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La diversité des cultures est-elle un obstacle à l'unité du genre humain ?

Publié le 27/02/2008

Extrait du document

La reconnaissance de la diversité culturelle date d’il y a peu. Le XIX ème siècle intellectuel européen était marqué par une cécité complète à l’égard de la richesse des cultures du monde. Que ce soit dans les journaux, dans le roman, l’histoire, ou dans les essais, il est extrêmement facile d’exhiber des textes du passé à connotations racistes. Ce qui nous donne d’une certaine façon bonne conscience, car nous pensons bien être passé au-delà. Il est vrai que ce qui oblitère la vision du XIXème siècle, c’est l’identification de l’humain avec un modèle strictement occidental de culture. Par conséquent, ce qui en diffère et s’en éloigne tombe en dehors de « l’humanité ». Dans la catégorie du « sauvage », du « sous-développé » et du « barbare ». Dans le monde cosmopolite du XXème siècle, nous sommes de fait confrontés aux différences culturelles et nous sommes théoriquement beaucoup mieux préparés à accepter la diversité que ne l’était le siècle passé.

    Cependant, la question est loin d’être simple. Si le modèle culturel légué par le positivisme était simpliste, il avait le mérite tout de même de poser l’unité du genre humain. La raison est également présente en tout homme et il y a une nature humaine. Avec l’apparition de l’anthropologie contemporaine, l’idée de l’homme éclate et se voit complètement relativisée. « L’homme » n’existe pas, il n’existe que des « types culturels humains », foncièrement différents les uns des autres et dont on ne voit plus du tout l’unité sous-jacente. Aussi le problème posé, et qui revient sans cesse dans la confrontation des cultures qui est la nôtre se formule ainsi : La diversité des cultures est-elle un obstacle à l’unité du genre humain ?

*  * *

A. Identité culturelle et conflit

    Sur pareille question, il est urgent de se placer sur le terrain des faits, avant même d’avancer une quelconque théorie et les faits ici nous mettent en présence d’affrontements graves. S’il est une question grave dans notre monde actuel, c’est bien celle des conflits entre les cultures et les conflits dits ethniques. Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme, les nœuds conflictuels ont changé de nature, ils sont devenus moins idéologiques et beaucoup plus revendicatifs quant à défendre les intérêts de communautés culturelles différentes. A la racine des ces conflits, il y a la revendication d’une identité culturelle, liée à l’appropriation individuelle du statut de membre d’une communauté culturelle. Cette identité apparaît en filigrane dans tout le vocabulaire dont nous nous servons aujourd’hui. Des termes tels que : le « peuple kurde », le « peuple corse », « l’identité basque », « le peuple palestinien », « le peuple juif », le « sentiment patriotique américain », etc. supposent la reconnaissance d’une forme d’identité.

    1) Or l’identité culturelle ne va pas de soi. Elle est une forme d’identité d’objet et correspond à une définition. Je peux, devant autrui, me définir comme américain, palestinien, israélien, breton, basque, etc. Cela veut dire que je m’identifie à une communauté culturelle et que, par là, j’entends défendre mes appartenances : ma langue, mes traditions, mes valeurs, mes intérêts au sein de ma communauté. Qu’il y ait une valeur de ma culture, cela ne fait pas de doute, il y a une valeur et une richesse de toutes les cultures ; le problème, c’est quand cette identité n’est plus perçue comme une composante naturelle de la diversité, mais devient une agrégation conflictuelle. Mais comment l’identité culturelle peut-elle devenir conflictuelle ?

    Le problème ne surgit que de la fragmentation où l’esprit se maintient, de la fragmentation intérieure de ma personnalité, et de la fragmentation sociale qui résulte de cet état de division. A partir du moment où je pose mon identité de manière objective sous la forme de définitions historiques, politiques, langagières, religieuses, le problème se pose déjà de savoir comment concilier en moi cette multiplicité. (texte)

    Prenons un exemple, celui qu’évoque Amin Maalouf, dans Les Identités meurtrières. Il écrit ceci : « Il m’arrive de faire quelquefois ce que j’appellerais ‘mon examen d’identité’, comme d’autres font leur examen de conscience… Je fouille ma mémoire pour débusquer le plus grand nombre d’éléments de mon identité, je les rassemble, je les aligne, je n’en renie aucun ». La suite du texte évoque cette complexité : il explique venir d’une famille originaire du sud arabique, implantée dans la montagne libanaise qui s’enorgueillit d’avoir toujours été à la fois arabe et chrétienne. Il nous dit que le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’islam est un paradoxe fondamental, d’avoir été inscrit dans une école française est encore une complexité étrange, ajouté à cela une grand-mère turque, marié à un époux maronite d’Egypte. Ce qui est remarquable, c’est qu’alors, dit-il, « grâce à chacune de mes appartenance, prise séparément, j’ai une certaine parenté avec un grand nombre de mes semblables ». Bien sûr, c’est une exemple extrême, mais, si nous examinions notre identité culturelle, il y a fort à parier que nous trouverions, en remontant dans le temps, de proche en proche des racines qui s’étendent bien au-delà de notre territoire actuel et de notre famille. Plus nous remontons dans le temps, plus nous pouvons comprendre que nous sommes tous cosmopolites. Qui d’entre nous peut prétendre être « français », « espagnol », « anglais », etc. à « cent pour cent » ? La « pureté » de sang, cela ne veut rien dire.

    Le paradoxe de l’identité culturelle se formule ainsi : « En extrapolant à peine, je dirai : avec chaque être humain, j’ai quelques appartenances communes ; mais aucune personne au monde ne partage toutes mes appartenances ». En tant qu’individu, je suis tout à fait unique le seul de mon espèce ; mais en tant qu’homme, je partage mes caractéristiques avec des milliers, des millions, des milliards d’êtres humains ; et il est impossible de dissocier l’un de l’autre, car ils vont ensemble. Or le malheur, c’est que le conditionnement social ambiant va très tôt mettre l’accent sur les différences et sur une forme culturelle d’identité au dépend de toutes les autres. C’est ce schéma qui va être inculqué très jeune à l’enfant. L’enfant va donc recevoir la blessure de la différence, « très tôt, à la maison, comme à l’école ou dans la rue voisine, surviennent les premières égratignures. Les autres lui font sentir, par leurs paroles, par leurs regards, qu’il est pauvre, ou boiteux, ou petit de taille, ou ‘haut sur patte’, ou basané, ou trop blond, ou circoncis, ou non-circoncis, ou orphelin – ces innombrables différences » sont excessivement soulignées et contribuent à provoquer un réflexe identitaire de protection. Repli sur la famille, repli sur le clan, repli sur la communauté religieuse, repli sur l’identité nationale etc. Repli par lequel se constitue immédiatement une réification de la différence dans le soin de se distinguer des autres, voire de s’y opposer, afin de protéger son identité et de veiller à ses intérêts.

    Une fois la différence érigée en séparation et la séparation en étrangeté, alors se pose le problème de la cohabitation des cultures. La première forme de discrimination est déjà là au quotidien sous la forme de ce que nous appelons le racisme. Une minorité culturelle se voit contrainte de vivre sous le regard méfiant d’une majorité culturelle, qui se donne par avance des droits, qu’elle refuse de concéder à ceux qui ne partagent ni sa couleur de peau, ni sa langue, ni ses traditions, ni son histoire. Il lui faut vivre au quotidien, avec le regard rentré de sa différence, honteuse d’être ce qu’elle est. Aux U.S.A des métisses, issus des premières générations d’esclaves, ont très longtemps pratiqué le passing. Le passing consistait à tirer parti d’une faible coloration de la peau, pour se faire passer pour un blanc, en reniant ses origines. C’est ce que raconte le roman de Philip Roth La Tache. Passer pour un blanc en effet, c’était pouvoir accéder à bien des avantages et des fonctions sociales réservés aux blancs et inaccessibles aux noirs. C’était éviter d’être identifié comme un noir.

    2) Mais il y a encore plus grave. Que devient la différence culturelle, quand un pays entre dans une turbulence économique grave, quand les tensions montent ? Il suffit alors d’un contexte extrême de tension sociale pour que la différence se transforme en inimitié, l’inimitié en aversion et l’aversion dégénère en guerre civile. L’autre devient le bouc émissaire, le responsable des difficultés économique, des calamités naturelles et l’ennemi. Le refrain est connu. Il est sinistre. Il n’y a plus qu’à parquer les « juifs » pour la « solution finale », qu’à traquer les « croates », les « arméniens », il n’y a plus qu’à sortir les couteaux et les machettes pour chasser le « tutsi ». Cela s’appelle en termes techniques la pratique qui conduit au génocide.

    La cohabitation culturelle est une question fondamentale, car le XXI ème siècle ouvre une ère nouvelle où les problèmes de la mondialisation économique, de l’identité culturelle, sont devenus des enjeux incontournables. Nous ne pouvons pas faire comme s’il s’agissait de questions secondaires. Ce serait se voiler la face. Les affrontements entre cultures explosent aujourd’hui à notre figure, dans des conflits très violents. Depuis les attentats du World Trade Center du 11 septembre 2001, nous savons que la rivalité culturelle peut être utilisée comme justification du terrorisme. Le concept « d’occidental » est pourtant, dans le contexte postmoderne, d’un contenu assez pauvre. Que partagent les « occidentaux » à part leur techno-science, leur modèle économique, leurs valeurs de consommation publicitaire ? N’est-ce pas leur héritage judéo-chrétien ? Et bien, il a fallu réactiver la vieille lutte croisés/musulmans pour que l’on redonne un sens à l’affrontement culturel. Le pape Urbain II promettait la rémission des péchés et la vie éternelle à ceux qui tueraient des infidèles en Terre Sainte pour délivrer Jérusalem. Les intégristes musulmans promettent la vie éternelle aux côtés d’Allah, pour les martyrs de l’Islam qui feront la guerre sainte. Il faut une dualité pour fabriquer le conflit, alors elle est toute trouvée : grand satan occidental/peuple musulman. Et c’est une dualité qui repose sur l’identité culturelle.

    De toute manière, que nous le voulions ou non, l’humanité est entrée dans une ère de civilisation multiculturelle ; toute la question est de savoir comment nous parviendrons à pacifier le rapport entre des cultures différentes. Le concept d’Etat est déjà artificiel, il ne recoupe pas exactement l’identité culturelle, la création de grands ensembles, tels que l’Europe, ne résout pas davantage la question. C’est une unité qui reste encore assez artificielle et mécanique. Elle heurtent une autre logique, celle de la différence culturelle. Pourquoi tant d’hésitations à faire entrer la Turquie dans le concert des pays européens ? Le réflexe identitaire est là, bien vivace, qui dit : « On ne va tout de même pas faire entrer dans la communauté européenne, de tradition judéo-chrétienne, un pays clairement rattaché à l’Islam ! » Encore la question de l’identité culturelle. C’est à se demander si le fait même de mettre en avant l’identité culturelle n’est pas en soi conflictuel. Ce qui justifie le titre de l’essai d’Amin Maalouf Les Identités meurtrières.

B. Le point de vue de l’ethnologie et la question de l’intolérance

    Le point de vue des ethnologues est sur ce point assez instructif. Témoin le contraste des positions prises par Claude Lévi-Strauss dans son œuvre.

    1) Selon lui, il faut tout de même marquer une différence entre le racisme et l’intolérance culturelle. C’est la position que prend Claude Lévi-Strauss. « Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d'individus, de quelque façon qu'on le définisse, l'effet nécessaire d'un commun patrimoine génétique ». Le racisme est une doctrine, pas exactement une attitude. Les thèses de Mein Kampf d’Adolf Hitler soutiennent ouvertement une doctrine raciste. La doctrine nazie fait prévaloir l’idée de la supériorité d’une race par rapport à une autre et l’idée que la race aryenne aurait une dignité de culture supérieure. Le programme d’Hitler a été littéralement mis à exécution, il composait une idéologie politique qui impliquait que le « sang allemand » soit purifié des « éléments juifs », d’où la série de mesures prises par le régime nazi, depuis le fait d’écarter les juifs de responsabilités, du travail, puis de leur faire porter l’étoile jaune, jusqu’à la « solution finale » du génocide. Le XIXème siècle a connu plusieurs formes de théories racistes. La réfutation qu’en apporte Lévi-Strauss est nette et sans ambiguïté : il n’y a aucune correspondance entre les quelques races que l’on parvient difficilement à distinguer d’une point de vue biologique et les centaines de cultures présentes sur terre. Il n’y a aucun rapport entre l’évolution biologique et l’héritage culturel. Une culture n’a rien d’inné, elle est acquise par l’éducation de l’être humain en société, elle n’est pas un legs de l’hérédité. Il n’existe pas de supériorité en matière de culture, mais seulement une diversité relative. Le concept de supériorité culturelle est issu d’un préjugé fondamental qui est l’ethnocentrisme, la tendance à ne concevoir de modèle de l’humain que dans sa propre culture. Celui qui voit dans l’autre un « barbare », ne fait que réifier la différence culturelle en se prenant lui-même pour un « civilisé », point de vue que l’on peut immédiatement retourner. Chaque culture peut se donner la prétention d’être l’unique modèle possible de « civilisation » et dénier à d’autres cultures cette dignité, pour les dévaler au rang de « barbares ». (texte)

    Il n’y a pas de fondement scientifique du racisme. En réalité, le racisme est une forme durcie d’ethnocentrisme. Il est lui-même culturel et rien d’autre. « Loin qu'il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, nous découvrons que la race – ou ce que l'on entend généralement par ce terme – est une fonction parmi d'autres de la culture ». Qu’en est-il alors de l’attitude d’intolérance culturelle, par rapport au racisme ? Selon Lévi-Strauss, « On ne saurait ranger sous la même rubrique, ou imputer automatiquement au même préjugé l'attitude d'individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d'autres valeurs. Il n'est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d'éprouver peu d'attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s'éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n'autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu'on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n'a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si comme je l'ai écrit ailleurs, il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s'opposer à celles qui l'environnent, de se distinguer d'elles, en un mot d'être soi ».  

    Texte assez étrange, car il justifie en un sens l’intolérance. Lévi-Strauss, reproduit, au niveau collectif, un raisonnement que l’ego tient aisément au niveau individuel, et qui est précisément ce que l’on appelle l’égocentrisme. « Moi », veut se perpétuer dans sa différence avec les autres, et « moi » croit qu’il doit pour cela sauvegarder sa différence et lutter pour sa reconnaissance individuelle. « Moi » n’existe pas sans le territoire de ses appartenances qu’il revendique pour sien. « Moi » se sent confirmé dans son sentiment d’identité, par la volonté de puissance qui lui permet de soumettre un autre moi et d’affirmer sa suprématie à son égard, d’où la racine même de la relation conflictuelle des ego. « Moi » a nécessairement conscience que l’autre par définition n’est pas comme « moi », qu’il est différent et il est d’autant plus différent que le « moi » affirme sa singularité irréductible. La seule façon que possède l’ego d’être « soi », c’est cette attitude imbécile qui consiste dans ses désirs de s’opposer à d’autres ego. Dans Race et Histoire Lévi-Strauss reconnaissait d’ailleurs cette relation entre l’ethnocentrisme et son fondement psychologique.

    Lévi-Strauss traite l’entité appelée « culture », comme l’analogue de l’entité que nous appelons l’ego. L’étrangeté de cette position c’est qu’elle permettrait, d’un côté de réprouver les conduites de l’égocentrisme individuel, et même à la limite de se révolter contre lui, mais de justifier le souci de la différence culturelle en montrant que la tolérance a des limites et qu’il n’est pas révoltant que les hommes d’une culture placent leur manière de vivre bien au-dessus de celles des autres cultures !

    Admettons que le maintien d’une tradition suppose effectivement l’élément de la purification qui veut que toute culture cherche à sauvegarder la grandeur de ses traditions, garde sa stabilité et ne puisse pas incorporer tout et n’importe quoi d’une autre culture. Personne ne peut raisonnablement souhaiter pour l’avenir, ne voir à la surface de la terre que des individus tous semblables, écoutant la même musique, portant les même jeans, buvant le même coca, mangeant les mêmes hamburger-frittes et parlant une seule langue, l’anglais. La richesse de la diversité culturelle mérite d’être conservée, car elle contient des secrets que la culture occidentale a complètement perdus. Seulement, l’élément de la purification n’a de sens que lié à celui de l’intégration et de la croissance. Une culture ne peut se maintenir, se développer, connaître un progrès, que si elle parvient à réaliser une adaptation des éléments de la révolution qui a lieu dans l’actuel, sans se renier entièrement. Il n’y a tout de même pas de contradiction absolue à conserver le soin de la terre et le savoir traditionnel et à incorporer dans le travail du paysan l’usage d’un tracteur climatisé. Ce n’est pas parce qu’Internet est présent au foyer que pour autant, l’indien va oublier sa dévotion à Lakshmi ou à Ganesh, et la tradition védique. On peut aimer sa langue natale et entretenir des traditions, sans devoir renoncer aux acquisitions technologiques.

    Mais il y a par contre un fossé dangereux à franchir entre le soin dévoué à conserver la tradition et l’attitude hautaine de supériorité culturelle, l’opposition brutale à une autre culture. C’est là que nous avouons ne pas comprendre pourquoi Lévi-Strauss peut écrire : « rien ne compromet davantage, n'affaiblit de l'intérieur, et n'affadit la lutte contre le racisme que cette façon de mettre le terme, si j'ose dire, à toutes les sauces, en confondant une théorie fausse, mais explicite, avec des inclinations et des attitudes communes dont il serait illusoire d'imaginer que l'humanité puisse un jour s'affranchir ni même qu'il faille le lui souhaiter ».

    Or, sur ce chapitre, on ne peut pas transiger, il est indispensable que l’humanité s’affranchisse des attitudes d’intolérance culturelle et il est non-seulement souhaitable qu’elle le fasse, mais c’est même une question de survie de l’humanité dans l’avenir.

    L’erreur de l’ethnologue, c’est de réifier le concept même de « culture » en le séparant de la seule existence qui soit réelle, celle de l’individu qui y croit, qui s’y identifie et qui la défend bec et ongles. C’est la même déformation que l’on rencontre chez le sociologue qui finit par s’imaginer que la « société » existe, indépendamment des individus. Comme le dit Michel Henry, ce n’est pas la « société » qui va réparer mes problèmes de fuite d’eau, c’est un individu vivant. La « culture », la « société », cela n’existe pas en soi, seuls existent des êtres humains conscients qui se représentent leur existence dans une culture et dans une société. Les tendances qui érigent des séparations culturelles ne proviennent que d’une conscience séparative qui est celle de l’individu. Cela n’a rien à voir avec un atavisme génétique, ce n’est que l’effet d’un conditionnement culturel. Et pourtant, Lévi-Strauss y croit : « parce que ces inclinations et ces attitudes sont, en quelque sorte, consubstantielles à notre espèce, nous n'avons pas le droit de nous dissimuler qu'elles jouent un rôle dans l'histoire : toujours inévitables, souvent fécondes, et en même temps grosses de dangers quand elles s'exacerbent ». Ce qui nous ramène justement à une prétendue « hérédité », derrière les attitudes intolérantes, donc en le disant ainsi, on revient directement au racisme.

    2) Ce n’est pas parce que le conditionnement culturel a mis massivement jusqu’ici l’accent jusqu’ici sur la séparation, qu’il faut s’aligner sur sa représentation, et rien ne prouve que cela corresponde en quoi que ce soit avec la réalité. Il faudrait d’abord que la séparation existe de fait. Or, la séparation est un concept issu de la pensée dualisante. Rien de plus. Il serait donc intéressant d’examiner en termes de connaissance de l’ego le propos que tient par exemple Michel Izard dans la préface de la nouvelle édition de Race et histoire publiée par l'UNESCO en 2001 : « Nous butons sur une aporie : les cultures existent et se renouvellent en collaborant les unes avec les autres, mais elles ont besoin, pour exister et se renouveler, de disposer en quelque manière d'une base de repli identitaire à partir de laquelle elles affirment une singularité qui paraît s'opposer à l'ouverture vers l'extérieur […] A travers les aléas de l'histoire, toute culture est confrontée à une exigence de sauvegarde de ce que, consciemment ou non, elle juge inhérent à sa raison d'être ». Il faudrait sérieusement méconnaître la nature du fonctionnement de l’ego, pour ne pas voir ce que signifie ici : « repli identitaire » et « singularité » ; pour ne pas se rendre compte que ces catégories n’ont pas d’autre origine que celle des stratégies de l’ego. Qui est à lui seul la « raison d’être » ! La raison d’être de la séparation, la raison d’être des conflits culturels, la raison d’être de l’aversion pour l’autre, la raison d’être de l’incapacité de voir justement l’autre en soi-même dans une conscience infiniment plus large.

    Prenons encore un autre passage pour entrer encore plus dans le vif du sujet. Dans De près et de loin, écrit en collaboration avec Didier Eribon, on peut lire ceci :

« Didier Eribon : Y-a-t-il des apparences physiques qui font naître chez vous de l'antipathie ?

    Claude Lévi-Strauss : Vous voulez dire des types ethniques ? Non, bien sûr. Tous incluent des sous-types qui, les uns, nous semblent attrayants, d'autres pas. Dans certaines communautés indiennes du Brésil, je me sentais entouré de beaux êtres ; d'autres m'offraient le spectacle d'une humanité dégradée. […] En portant de tels jugements, nous appliquons les canons de notre culture. Seuls valent en l'occurrence celle des intéressés.

    De même j'appartiens à une culture qui a un style de vie, un système de valeurs distinctifs ; et donc, des cultures très différentes ne me séduisent pas automatiquement.

    Didier Eribon : Vous ne les aimez pas ?

Claude Lévi-Strauss : Ce serait trop dire. Si je les étudie en ethnologue, je le fais avec toute l'objectivité et même l'empathie dont je suis capable. Il n'empêche que certaines cultures s'accordent moins volontiers que d'autres à la mienne.

    Didier Eribon : Raymond Aron cite une lettre que vous lui avez adressée en 1967, à propos de la politique israélienne : \"Je ne puis évidemment pas ressentir comme une blessure fraîche à mon flanc\" écriviez-vous, \"la destruction des Peaux-Rouges, et réagir à l'inverse quand des Arabes palestiniens sont en cause, même si (comme c'est le cas) les brefs contacts que j'ai eus avec le monde arabe m'ont inspiré une indéracinable antipathie.\"

    Claude Lévi-Strauss : La formule est excessive. J'écrivais au courant de la plume, et je ne voulais pas qu'Aron se méprît sur mon attitude en me prêtant des sentiments pro-Arabes. Il est toutefois vrai qu'au cours de quelques mois passés dans des pays islamiques – le Pakistan et ce qui est aujourd'hui devenu le Bangladesh – je n'ai pas, comme on dit \"accroché\". Dans Tristes tropiques, je me suis confessé à ce sujet ».  Cf. De près et de loin.

    Nous n’avons pas du tout l’intention de conduire ici une polémique - il faut tout suite se porter au-delà des polémiques du mental, aller droit à la racine même du problème en nous-mêmes - , mais ce qui est remarquable ici, c’est la cohérence avec le propos tenu précédemment. Le point de vue de l’ethnologue met d’abord l’accent sur la diversité. Il distingue le comportement théorique, qui est à même de relativiser la diversité, et sur le plan pratique, l’attachement humain très net à une identité culturelle. C’est seulement cet attachement qui peut expliquer « l’indéracinable antipathie » à l’égard d’une autre culture trop différente. A cet attachement est indéfectiblement lié la conscience de la dualité et de la séparation. L’intellect théorique peut produire et justifier le concept mental de tolérance. Il peut tenter d’aller de la diversité admise à une unité théorique. Mais il reste difficile de faire descendre la tolérance sur le plan pratique où règne en maître l’ego avec son sens de la division et de la séparation.

C. La vision de l’unité dans la diversité

    Puisque Lévi-Strauss évoque le Bangladesh et la relation avec l’Islam, allons-y gaiement, il serait intéressant d’examiner comment cette question de la relation entre des cultures différentes peut être vue dans la spiritualité vivante au Bengladesh. Qu’est-ce qui, par exemple, distingue le point de vue d’ethnologue de Lévi-Strauss et celui d’une grande sainte de l’hindouisme, Ma Ananda Moyi ?

    1) Il serait aisé de répondre en se plaçant du point de vue de la doctrine de l’hindouisme. Dans l’hindouisme, tous les cultes du divin sont acceptables, et sont avant tout affaire d’élection personnelle, l’ishta deva, de la forme qui sert d’intermédiaire entre l’homme et le divin. Peut importe au fond qu’un homme choisisse de se tourner vers le divin sous la forme de Ganesh, de Rama, de Krishna, de Kali ou autre. C’est une question de sentiment. D’autre part, pour l’hindouisme, la Vie dans sa totalité est une et les séparations que l’on peut y pratiquer, y compris les divisions entre les espèces sont relatives, sans réalité. La manifestation est divine en son essence. C’est la même eau qui est au fond de l’océan, le Transcendant (R) et qui roule sur les vagues, le divin Immanent. Brahman, l’Englobant. C’est le même flux de la Vie qui s’écoule dans le fleuve des renaissances. « Les insectes, les mouches, les araignées et les êtres humains, tous appartiennent à la même famille. Personne ne peut dire qui ils étaient, ils sont où ils seront, ni comment ils sont reliés les uns aux autres ». On trouvera des citations abondantes dans le même sens dans les Entretiens de Hadeyah, de S. Ramdas, ou dans le recueil intitulé L’enseignement de Ramakrishna traduit par J. Herbert.

    Cependant, raisonner en terme de doctrine est très superficiel. Il est bien plus important de comprendre la relation entre cultures différentes en terme de conscience. Dans la suite de son petit livre de témoignage sur Mâ Ananda Moyi, Matri darshan, Bhaiji évoque un ami musulman et la manière dont Mâ s’est occupé de lui. Mâ dit la prière, le namaz, sur la tombe d’un défunt, ce qu’un hindou orthodoxe se garderait bien de faire. On la voit un autre jour se frayer un passage dans la foule pour se diriger vers un jeune musulman en le récitant Allah, Alla-ho-Akbar. « Le jeune homme fut ému jusqu’aux larmes et s’associa à Shri Mâ dans la récitation des prières habituelles. Il dit par la suite : La facilité et la clarté avec lesquelles Shri Mâ invoque le nom d’Allah dépasse ce que nous pouvons faire de mieux. Jamais auparavant je n’ai eu autant de joie qu’en récitant le nom de Dieu en compagnie de Mâ ». Elle n’hésitait pas à dire : « Hindous, musulmans et toutes les autres communautés du monde sont unes. Elles adorent toutes l’Être suprême unique implorent sa grâce. Kirtan (prière hindoue) et namaz (la prière musulmane) sont un et identiques ». La différence culturelle est socialement très puissante et les disciples de Mâ ont bien du mal à la suivre. Mais du point de vue de Mâ Ananda Moyi, cette différence n’a pas d’existence réelle. Elle n’est qu’une apparence, non l’essence.

    Ce n’est pas du tout une question de doctrine. Mâ n’enseignait pas de doctrine, pas de pratique, ne revendiquait aucune tradition et n’avait pas reçu de formation. Chez elle, le dépassement des séparations culturelles n’est pas le fruit d’une théorie, mais seulement une question d’ouverture du cœur d’ouverture de la conscience, et surtout de vision de l’unité. La vision de Ma se situe au niveau de la conscience de l’unité et elle contemple la diversité au sein même du sens de l’unité. Dans la conscience d’unité, le sens de l’ego a tout simplement disparu. Il n’y a plus de « moi », « moi » et de « mien », comme au sens de « ma culture » ou de « ma religion ». Ou plutôt, le sens du mien s’est étendu aux dimensions de l’univers, de telle sorte que partout, le Soi contemple le Soi. C’est une vision de l’unité qui est ainsi évoquée dans l’existence de toutes choses : « Je trouve un vaste jardin qui s’étend à l’univers entier. Toutes les plantes et les animaux, tous les êtres humains, toutes les entités supérieures jouent dans ce jardin de façon variée, chacun a son caractère unique et sa beauté. Cette présence et cette variété me procurent une grande joie. Chacun d’entre vous ajoute, avec ses caractéristiques propres, à la splendeur du même jardin ». Ma était donc capable de réinvestir entièrement de l’intérieur la pratique religieuse de l’Islam, du christianisme, sous les yeux tout d’abord ébahis de ses propres disciples, comme elle pouvait en d’autres occasions étonner les érudits bouddhistes. Immédiatement intime, proche de chacun, sans la barrière de la différence culturelle, de la différence religieuse, de la différence de caste.

    Comprenons bien, ce n’est pas exactement de la « tolérance », car le mot lui-même suppose déjà la séparation, fait immédiatement sentir une présence de la différence que l’on doit s’efforcer d’accepter malgré tout de bon ou de mauvais gré. Quand la conscience d’unité prédomine, où est la « différence » ? Par conséquent où est la nécessité de la règle mentale du respect, appelée « tolérance » ? Le sens intime de l’Un, de la présence du soi est partout et la diversité est un écho qui réfracte l’Un à l’infini. Nous ne pouvons parler de tolérance que du point de vue du mental pour qui la diversité est réifiée. A partir du moment où la dualité est présente dans le mental, il y a moi/l’autre. Il y a moi (juif, chrétien, libanais, français, américain, chinois etc.) et l’autre (juif, chrétien, libanais, français, américain, chinois etc.) Dès que je me situe dans la dualité, dès que je suis dominé par la différence, je perds de vue l’unité. Je pense dans la division, dans fragmentation… et c’est à partir de là que s’impose la nécessité de la tolérance.

    2) La pensée crée la fragmentation, la perpétue et engendre un mode d’exister fondé sur la division dans lequel le sens de l’unité est par avance occulté. La diversité culturelle n’est pas indépendante de la tendance de l’esprit à penser de manière fragmentaire. Elle ne relève pas d’une vision réelle, car si nous regardions réellement la diversité humaine sans souci de division, nous verrions aussi son unité. (texte)

    Il faut donc d’abord se demander pourquoi nous divisons la vie en fragments. Pourquoi, par exemple, pratiquer la division entre la vie privée, le travail, la vie de famille, la vie sociale, la vie religieuse ? Pourquoi cette division entre des catégories telle que « chrétien », « hindou », « juifs », ou « bouddhistes » ? Pourquoi ne voyons-nous pas en l’autre d’abord un être humain, comme nous, pourquoi le marquons nous tout de suite d’une étiquette : « américain », « basque », « italien », « anglais », « chinois », « algérien » etc. ? Pourquoi attachons-nous tant d’importance à une couleur de peau, un faciès ? Pourquoi s’arrêter sur ce qui devient un concept d’identification, la couleur des yeux, le cheveu ondulé ou crépu ? Pourquoi faire tant de cas des différences d’habillement, des manières de manger, des rites de politesse ? Et puis, en allant plus loin encore, pourquoi introduire en nous-mêmes toutes ces divisions, dont nous faisons un usage si fréquent, telle que par exemple, celle du conscient et de l’inconscient ? « Est-ce qu’il n’existerait pas une manière de vivre où ne règnerait aucune division du tout, entre vivre et mourir, le conscient et l’inconscient, la vie sociale, la vie de famille, la vie individuelle » ?

    Pourquoi acceptons-nous si facilement la diversité luxuriante des différences dans la Nature et avons-nous tant de mal à accepter les différences dans les manières de vivre et de penser des êtres humains ? C’est que les différences dans la Nature ne sont pas investies d’une synthèse d’identification mise au service de la pensée fragmentaire. Quand nous contemplons la Nature, il nous est relativement aisé de nous laisser effleurer par le sentiment de l’unité et c’est ainsi que, spontanément, la diversité naturelle prend sa place dans le sentiment de l’unité. Quand nous regardons un arbre, nous pouvons très bien faire taire un instant le bavardage conceptuel de nos concepts de botanique, et sentir avec plaisir la puissance, la majesté de l’arbre. Mais dès que nous nous tournons vers un être humain, la pensée s’interpose et interpose dans la perception le voile d’une image mentale. « L’homme, près de la caisse, c’est le directeur du supermarché, la femme à sa gauche, c’est une caissière ». « Le type accoudé au comptoir, c’était un arabe. Au bout du comptoir, il y avait une prostituée. Celui qui est entré, c’était un motard, l’autre, à gauche, c’était un flic, cela se voyait ». Dès lors, je vais me comporter conformément à l’image que j’ai de l’autre. Je vais traiter cet homme avec l’arrogance du consommateur mécontent, car c’est lui le directeur, comme je vais m’adresser à cette femme, une caissière. Le motard va convoquer la série de réactions conditionnées liée au concept de l’arabe, et celle qui est liée au concept de flic et de prostituée.

    La question devient : « L’esprit ne peut-il pas cesser de créer des images » ? Il est évident que nous ne pouvons pas jouer au chat et à la souris en répondant qu’il s’agit seulement de remplacer une image par une autre. Un plus gros concept ! Ce serait encore demeurer dans la fragmentation. Non. C’est une question de qualité d’attention, c’est une question de présence dans l’instant. Un changement radical n’est possible que quand l’esprit « est complètement attentif dans l’immédiat, à l’instant même de la sollicitation ou de l’impression extérieure. Prenons un exemple très simple : on vous flatte, c’est une chose qui vous plaî

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