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Jerrold Levinson (1931-) Concept d'art et histoire

Publié le 19/10/2016

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histoire

Jerrold Levinson (1931-)

Concept d'art et histoire

Le concept d'art a certainement changé avec le temps. Sur ce point, il n'y a pas de doute. Il ne sera donc pas inutile [...] de souligner que mon analyse est seulement destinée à saisir ce qu'est le concept d'art aujourd'hui - c'est-à-dire, ce que signifie maintenant, pour un objet, créé à un moment donné (passé, présent ou futur) d'être reconnu comme de l'art à ce même moment, plutôt que ce que cela signifiait au moment de sa création. Le fait d'affirmer que l'analyse indique ce que signifie, par exemple pour une chose créée en 1777, le fait d'être une œuvre d'art n'implique ni ne réclame, par conséquent, que le concept d'art1977 soit identique au concept d'art1777. Ces deux concepts pourraient sans doute autoriser une classification passablement différente du champ des objets en art et en non-art. Le fait d'appeler la Ronde de nuit de Rembrandt une œuvre d'art en 1777 signifiait sans aucun doute quelque chose de différent de ce que l'on voulait dire en l'appelant ainsi en 1977. Cependant, à en juger par l'analyse que j'en ai proposée, je pense que le seul aspect du concept d'art1977 dont on pourrait incontestablement considérer qu'il a fait défaut au concept d'art1777 réside dans le fait que des objets qui n'ont pas été façonnés ou au moins minimalement façonnés par leurs créateurs sont considérés comme de l'art. Alors que le concept d'art1977 permet d'associer la Ronde de nuit à d'anciennes barres d'acier inoxydable, des porte-manteaux et des têtes de bouc, le concept d'art1777 contribuait en partie à différencier la Ronde de nuit de tout objet de ce genre. Cette transformation conceptuelle majeure s'est produite, comme nous le savons, autour de 1920 avec le mouvement dadaïste.

J'ai déjà noté que la définition historique de l'art permettait d'expliquer, de façon directe et puissante, l'unité et la continuité inhérentes au développement de l'art. Pour exprimer cela brièvement, le fait d'être une œuvre d'art à un moment donné revient à être intentionnellement apparenté à des œuvres d'art antérieures - ni plus ni moins. Et la définition historique, si on l'accepte, nous permet de dissiper les effets persistants de ce qu'on appelle le « sophisme intentionnel », c'est-à-dire la thèse qui considère que l'intention des artistes ne bénéficie d'aucune pertinence pour une appréciation correcte ou complète de leurs œuvres. Car si les intentions des artistes sont reconnues comme centrales au regard de la différence qui oppose l'art et le non-art, on ne peut pas si aisément les priver de pertinence pour la compréhension des œuvres d'art une fois que l'on a vu comment elles se constituent. En particulier, la définition historique indique l'importance considérable, pour une appréciation des œuvres d'art, des genres, des modes de perception et du traitement antérieurs que les artistes associent à leur production a travers leurs intentions artistiques.

La définition historique de l'art permet aussi de mettre utilement en lumière le fait que si en art tout est possible, en revanche tout ne marche pas. Si tout est possible, c'est parce qu'il n'y a pas de limites claires au genre de choses que les gens peuvent sérieusement nous inviter à percevoir comme une œuvre d'art. Si cependant tout ne marche pas, c'est parce que le fait de percevoir quelque-chose comme une œuvre d'art implique nécessairement que l'on projette ce qui appartient au passé de l'art sur ce qui est présenté comme étant de l'art dans le présent. Rien ne nous garantit que l'objet présent et les modes de perception passés aient la faculté de s'accorder. L'interaction des deux est parfois immédiatement satisfaite ; elle ne l'est parfois qu'après un certain laps de temps. II nous arrive d'être choqués, perturbés, mais nous nous en remettons et nous finissons par comprendre. Il arrive également que nous soyons forcés d'adopter de nouveaux modes de perception en laissant de côté les anciens. Mais il nous arrive aussi d'être simplement perplexes, ennuyés, dérangés - ou les trois - sans parvenir jamais à dépasser ces sentiments. En pareils cas, nous avons bien affaire à des œuvres d'art, mais de telles œuvres sont sans effet.

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