Jean-Marie Tjibaou : le choix de la paix
Publié le 22/02/2012
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Aimer et respecter.
Insidieusement, la mort resserrait son filet.
La pire épreuve, la plus sordide, Jean-Marie Tjibaou l'avait subie après l'exécutiond'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro par les tireurs d'élite du GIGN, en janvier 1985, lorsque certains des militantsindépendantistes de Canala lui avaient fait l'injure de croire que ces deux compagnons de lutte avaient pu être " éliminés " avecson accord.
Ces insinuations, nées sur les murs de Nouméa à l'initiative d'extrémistes caldoches, lui avaient laissé une amertumeindélébile, malgré le pardon coutumier qu'il avait accordé en 1988 aux gens de Canala.
Une amertume presque aussiinsupportable, bien que d'une autre nature, que l'écoeurement qu'il avait ressenti en octobre 1987, lors du verdict d'acquittementprononcé par des jurés de Nouméa en faveur des meurtriers de ses frères.
Il avait laissé le champ libre à " Yéyé ".
Un " Yéyé " déchaîné, qui avait abandonné les colliers de fleurs de son époque hippy,qui ne disait plus " nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles ", qui ne se référait plus à la non-violence des paysansdu Larzac pour expliquer la stratégie du FLNKS.
Un " Yéyé " qui prédisait, au contraire : " La violence va pointer son nez.
" Etlorsque Bernard Pons, le ministre des DOM-TOM du gouvernement de Jacques Chirac, avait enterré prématurément leFLNKS, au lendemain de l'illusoire référendum du 13 septembre 1987 boycotté pacifiquement par les indépendantistes, Jean-Marie Tjibaou s'était borné à annoncer, pour sa part : " Les moribonds seront au rendez-vous.
" Ils furent, en effet, au rendez-vous tragique d'Ouvéa.
" Trop de sang.
Il ne faut plus jamais ça "
Ce n'est pas parce que cet homme était plus proche de Gandhi que de Kadhafi (n'en déplaise à ceux qui voient la main deTripoli dans le FLNKS via le FULK de Yann Céléné Uregeï) qu'il était pour autant un saint.
Paysan madré, cachant un esprit vifderrière une bonhomie à toute épreuve, Jean-Marie Tjibaou pratiquait parfaitement l'art du partage des tâches et, au besoin, dudouble discours.
En outre, Yeiwéné Yeiwéné avait parfaitement remplacé Eloi Machoro dans le registre du lieutenant qui crie toutfort ce que le commandant ne fait que chuchoter.
Tout son combat militant s'inspirait d'un avis reçu naguère, à Alger, d'experts duFLN : " La France n'a pas de parole, elle ne connaît que les rapports de forces...
" A partir du moment où, au printemps 1988,l'état-major du FLNKS avait décidé de laisser à ses " comités de lutte " locaux une entière autonomie pour la mise au point desopérations de " boycottage actif " des élections régionales imposées par Jacques Lafleur à la date du 24 avril-le même jour que lepremier tour de l'élection présidentielle-Jean-Marie Tjibaou savait qu'il aurait à assumer de nouvelles violences.
Pourtant, rienn'avait permis de mettre en doute sa sincérité lorsqu'il avait exprimé son effarement devant le bilan sanglant de l'attaque de labrigade de Fayaoué.
Il n'avait pas pardonné à " Yéyé " de lui avoir caché le détail de ce qui se tramait là-bas.
Les autres signataires des accords de Matignon n'oublieront pas les larmes qui montèrent aux yeux de Jean-Marie Tjibaou, aucours de cette nuit historique du samedi 25 au dimanche 26 juin 1988, lorsqu'il évoqua le carnage d'Ouvéa : " Tout ce sang,encore du sang, trop de sang ! Il ne faut plus jamais ça ! " Cette nuit-là, il fallait choisir : " Continuer à s'entre-tuer ou construirepour l'avenir.
" L'ancien prêtre avait choisi la vie.
Contre l'avis de " Yéyé ", loyalement résigné, pourtant, à " s'enfoncer dans letrou " avec lui, il avait choisi de faire la paix.
Contre l'avis de son parti, ulcéré par la poignée de main accordée à son vieil ennemiJacques Lafleur.
Seul contre tous et pourtant vainqueur, quelques semaines plus tard, grâce à la force de ses convictions.
En cescirconstances, Jean-Marie Tjibaou avait confirmé sa stature d'homme d'Etat.
Et l'impossible s'était produit en août 1988 : lepontife de Canaquie, celui-là même que " Nouméa la blanche ", il y a à peine quelques mois, vouait à la prison, avait été applaudi,en compagnie de Michel Rocard et Jacques Lafleur, à l'hôtel de ville du chef-lieu.
Il en était resté les mains jointes comme dansune prière muette, figé, assommé par tant d'incongruité.
Il en avait même oublié ce rabat-joie d'Ouvéa qu'il avait croisé sur sonchemin, à Paris, à la veille de la signature des accords de Matignon et qui avait tant insisté, à sa sortie de prison, pour exposerpersonnellement son point de vue à Michel Rocard, exiger la libération des preneurs d'otages incarcérés.
Cet ancien pasteur qui,lui, ne riait jamais, Djubelly Wéa, son frère de sang, qui allait l'assassiner quelques mois plus tard, le 4 mai.
ALAIN ROLLAT Le Monde du 6 mai 1989.
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