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Jean-Marie Tjibaou : le choix de la paix

Publié le 22/02/2012

Extrait du document

6 mai 1989 -   Le jeune Jean-Marie Tjibaou aurait sans doute vécu heureux, loin des envahisseurs blancs, Canaque tranquille parmi d'autres Canaques tranquilles, au milieu des carrés d'ignames qu'il allait apprendre à bichonner, torse nu, les pieds enfoncés dans la glaise, si sa chère vallée de Tiendanite n'avait été conquise par un soldat bien particulier, le Père Rouel. Un missionnaire de choc, un évangéliste de combat, une sorte de John Wayne de la catéchèse catholique dont la stature et le tempérament impressionnaient tout le rare voisinage, maréchaussée comprise.    Et comme ce bon curé avait pris la famille de Wenceslas Tjibaou, le père de Jean-Marie, sous sa protection, pour qu'elle ne quitte plus le droit chemin, ce qui devait arriver-selon les saintes Ecritures-arriva : Jean-Marie Tjibaou prit le chemin de l'école religieuse de Canala. Il avait huit ans. Le Père Rouel avait tracé sa voie : il irait ensuite au grand séminaire de Païta et ferait un bon prêtre mélanésien. N'était-il pas un bon élève ? Facétieux, certes, mais appliqué, et tout le monde l'adorait.    Pudique, peu disert, Jean-Marie Tjibaou n'aimait pas parler de lui-même et surtout pas de sa jeunesse. Il n'a jamais vraiment raconté sa fracture intérieure de 1954. Cette année-là, il a vingt ans lorsqu'il revient pour la première fois auprès des siens, à Tiendanite. Après dix ans d'absence il découvre avec effarement qu'il n'est même plus capable de parler à David, Louis, Tarcisse, Vianney..., à sa famille.    Cette hantise ne quittera plus Jean-Marie Tjibaou. Elle le tenaillera encore quand il sera ordonné prêtre, en 1965, après avoir fait son noviciat à l'île des Pins. Elle le pourchassera quand il partira prolonger ses études à l'institut socio-économique de Lyon, puis à la Sorbonne, en section d'ethnologie, et à l'Ecole pratique des hautes études. Depuis qu'il a réalisé que les écoles des Eglises peuvent rendre le Canaque étranger à ses frères, Jean-Marie Tjibaou doute que l'on puisse être, en même temps, prêtre et Canaque sur cette terre de Nouvelle-Calédonie marquée par les stigmates du colonialisme.    Depuis aussi qu'il s'est senti impuissant, avec sa seule parole d'homme de foi, devant la misère des siens. Il dira lui-même à quel point son ministère lui ouvrit alors les yeux " sur les difficultés des gens, sur la misère et l'alcoolisme ". C'est cette crise d'identité qui le conduira, après la mort de son père, à renoncer à la prêtrise, en 1970, pour ne pas rester enfermé " dans un ghetto mystico-religieux sans prise de responsabilité réelle dans la société ". Prêtre et militant    En 1977, la caldochie souveraine entend pour la première fois parler d'un jeune Canaque placide et trapu que les autres " indigènes ", comme on dit à Nouméa, disent promis au plus bel avenir. Le maire sortant de Hienghène, Yves Devillelongue, de vieille souche caldoche, n'en revient pas d'avoir perdu la tête de la municipalité au profit du fils de Wenceslas, que le parti du député Rock Pidjot, l'Union calédonienne, vient de porter à sa présidence.    Deux ans plus tard, en 1979, Jean-Marie Tjibaou, élu conseiller territorial dans les rangs du Front indépendantiste, pousse les feux : " L'indépendance est pour 1980 ", affirme-t-il.    Un chef est né. Il devient en juin 1982, après un renversement d'alliances survenu au sein de l'Assemblée territoriale, le principal dépositaire du pouvoir exécutif en accédant à la vice-présidence du conseil de gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.    Bon gestionnaire, modéré dans ses prises de position, se préoccupant essentiellement des dossiers relatifs au développement économique et social, Jean-Marie Tjibaou s'impose peu à peu comme l'interlocuteur privilégié du pouvoir central. Avant d'acquérir une stature internationale qui lui permettra, quelques années plus tard, de faire condamner la France par l'ONU.    Déjà à cette époque, Jean-Marie Tjibaou fait équipe, à l'état-major du front indépendantiste, avec un grand gaillard natif de Maré, expert en gestion, membre de l'UC depuis 1971, élu en 1977 conseiller territorial des îles Loyauté, un homme chaleureux dont il aime le sourire et la solidité, Yeiwéné Yeiwéné, " Yéyé " pour les intimes.    Déjà ces deux-là ne se quittent plus. Et déjà la mort tourne autour d'eux. Elle frappe, en septembre 1981, le secrétaire général de leur parti, Pierre Declercq, un autre ancien séminariste, un Ch'timi, assassiné par un inconnu parce que coupable de sympathie pour les Canaques. Premier coup d'une atroce série... Mais comment résumer une avalanche d'absurdités ? Le don de se faire aimer    Jean-Marie Tjibaou possédait un don qui transcende souvent toutes les difficultés, celui de se faire aimer par ceux qui l'approchaient.    Aimer et respecter.    Insidieusement, la mort resserrait son filet. La pire épreuve, la plus sordide, Jean-Marie Tjibaou l'avait subie après l'exécution d'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro par les tireurs d'élite du GIGN, en janvier 1985, lorsque certains des militants indépendantistes de Canala lui avaient fait l'injure de croire que ces deux compagnons de lutte avaient pu être " éliminés " avec son accord. Ces insinuations, nées sur les murs de Nouméa à l'initiative d'extrémistes caldoches, lui avaient laissé une amertume indélébile, malgré le pardon coutumier qu'il avait accordé en 1988 aux gens de Canala. Une amertume presque aussi insupportable, bien que d'une autre nature, que l'écoeurement qu'il avait ressenti en octobre 1987, lors du verdict d'acquittement prononcé par des jurés de Nouméa en faveur des meurtriers de ses frères.    Il avait laissé le champ libre à " Yéyé ". Un " Yéyé " déchaîné, qui avait abandonné les colliers de fleurs de son époque hippy, qui ne disait plus " nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles ", qui ne se référait plus à la non-violence des paysans du Larzac pour expliquer la stratégie du FLNKS. Un " Yéyé " qui prédisait, au contraire : " La violence va pointer son nez. " Et lorsque Bernard Pons, le ministre des DOM-TOM du gouvernement de Jacques Chirac, avait enterré prématurément le FLNKS, au lendemain de l'illusoire référendum du 13 septembre 1987 boycotté pacifiquement par les indépendantistes, Jean-Marie Tjibaou s'était borné à annoncer, pour sa part : " Les moribonds seront au rendez-vous. " Ils furent, en effet, au rendez-vous tragique d'Ouvéa. " Trop de sang. Il ne faut plus jamais ça "    Ce n'est pas parce que cet homme était plus proche de Gandhi que de Kadhafi (n'en déplaise à ceux qui voient la main de Tripoli dans le FLNKS via le FULK de Yann Céléné Uregeï) qu'il était pour autant un saint. Paysan madré, cachant un esprit vif derrière une bonhomie à toute épreuve, Jean-Marie Tjibaou pratiquait parfaitement l'art du partage des tâches et, au besoin, du double discours. En outre, Yeiwéné Yeiwéné avait parfaitement remplacé Eloi Machoro dans le registre du lieutenant qui crie tout fort ce que le commandant ne fait que chuchoter. Tout son combat militant s'inspirait d'un avis reçu naguère, à Alger, d'experts du FLN : " La France n'a pas de parole, elle ne connaît que les rapports de forces... " A partir du moment où, au printemps 1988, l'état-major du FLNKS avait décidé de laisser à ses " comités de lutte " locaux une entière autonomie pour la mise au point des opérations de " boycottage actif " des élections régionales imposées par Jacques Lafleur à la date du 24 avril-le même jour que le premier tour de l'élection présidentielle-Jean-Marie Tjibaou savait qu'il aurait à assumer de nouvelles violences. Pourtant, rien n'avait permis de mettre en doute sa sincérité lorsqu'il avait exprimé son effarement devant le bilan sanglant de l'attaque de la brigade de Fayaoué. Il n'avait pas pardonné à " Yéyé " de lui avoir caché le détail de ce qui se tramait là-bas.    Les autres signataires des accords de Matignon n'oublieront pas les larmes qui montèrent aux yeux de Jean-Marie Tjibaou, au cours de cette nuit historique du samedi 25 au dimanche 26 juin 1988, lorsqu'il évoqua le carnage d'Ouvéa : " Tout ce sang, encore du sang, trop de sang ! Il ne faut plus jamais ça ! " Cette nuit-là, il fallait choisir : " Continuer à s'entre-tuer ou construire pour l'avenir. " L'ancien prêtre avait choisi la vie. Contre l'avis de " Yéyé ", loyalement résigné, pourtant, à " s'enfoncer dans le trou " avec lui, il avait choisi de faire la paix. Contre l'avis de son parti, ulcéré par la poignée de main accordée à son vieil ennemi Jacques Lafleur. Seul contre tous et pourtant vainqueur, quelques semaines plus tard, grâce à la force de ses convictions. En ces circonstances, Jean-Marie Tjibaou avait confirmé sa stature d'homme d'Etat. Et l'impossible s'était produit en août 1988 : le pontife de Canaquie, celui-là même que " Nouméa la blanche ", il y a à peine quelques mois, vouait à la prison, avait été applaudi, en compagnie de Michel Rocard et Jacques Lafleur, à l'hôtel de ville du chef-lieu. Il en était resté les mains jointes comme dans une prière muette, figé, assommé par tant d'incongruité. Il en avait même oublié ce rabat-joie d'Ouvéa qu'il avait croisé sur son chemin, à Paris, à la veille de la signature des accords de Matignon et qui avait tant insisté, à sa sortie de prison, pour exposer personnellement son point de vue à Michel Rocard, exiger la libération des preneurs d'otages incarcérés. Cet ancien pasteur qui, lui, ne riait jamais, Djubelly Wéa, son frère de sang, qui allait l'assassiner quelques mois plus tard, le 4 mai. ALAIN ROLLAT Le Monde du 6 mai 1989

« Aimer et respecter. Insidieusement, la mort resserrait son filet.

La pire épreuve, la plus sordide, Jean-Marie Tjibaou l'avait subie après l'exécutiond'Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro par les tireurs d'élite du GIGN, en janvier 1985, lorsque certains des militantsindépendantistes de Canala lui avaient fait l'injure de croire que ces deux compagnons de lutte avaient pu être " éliminés " avecson accord.

Ces insinuations, nées sur les murs de Nouméa à l'initiative d'extrémistes caldoches, lui avaient laissé une amertumeindélébile, malgré le pardon coutumier qu'il avait accordé en 1988 aux gens de Canala.

Une amertume presque aussiinsupportable, bien que d'une autre nature, que l'écoeurement qu'il avait ressenti en octobre 1987, lors du verdict d'acquittementprononcé par des jurés de Nouméa en faveur des meurtriers de ses frères. Il avait laissé le champ libre à " Yéyé ".

Un " Yéyé " déchaîné, qui avait abandonné les colliers de fleurs de son époque hippy,qui ne disait plus " nous vaincrons parce que nous sommes les plus faibles ", qui ne se référait plus à la non-violence des paysansdu Larzac pour expliquer la stratégie du FLNKS.

Un " Yéyé " qui prédisait, au contraire : " La violence va pointer son nez.

" Etlorsque Bernard Pons, le ministre des DOM-TOM du gouvernement de Jacques Chirac, avait enterré prématurément leFLNKS, au lendemain de l'illusoire référendum du 13 septembre 1987 boycotté pacifiquement par les indépendantistes, Jean-Marie Tjibaou s'était borné à annoncer, pour sa part : " Les moribonds seront au rendez-vous.

" Ils furent, en effet, au rendez-vous tragique d'Ouvéa. " Trop de sang.

Il ne faut plus jamais ça " Ce n'est pas parce que cet homme était plus proche de Gandhi que de Kadhafi (n'en déplaise à ceux qui voient la main deTripoli dans le FLNKS via le FULK de Yann Céléné Uregeï) qu'il était pour autant un saint.

Paysan madré, cachant un esprit vifderrière une bonhomie à toute épreuve, Jean-Marie Tjibaou pratiquait parfaitement l'art du partage des tâches et, au besoin, dudouble discours.

En outre, Yeiwéné Yeiwéné avait parfaitement remplacé Eloi Machoro dans le registre du lieutenant qui crie toutfort ce que le commandant ne fait que chuchoter.

Tout son combat militant s'inspirait d'un avis reçu naguère, à Alger, d'experts duFLN : " La France n'a pas de parole, elle ne connaît que les rapports de forces...

" A partir du moment où, au printemps 1988,l'état-major du FLNKS avait décidé de laisser à ses " comités de lutte " locaux une entière autonomie pour la mise au point desopérations de " boycottage actif " des élections régionales imposées par Jacques Lafleur à la date du 24 avril-le même jour que lepremier tour de l'élection présidentielle-Jean-Marie Tjibaou savait qu'il aurait à assumer de nouvelles violences.

Pourtant, rienn'avait permis de mettre en doute sa sincérité lorsqu'il avait exprimé son effarement devant le bilan sanglant de l'attaque de labrigade de Fayaoué.

Il n'avait pas pardonné à " Yéyé " de lui avoir caché le détail de ce qui se tramait là-bas. Les autres signataires des accords de Matignon n'oublieront pas les larmes qui montèrent aux yeux de Jean-Marie Tjibaou, aucours de cette nuit historique du samedi 25 au dimanche 26 juin 1988, lorsqu'il évoqua le carnage d'Ouvéa : " Tout ce sang,encore du sang, trop de sang ! Il ne faut plus jamais ça ! " Cette nuit-là, il fallait choisir : " Continuer à s'entre-tuer ou construirepour l'avenir.

" L'ancien prêtre avait choisi la vie.

Contre l'avis de " Yéyé ", loyalement résigné, pourtant, à " s'enfoncer dans letrou " avec lui, il avait choisi de faire la paix.

Contre l'avis de son parti, ulcéré par la poignée de main accordée à son vieil ennemiJacques Lafleur.

Seul contre tous et pourtant vainqueur, quelques semaines plus tard, grâce à la force de ses convictions.

En cescirconstances, Jean-Marie Tjibaou avait confirmé sa stature d'homme d'Etat.

Et l'impossible s'était produit en août 1988 : lepontife de Canaquie, celui-là même que " Nouméa la blanche ", il y a à peine quelques mois, vouait à la prison, avait été applaudi,en compagnie de Michel Rocard et Jacques Lafleur, à l'hôtel de ville du chef-lieu.

Il en était resté les mains jointes comme dansune prière muette, figé, assommé par tant d'incongruité.

Il en avait même oublié ce rabat-joie d'Ouvéa qu'il avait croisé sur sonchemin, à Paris, à la veille de la signature des accords de Matignon et qui avait tant insisté, à sa sortie de prison, pour exposerpersonnellement son point de vue à Michel Rocard, exiger la libération des preneurs d'otages incarcérés.

Cet ancien pasteur qui,lui, ne riait jamais, Djubelly Wéa, son frère de sang, qui allait l'assassiner quelques mois plus tard, le 4 mai. ALAIN ROLLAT Le Monde du 6 mai 1989. »

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