le retour du président Aristide, samedi 15 octobre, ouvre pour eux et pour les Haïtiens une nouvelle période, celle de la cohabitation, qui suscite autant d'espoirs que d'incertitudes.

   Washington a une expression pour cette ère nouvelle que l'administration américaine souhaite voir s'instaurer en Haïti : " Aristide sans l'aristidisme. " C'est-à-dire le retour d'un chef d'Etat légitime, élu, mais sans les excès populistes ou les travers tiers-mondistes que lui reprochèrent les Etats-Unis pendant les sept mois du début de son mandat, avant le coup d'Etat qui le renversa en 1991. Les responsables américains affirment ramener à Port-au-Prince un homme mûri par trois années d'exil aux Etats-Unis  parallèlement, les anciens collaborateurs du président Aristide restés en Haïti et mûris, eux, par ces trois années de dictature vécues au quotidien ont eu le loisir de réfléchir aux erreurs passées et tiennent aujourd'hui un discours résolument réaliste.

   Ce réalisme, on le trouve d'abord dans les options économiques choisies pour tenter de remettre le pays sur les rails. Le document présenté par l'équipe de M. Aristide lors de la réunion des bailleurs de fonds d'Haïti à Paris fin août, intitulé " Stratégie pour la reconstruction sociale et économique ", est d'orientation clairement libérale. Cette reconstruction va être menée en étroite coopération avec le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), qui a élaboré un plan d'urgence pour le redressement économique d'Haïti, et l'USAID, l'agence américaine pour l'aide internationale.

   Un premier test des dispositions d'esprit du président et de son entourage va être, dans les jours qui viennent, la nomination du nouveau premier ministre, l'actuel titulaire, Robert Malval, ayant fait savoir qu'il ne souhaitait continuer pour rien au monde. L'administration Clinton n'a pas caché que ses préférences iraient à une " personnalité modérée ", et diverses listes d'une demi-douzaine de noms présélectionnés par M. Aristide circulent à Port-au-Prince de même qu'à Washington depuis quelques semaines.

   Parmi eux, certains, tels Leslie Delatour ou de Leslie Voltaire, seraient très bien accueillis aux Etats-Unis, contrairement à d'autres, par exemple celui de René Préval, lui-même premier ministre en 1991 et perçu comme un dangereux gauchiste à Washington. L'itinéraire de M. Delatour, qualifié de " Chicago boy " dans les milieux diplomatiques, est intéressant à cet égard.

   Homme de plusieurs régimes, Leslie Delatour s'est rapproché du président Aristide ces derniers mois, a largement inspiré le plan présenté fin août à Paris, où il l'a d'ailleurs soutenu, et a encore représenté Haïti à la réunion du FMI qui vient de se tenir à Madrid. " Il n'est pas dans notre mouvance, c'est plutôt un homme de droite, relève un proche du président, mais il a accepté les résultats des élections [en 1990] et joue le jeu. " La participation de M. Delatour au prochain gouvernement serait du meilleur effet dans le cadre de la politique de réconciliation, d'autant plus que la revendication d'un " gouvernement à large assise ", longtemps formulée par les Américains, paraît aujourd'hui nettement dépassée.

   Autre domaine dans lequel beaucoup espèrent trouver un changement par rapport aux sept premiers mois de mandat de Jean-Bertrand Aristide : le dialogue avec l'ensemble de la société.

   C'est l'une des erreurs que les " aristidiens " reconnaissent aujourd'hui avoir faites en 1991 : " Nous étions pleins de fougue, avoue l'un d'eux. Cette fois-ci, le dialogue doit avoir lieu, et le président y est prêt. " Pour Victor Benoit, actuel ministre de l'éducation et chef du parti social-démocrate KONAKOM, " le pouvoir doit articuler ses relations avec la petite et la moyenne bourgeoisie pour qu'elles ne se sentent pas menacées  ce sont des secteurs socio-professionnels qui ont besoin d'être rassurés et auxquels il faut montrer qu'ils n'ont pas besoin de s'appuyer sur des putschistes pour que leur sécurité soit assurée ". Réaliste, Marie-Michèle Rey, ministre des finances, visiblement traumatisée par trois années qu'elle a dû vivre en partie dans la clandestinité, estime que, " dans certains secteurs, il y aura réconciliation, et dans d'autres il y aura cohabitation  là, à force d'asséner le mot d'ordre de réconciliation, on finira par parvenir à une cohabitation. " Beaucoup va dépendre du comportement du président Aristide lui-même, qui, après trois ans passés chez eux, reste une énigme pour les Américains. Même si son anglais s'est considérablement amélioré, même si son idéologie a perdu de sa rigidité, il ne s'est jamais intégré à l'establishment washingtonien, et la presse américaine, qui n'a jamais vraiment réussi à pénétrer son entourage haïtien, continue de voir en lui quelqu'un d'imprévisible. Et l'on s'inquiète à Washington de certaines ambiguïtés, son insistance, par exemple, à refuser toute impunité à ceux qui ont participé aux violences consécutives au coup d'Etat, tout en prônant une réconciliation nationale.

   La formation d'une nouvelle force de police et la reconstitution d'une armée restreinte figurent parmi les priorités dont la mise en oeuvre sera particulièrement délicate, à un moment où il faut à tout prix éviter que ne s'instaure une atmosphère de règlements de comptes. C'est là, encore, que la qualité des relations entre le président Aristide et les responsables américains en Haïti, qui vont continuer à superviser pendant plusieurs mois leurs quelque 15 000 soldats en Haïti, va être déterminante. " Le poids des Américains va être très fort, admet Evans Paul, maire de Port-au-Prince, car dans le tiers-monde, celui qui contrôle les armes contrôle le pouvoir. " Pourtant, sur ce point aussi l'évolution est nette : " Une des erreurs du premier gouvernement avait été de sous-estimer le poids des Etats-Unis dans la région ", estime un proche du président. D'ailleurs, affirme un autre, les orientations économiques choisies montrent que l'on a compris que " le pouvoir politique et économique américain pèse au moins autant que la volonté du peuple haïtien. Si nous avions tenu compte de ça dès le début, peut-être n'aurions-nous pas eu de coup d'Etat "...

   Créer un contre-pouvoir Les Américains seront là, et bien là. " Ils nous ont laissé revenir, mais accompagnés, sous tutelle ", constate un partisan de M. Aristide. Pour reprendre l'expression d'un diplomate, " ils vont coller à la peau d'Aristide aussi longtemps que possible ", pour éviter les bavures. Et déjà, ils préparent l'après-Aristide, essaient de détecter des Haïtiens au profil d'homme d'Etat, puisque le président s'est engagé à ne pas aller au-delà du mandat pour lequel il a été élu, jusqu'en février 1996. Pour l'instant, les Américains paraissent avoir jeté leur dévolu sur le jeune et charismatique maire de Port-au-Prince, Evans Paul, sur lequel ils ne tarissent pas d'éloges, au point que certains se demandent si ce n'est pas là une manière de brûler les ailes de cet homme déjà immensément populaire, ou de créer un contre-pouvoir au président Aristide.

   Mais les Haïtiens ont su faire preuve, depuis deux siècles, d'un farouche esprit d'indépendance. Le secret avec les Américains, confie un riche habitant de Pétionville, le quartier résidentiel de Port-au-Prince, c'est qu' " il faut toujours faire semblant d'accepter leur puissance pour pouvoir la contourner ".

SYLVIE KAUFFMANN Le Monde du 17 octobre 1994

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