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La connaissance est-elle la condition du bonheur ?

Publié le 18/01/2011

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"Qu'heureux seraient les hommes des champs s'ils connaissaient  leur bonheur !" déclare le poète latin Virgile. Il est, en effet, fréquent de constater que des personnes dont on envie la situation n’aient pas conscience de leur chance – car c’est bien de là que vient le mot “bonheur”, “heur” étant dérivé du latin augurium qui signifie l’augure, la chance. Le bonheur équivaudrait donc à la bonne chance, soit à quelque chose qui arrive sans que l’on s’y attende et dont, par conséquent, on ne se rend pas forcément compte. On s’exclame bien souvent : “Si tu savais la chance que tu as !” avec envie – cela signifierait donc que l’on pourrait posséder le bonheur sans s’en rendre compte, ce qui est paradoxal compte tenu du fait que l’on assimile généralement le bonheur à un sentiment intérieur. On pourrait donc avoir toutes les cartes en main pour être heureux sans l’être pour autant car l’état de bonheur implique une forme de connaissance, de prise de conscience de ces éléments. Comment, en effet, être heureux quand on pense ne rien avoir pour l’être ? Cette connaissance apparaît donc comme une forme de condition du bonheur – mais le bonheur, qui est l’aspiration absolue de l’homme, a-t-il seulement des conditions, en considérant qu’il soit possible de l’atteindre ? Au contraire, Georg Trakl, poète autrichien expressionniste du début du XX° siècle, affirme dans Aphorisme : “Seul celui qui méprise le bonheur aura la connaissance”. La connaissance, d’une manière générale, serait donc, selon lui, incompatible avec l’idée de bonheur. Il y aurait donc des connaissances favorables et d’autres néfastes au bonheur. Quelles sont-elles ?

A quelles conditions la connaissance peut-elle s’associer au bonheur ?

Il est des connaissances qui, bien loin de rendre heureux, apportent plutôt la tristesse mais la connaissance de soi et la spiritualité sont des chemins qui peuvent mener au bonheur ; finalement, certaines connaissances sont des outils pour rendre la vie plus agréable mais elles n’en sont en rien des conditions.

 

Nous sommes forcés de constater que la connaissance n’est pas toujours favorable au bonheur, voire même qu’elle peut lui nuire. On remarque d’ailleurs qu’elle a toujours été considérée comme la source du malheur des hommes, notamment dans la tradition judéo-chrétienne : dès les premières pages de la Genèse, Adam et Eve sont chassés du jardin d’Eden pour avoir goûté à l’arbre de la connaissance, désobéissant à l’ordre de Dieu : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras «. La citation de Georg Trakl répond bien à cet épisode de la Bible : le choix doit être fait entre la connaissance et le bonheur qui repose donc sur une forme d’innocence. Avant la chute, Adam ayant été créé à l’image de Dieu, il accomplissait sa volonté sans l’évaluer puisqu’il était en communion avec Dieu : il ne connaissait donc pas la division de la volonté, le déchirement moral et la souffrance qu’il engendre. Il ne devint un être divisé que dès lors qu’il aura pris connaissances des lois morales mais aussi de lui-même et de son corps, qu’il ne savait pas nu avant d’avoir croqué le fruit défendu. Avant cela, il n’éprouvait pas et donc ne s’éprouvait pas lui-même ; il vivait dans une entière plénitude.

Traditionnellement, donc, la connaissance est la source de tous les problèmes de l’homme mais certaines connaissances en particulier peuvent rendre la vie particulièrement pénible. On peut encore une fois prendre l’exemple d’Adam et Eve, honteux de leur nudité après avoir goûté au fruit de l’arbre de la connaissance. Qu’il y avait-il de mal pour eux à être nu alors qu’ils étaient les seuls êtres humains existant ? La pudeur est dès lors devenue une gêne plus ou moins importante chez chacun – parfois, la conscience de son propre corps est-elle qu’elle provoque des complexes, de nombreuses personnes se trouvent mal dans leur peau à cause de la connaissance qu’elles ont de ce corps et de son imperfection. L’homme est, de plus, depuis le péché originel, soumis à l’expérience de son altérité. Devenus pêcheurs, les hommes se font du mal entre eux pour satisfaire leurs désirs nouveaux et la souffrance est partout dans le monde. Comment la connaissance de cette souffrance universelle pourrait-elle rendre heureux ? Par exemple, a-t-on besoin de savoir que l’Afrique est un continent habité par la misère et la famine ? Que les attentats terroristes pullulent, détruisant d’autres vies humaines ? Le malheur du monde est tel que pour atteindre une forme de plénitude intérieure, il vaut bien mieux l’ignorer. L’être humain étant généralement doué de pitié et de compassion, il ne peut qu’être attristé face à ces réalités sordides auxquelles il est, individuellement, impuissant. Et quand bien même les plus sensibles à ces problèmes pourraient éprouver une forme d’apaisement et de satisfaction à aider des malheureux, le travail étant infini, ils ne pourraient jamais ressentir un bonheur entier et durable car il resterait toujours du malheur quelque part. Même à une plus petite échelle, certaines connaissances s’avèrent fort dispensables. On dit bien à juste titre que « toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire «. La dissimulation est de mise dans les rapports sociaux afin d’éviter des conflits inutiles. Dire à tous les gens que l’on n’apprécie pas que ce sont des imbéciles ne pourrait que déclencher des hostilités et, à l’inverse, vouloir savoir absolument ce que les autres pensent de soi pourrait parfois plus blesser que satisfaire sa curiosité. La dissimulation vaut donc souvent mieux pour tout le monde. Certes, on ne peut pas cacher à une personne le décès d’un être cher – elle finirait par l’apprendre tôt ou tard – mais a-t-on néanmoins besoin de lui dire que cette personne a beaucoup souffert ? N’est-ce pas mieux, pour réduire ses souffrances, de lui cacher ce détail voire de lui dire que l’être cher est parti en paix ? Si cela pose des problèmes d’éthique, il est clair cependant que bien des connaissances apportent plus de misère que de joie.

Est-ce, de toute façon, le rôle de la connaissance d’apporter le bonheur ? La connaissance relève, bien entendu, de la raison ; or, selon Kant, la raison n’a pas été donnée à l’homme pour lui permettre de trouver le bonheur. On constate, en effet, que la raison n’a jamais permis à l’homme d’obtenir le bonheur d’une manière certaine, elle ne peut donc être son dessein. Au contraire, elle prescrit souvent des comportements qui vont à l’encontre d’un bonheur immédiat – faire ses devoirs au lieu d’aller profiter du beau temps dehors pour se balader, être respectueux envers une personne à qui on rêve de dire ses quatre vérités… La raison sert donc une autre fin que le bonheur – celle de la volonté bonne, selon Kant – qui relèverait plutôt de l’instinct. En effet, puisque le bonheur est un but inhérent à l’homme – tous le recherchent – sa recherche doit relever d’un mouvement intérieur inné, plus ou moins conscient selon la situation car il est naturel pour l’homme de rechercher son bien-être. L’affaire du bonheur n’est donc pas celle de la raison.

 

Il semble néanmoins que l’homme ne pourrait être heureux sans certaines connaissances. En effet, si l’absence de connaissances entraîne une forme d’innocence – donc l’absence de soucis – elle génère également la crédulité et l’incompréhension due à l’ignorance, deux obstacles majeurs à la liberté qui est très importante dans la quête du bonheur puisqu’elle permet à l’homme de mener sa vie comme il le souhaite, soit de la façon qui pourra le mieux lui faire accéder au bonheur. La crédulité, d’une part, est un inconvénient pour soi et un avantage pour les autres qui peuvent grâce à elle nous induire en erreur pour satisfaire leurs fins au détriment de notre bien être. Être crédule permet à autrui de nous manipuler, j devient un objet, un moyen à ses yeux et notre volonté propre est donc annihilée. De plus, se libérer, pour Spinoza, entraîne un accroissement de la puissance d’être et d’agir qui est accompagné par de la joie : on subit moins le monde extérieur et l’on agit plus. La plupart des gens pensent en fonction de ce qu’ils ressentent, ils sont abusés par leurs sens et par leur imagination et il arrive souvent que nous croyions que quelque chose va nous rendre heureux alors que ce sera le contraire. Par exemple, en tombant amoureux d’une personne nous pouvons penser qu’elle est la seule susceptible de faire notre bonheur alors qu’en vérité elle est égocentrique, que son caractère est incompatible avec le notre et qu’elle ne se souciera jamais de notre bien être. Nous sommes asservis par nos préjugés, nos erreurs et nos illusions : il faut en expliquer la cause afin de s’en affranchir, c’est à cela que sert la connaissance. La finalité de la philosophie serait donc d’arriver à la liberté des hommes par l’intermédiaire de la connaissance précise du monde extérieur et de ce que nous sommes. Socrate disait bien, par ailleurs, « connais-toi toi-même « : la connaissance de soi est essentielle afin de savoir ce qui est susceptible de nous rendre heureux ou malheureux, ce que l’on doit éviter et vers quoi l’on doit tendre.

Le bonheur relève donc d’une certaine intériorité – il n’est peut-être d’ailleurs dépendant que de cette intériorité puisqu’il est avant tout un ressenti intérieur. S’il est un état seulement intérieur alors il devrait être capable de s’affranchir des événements extérieurs, qui ne dépendent pas de soi. C’est ce que pense Epicure dans la Lettre à Ménécée. Selon lui, la philosophie, qui est à la fois savoir et pratique, permet d’accéder au bonheur, que les événements soient heureux ou pas car ce ne sont pas eux qui rendent heureux ou malheureux, mais les pensées qu’on en a. Nous pouvons donc être heureux même si nous avons subi un événement malheureux qui a bouleversé notre vie. La douleur peut, certes, influencer notre âme mais on peut atténuer cette influence, voire même la faire disparaître, en choisissant la direction de ses pensées - par exemple en se remémorant des souvenirs joyeux. Il s’agit donc de prendre du recul par rapport à ce qui advient autour de nous et de se concentrer sur soi pour repousser tout sentiment de tristesse ; or ceci n’est possible qu’en possession d’une certaine sagesse qui nous apprend que, parmi les plaisirs que l’on recherche hors de soi, tous sont vains et fugitifs (les festins somptueux, la possession, etc.) et ne peuvent donc pas nous faire accéder à un bonheur durable puisque le bonheur est bien supérieur aux seuls plaisirs qui se trouvent hors de nous.

Néanmoins, on remarque qu’Epicure et de manière générale les épicuriens et les stoïciens ont une définition négative du bonheur : en effet, ils le définissent comme équivalent à l’absence de douleur et de malheur. Ne pas se laisser affecter par les événements malheureux ou, du moins, s’en tenir à l’écart dans la mesure du possible, ce serait donc être heureux. Or, cette forme de bonheur n’est-elle pas fade et insipide ? Le bonheur qui est un idéal transcendant se résumerait donc au défaut de souffrance ? On a pourtant tous déjà rencontré des personnes dont la vie n’était assombrie par aucun véritable problème, mais peut-on dire qu'ils sont "heureux" ? L’homme aspire à bien plus qu’à une vie tranquille où les souffrances lui seraient épargnées, d’où sa recherche incessante du plaisir qu’il pense pouvoir le combler. La connaissance, la philosophie et la spiritualité peuvent certes apporter une certaine forme de sérénité et aider à mieux apprécier la vie et supporter la douleur.

 

Néanmoins, cette méthode a ses limites et, pour cause, elle est limitée dans le temps : en effet, la philosophie et toutes les connaissances qu’elle peut nous apporter sont éphémères puisque le monde évolue et ce qui était vrai hier peut être faux aujourd’hui ou l’on découvre que ce qui nous semblait vrai n’était en fait qu’une illusion. On peut prendre l’exemple de la Terre, que l’on a longtemps cru être au centre du monde alors qu’en réalité, elle gravite autour du soleil et, de manière générale, toutes les découvertes scientifiques qui se sont annulées ou corrigées au fil des siècles. Ainsi, les connaissances que l’on acquiert au fil du temps sont instables, provisoires. On en jouit un moment avant de s’apercevoir qu’elles ne sont plus valables et qu’il faut donc en rechercher d’autres. Ce fait s’oppose ainsi à l’idée de bonheur qui, lui, dure dans le temps, on peut même dire qu’il le transcende puisqu’il représente un absolu. Le bonheur repose sur des bases solides, inébranlables contrairement à la connaissance, qui est le fruit de la perception humaine et est donc soit erronée, soit amenée à changer. Nietzsche affirme d’ailleurs dans Humain, trop humain que « il n'y a pas plus de données éternelles qu'il n'y a de vérités absolues «.

Il n’existe donc pas de Vérité absolue mais des vérités vivantes car elles changent et évoluent, et qui aident à vivre le temps présent. La Vérité absolue est une croyance, les vérités ponctuelles sont des hypothèses provisoires que l’on teste quotidiennement, souvent avec plaisir. Le doute rend gai parce qu’il en appelle à l’illusion nécessaire et amène à une découverte exaltante : il devient ludique. La connaissance est un outil de l’homme mais il faut avoir conscience qu’elle est tirée des apparences et que l’on ne connaîtra jamais le cœur absolu des choses. Ceux qui cherchent à tous prix une Vérité absolue finissent par être dégoûté de ce monde imparfait et provisoire, et rêvent d’un autre monde possédant une cohérence, un sens ; ils ne vivent donc pas vraiment puisqu’ils n’arrivent pas à profiter de leur vie au jour le jour, ne sont jamais satisfaits du temps et du lieu où ils se trouvent et regrettent de n’être pas ailleurs. C’est pourquoi Nietzsche décrète « la mort de Dieu «, c’est à dire la fin en la croyance qu’il existe un absolu hors de ce monde ou une Vérité unique, universelle et éternelle. Les vérités humaines ne sont pas celles de dieux : elles sont provisoires et se renouvellent puisque l’univers n’est pas figé mais il s’étend, il se transforme sans cesse ; il n’est même pas intemporel puisque né du Big Bang et appelé peut-être à se contracter à nouveau un jour. Tout change, rien n’est Un mais tout est composé de plusieurs choses. Ainsi il n’y a pas une connaissance, mais des connaissances dont la valeur n’est pas d’accéder à la Vérité mais d’aider à vivre. A ce propos, Nietzsche affirme, dans l’avant-propos du Gai savoir : « chez tous les philosophes, il ne s’est jusqu’à présent nullement agi de « vérité «, mais d’autre chose, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… « Le savoir doit être « gai «, plaisant, parce qu’il est positif, chercher à apprendre et à connaître marque d’une curiosité éveillée, d’une énergie débordante et c’est donc signe de santé du corps, de vitalité des affects et de légèreté de l’esprit. Cette recherche perd tout son intérêt à partir du moment où elle devient une contrainte, une obligation déplaisante qui ennuie l’individu puisque son but est d’égayer et de stimuler.

 

La connaissance n’est finalement pas condition du bonheur tout simplement parce qu’il n’y a pas une connaissance mais des connaissances multiples et variées, donc qui ne contribuent pas toutes au bonheur de l’homme. Les connaissances sont donc des outils que l’homme sélectionne et utilise à son gré afin de servir son bonheur mais elles ne sauraient être des conditions dans la mesure où le bonheur est affaire privée et où chacun en détermine la recette selon sa personnalité et ses propres besoins.

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